C'est moi l'empressé, le galant Ferdinand,
le tourbillon des dames !
le tourbillon des dames !
Sauf la lettre d’un « agent forestier » publiée par Emile Zavie dans L’Intransigeant du 4 mars 1933, et une diatribe violente signée Jean Etcheverry dans Le Merle Blanc
en 1936, on n’a pas beaucoup de témoignages quant à l’impact des romans
de Céline sur ses lecteurs à l'époque de leur parution - et moins
encore sur ses lectrices.
Il existait avant la guerre une revue hebdomadaire pour les dames appelée Femme de France
qui, outre des sujets spécifiquement féminins, proposait des articles
de fond sur les beaux-arts (René Dumesnil), la gastronomie (Alin
Laubreaux), la littérature (André Billy), et publiait régulièrement des
portraits de femmes écrivains fort bien venus.
Femme de France permettait aussi à ses abonnées de donner
leur avis dans une rubrique très suivie : « La Ruche ». Elles
s’appelaient familièrement des « Abeilles », signaient leurs messages de
pseudonymes (pas plus stupides que ceux qu’on trouve sur nos blogs
actuels), et se querellaient parfois sur des sujets divers, notamment la
littérature. Un organe de presse précurseur de l’Internet et de nos
réseaux sociaux, en somme. Au moment où paraît le roman de Céline, les «
abeilles » n'en finissent pas d'épiloguer à propos du livre de
Lawrence, L'Amant de Lady Chatterley, dont la traduction française est parue chez Gallimard quelques mois plus tôt.
Quel était le profil des lectrices de cette revue ? Jeunes filles, «
femmes au foyer », retraitées ? Selon les patrons de modes proposés,
tout cela en même temps. Aucune tendance politique affirmée mais,
sachant que l'hebdomadaire avait commencé de paraître en 1915 sous le
titre Mode et beauté, on comprend vite qu'il s'adresse à une
classe sociale aisée. Ces dames étaient de ferventes lectrices et leurs
références parfois déroutantes ; à deux reprises, l’une d’elles cite
Giono à propos de Céline : je n'en ai pas retrouvé la source.
Voyage au bout de la nuit
Le 1er janvier 1933 André Billy avait, sans trop s’appesantir, rendu compte de Voyage au bout de la nuit. Dès le mois suivant un débat passionné s’installait durablement à propos de Céline, de ses romans et de son style.
Le 19 février une abeille qui signe « Souris de bibliothèque » montre
qu'elle lit la plupart des romans récemment couronnés : « J'ai trouvé Les Loups banal ; Le Pari, très quelconque ; La Maison des Bories ne casse rien. Au bout de la nuit
est une ordure. On peut être aigri contre la société et savoir tout de
même soigner son style et éviter les formes scatologiques. J'ai déjà lu
des ouvrages aussi anarchistes autrement profonds et surtout plus
littéraires. Et ils n'ont pas été couronnés, ceux-là ! Il est vrai, si
j'en crois les diverses revues que je lis, que la plupart des prix sont
surtout une affaire d'intrigues. »
Le 26 mars « Illusion » aborde le sujet qui fâche : « Quelles sont les Abeilles ayant lu Au bout de la nuit
de Céline ? Ce livre m’a déplu. Car en plus du style Zola, que je
n’aime guère, il est triste et morne, sans aucune éclaircie. »
Le 16 avril « La Chèvre de M. Séguin », une autre abeille, répond : «
Nauséabond, corrosif, injuste, haineux et désespéré, mais puissant,
cela vous prend aux entrailles. Au bout de la nuit, il y a les premières
heures du jour. Je n’ai rien entrevu de tel à la fin de ce livre,
affreusement déprimant. C’est pourquoi on ne peut le mettre entre toutes
les mains. »
Le 23 avril « Mauresque » rétorque à « Souris de bibliothèque » : « Ecoute, Souris, sois franche et dis que Au bout de la nuit
était trop dur pour tes quenottes mais, je t’en prie, ne raconte pas de
bêtises. Ce livre est loin d’être anarchiste, il est humain avec le
récit des tares humaines. Je félicite M. Céline d’avoir eu le courage
d’écrire de si belles pages. Allons, Souris, tu n’as pas entendu les
récits des tiens au retour de la guerre ? Tous les cas cités par
l’auteur m’étaient connus ; tu dois être jeune, ou tu n’as pas roulé ta
bosse, petite Souris, pour médire de ce livre. Je suis de ton avis en ce
qui concerne les formes scatologiques, mais tu oublies qu’il fait
parler un type spécial et là on ne s’embarrasse pas de rhétorique, tu as
dû comprendre que les redites sont voulues. Bien entendu, ce n’est pas
un livre pour la jeunesse. »
Dans le même numéro « L’Abusée » appelle à l’aide : « Abeilles, mes
amies, voulez-vous me conseiller ? Mon mari insiste pour m’empêcher de
lire le livre de Céline dont on parle tant : Voyage au bout de la nuit.
Les polémiques qu’il a soulevées ont excité ma curiosité, je voudrais
juger par moi-même. Ce livre, prétend-on, est d’une inspiration trop
virile pour nous autres femmes. Sa vigueur est faite pour nous effrayer,
pour heurter toutes nos fragilités... N’est-ce pas un peu blessant pour
nous ? Pourquoi nous tenir à l’écart des tentatives hardies ? Pourquoi,
sans les ressentir nous-mêmes, ne pourrions-nous comprendre et goûter
les audaces de la littérature masculine ? »
Le 12 mai « La Victoire aptère » estime que « L’auteur aigri ne voit
que la saleté de la misère, la bassesse dans l’être pauvre et
souffrant. Que sont belles, par contraste, les tragiques brutalités d’un
Giono ! Il distingue la beauté dans certains êtres misérables, peint
l’ombre et la lumière. J’aime son opinion : " si Céline pensait tout ce
qu’il écrit, il se serait suicidé " ».
Le 28 mai « La Pivoine » fait part de son avis sur deux livres : « Au bout de la nuit et Lady Chatterley
ont suscité bien des polémiques. Je trouve qu’ils ne sont pas sans
valeur. Le premier, de Céline, d’un style lourd, est difficile à lire,
mais citez-moi quelque chose de plus serré que cette peinture de la vie
aux colonies, de plus émouvant que la description des quartiers pauvres
de Paris, de plus vivant que ce raté de docteur. Naturellement, le style
ne rappelle pas celui de La Princesse de Clèves. »
Le 11 juin « La Douceur d’aimer » répond à « La Chèvre de M. Séguin »
: « Ce que vous dites du livre de Céline résume toute ma pensée, mais
je n’aurais pas su, comme vous, trouver les mots exacts pour définir mon
impression. »
Le 2 juillet « Vent marin » considère Voyage comme « Un
cauchemar malsain, mais non dénué d’intérêt. Dommage qu’il ait cru bon
d’attirer l’attention sur lui par une langue scandaleuse, des tournures
populacières fatigantes et un amour vraiment par trop immodéré de la
scatologie. Dommage ! Il vaut mieux que ça. »
Le 9 juillet deux abeilles belges se disputent. « Belga » répond à «
La Liégeoise » : « Le noir poison de l’époque c’est le pessimisme et il
est cependant à la mode ; à ce sujet le livre de Céline, Le Voyage au bout de la nuit,
est terrible ; il est admirablement écrit, prenant, malgré le sentiment
de tristesse et de dégoût que l’on ressent devant ces centaines de
pages démoralisantes et corrosives, mais il y a des passages noirs,
malheureusement. Toutefois, je ne puis admettre cette vie entière qui se
passe avec des gens tarés, malsains. Et si je faisais partie d’un jury,
je ne décernerais pas le prix à une œuvre aussi malfaisante. Il me
semble qu’en plus de la forme, il faut juger du fond, et que dans la
période triste que nous avons depuis 1914, il faut rendre l’espoir et le
courage à ceux qui sont abattus. »
Dans le même numéro « Deux Tarnagas » reproche sévèrement à «
Mauresque » son jugement du 23 avril : « Il n’est pas vrai, Mauresque,
que le livre de Céline soit beau ! Grande est l’humiliation d’appartenir
à la race humaine, capable de produire d’aussi répugnants livres. »
« Souris de bibliothèque » n’a pas apprécié la « leçon » donnée le 23
avril par la même « Mauresque » et elle lui rétorque sur le mode
célinien : « Si t’as lu Céline comme t’as lu mon courrier, je m’étonne
pas que tu n’y aies rien compris. De mon temps, on apprenait à lire
avant d’écrire. Tu me rappelles ma voisine qu’on a surnommée " le
phonographe " et qui, comme toi, confond peuple et populace, bourgeois
et esprit bourgeois, écrire et phraser, puissance et grossièreté. »
D’autant qu’elle-même a vécu dans des milieux « qu’il te répugnerait
peut-être d’approcher », conclut-elle.
Le 16 juillet « L’Oasis » répond à la question posée par « Illusion », le 26 mars : « Je suis de votre avis, si Au bout de la nuit
de Céline a eu un prix littéraire, on peut croire que parmi les
aveugles... Le fonds est bon, mais la forme mauvaise. Style Zola ? non,
car Zola écrivait en français, et Céline, avant d’apprendre la médecine,
aurait dû prendre des leçons de grammaire. Certains écrivains et ceux
qui les couronnent se moquent tout de même un peu trop du public. »
Le 6 août « Majores Pennas Nido » n’y va pas avec le dos de la cuillère : « Abeilles amies, avez-vous pu faire jusqu’au bout le Voyage au bout de la nuit
avec ce M. Céline ? Pouah ! quel cloaque ! On éprouve le besoin de
faire une pleine eau dans sa baignoire, après pareille lecture. Dieu !
que je plains ce monsieur Céline ! »
Le 27 août « Sur la branche », qui n’a sans doute pas suivi la
polémique depuis le début, pose une question dont on débat depuis
plusieurs mois : « Que pensez-vous, Abeilles, de Voyage au bout de la nuit
? Je le lis au compte-gouttes, tellement le style en est vulgaire. Au
bout de quelques pages, j’ai envie de me plonger dans un bain chaud. Le
récit est cependant vif et alerte. Je n’ai encore aucune impression
nette, n’étant qu’au commencement du livre et il est bien gros. Céline
est bien courageux de noircir tant de papier. »
Le 3 septembre « Deux Tarnagas » se fait incendier par plusieurs abeilles :
- « My Zette » : « Ne dites pas du mal du livre de Céline. Vous ne l’avez pas compris ! »
- « Carine » : « Céline ? Pas répugnant comme vous le dites ; c’est simplement une radiographie de notre bêtise et de notre méchanceté et il est parfois salutaire qu’on nous oblige à voir ce que nous nous efforçons de nous cacher à nous-mêmes avec tant de soin, par veulerie. »
- « Vampire » : « Céline vous fait honte ? Voilà ce que c’est que d’employer des verres roses pour se considérer soi-même et les autres ! Quant à Céline, il a vu l’humanité telle qu’elle est et non telle qu’elle veut paraître, et je ne pense pas qu’un médecin, ou un confesseur, voire un avoué, puisse le contredire sans risquer d’être taxé de niaiserie, d’aveuglement ou d’hypocrisie. » L’abeille belge nommée « Belga » avait qualifié d'admirable le style du livre, le 9 juillet, et « Vampire » s’insurge : « Bien écrit, le Voyage ? Pour une Belge, peut-être... »
- « My Zette » : « Ne dites pas du mal du livre de Céline. Vous ne l’avez pas compris ! »
- « Carine » : « Céline ? Pas répugnant comme vous le dites ; c’est simplement une radiographie de notre bêtise et de notre méchanceté et il est parfois salutaire qu’on nous oblige à voir ce que nous nous efforçons de nous cacher à nous-mêmes avec tant de soin, par veulerie. »
- « Vampire » : « Céline vous fait honte ? Voilà ce que c’est que d’employer des verres roses pour se considérer soi-même et les autres ! Quant à Céline, il a vu l’humanité telle qu’elle est et non telle qu’elle veut paraître, et je ne pense pas qu’un médecin, ou un confesseur, voire un avoué, puisse le contredire sans risquer d’être taxé de niaiserie, d’aveuglement ou d’hypocrisie. » L’abeille belge nommée « Belga » avait qualifié d'admirable le style du livre, le 9 juillet, et « Vampire » s’insurge : « Bien écrit, le Voyage ? Pour une Belge, peut-être... »
Le 1er octobre « Panacée » se déclare célinienne sans réserve : « Et ce Voyage au bout de la nuit,
cette grande fresque du cafard et de la misère humaine, il m’a plu,
intégralement. Les " grossièretés " ? La vie n’en comporte-t-elle pas,
elle aussi ? Quel idéaliste, au fond, ce Céline, pour avoir trouvé la
vie si mauvaise, pour avoir renié l’idéal et toute poésie, comme il a dû
souffrir ! J’ai prisé aussi beaucoup son humour, et ce qu’il dit de
vérités, parfois ; il est " vrai " jusqu’au bout, lui-même ne craint pas
de se mettre dans le " bain " ; si tous, hommes et femmes, sont mis à "
la sauce caillou ", il a garde de s’abstraire et ne nous épargne rien
de sa paresse, de sa lâcheté, de ses peurs, de ses dégoûts, tout cela
est tellement humain ! Je le trouve grand, moi, le livre de Céline,
c’est le voyage au bout d’une nuit qui n’en finit pas d’être
désespérée... »
Le 8 octobre « Carine » propose une intéressante comparaison : « Qui a lu Le Coup de lune
de G. Simenon et qu’en pense-t-on ? Il semble que l’auteur soit du même
avis que Céline au sujet de la vie aux colonies. J’ai beaucoup aimé ce
livre. »
Le 22 octobre « Mauresque » rétorque à « Lunette » : « Ayant dit ma
pensée sur Céline, je vais encore et sans plus répondre à votre message.
1° J’ai digéré Céline parce que j’ai bon estomac. 2° Je trouve ce livre
réaliste et non anarchiste. [...] Céline, puissant observateur doublé
d’une courageuse sincérité, ne peut être comparé à Flaubert, Racine,
etc. »
Le 12 novembre « Fantaisie » se dit surtout sensible aux animaux : «
On peut penser, en lisant Céline, que l’homme est un très méchant
animal, et certaines vérités prennent dans ces lignes parcourues
d’autant plus de force, qu’elles y sont soulignées de mots crus, car à
tout prendre, quand il s’agit de laideurs, la brutalité du style est
supportable et peut-être moins choquante que l’hypocrite voile d’une
forme doucereusement élégante, pour conter des histoires sales ; mais
ce qui me navre comme une injustice et une ingratitude, c’est que le mot
choisi pour condenser toute la malignité humaine soit celui qui désigne
le paisible et doux animal, tout au service de l’homme et finalement sa
victime, ornement de nos calmes campagnes ». On suppose qu’elle pense
aux vaches.
Le 26 novembre « Milouly », qui a dû renoncer à lire le roman, le
propose en échange : « J’offre contre un roman du Masque, à la première
Abeille qui m’en fera la demande, le Voyage au bout de la nuit de Céline. »
Le 17 décembre « L’Ame ardente », sans doute impressionnée par tant d’avis sévères, hésite à empoigner ce Voyage : « Je n’ose lire le livre de Céline puisqu’il est jugé déprimant. J’avais pourtant grande envie de le connaître. »
Le 21 janvier 1934 « Vampire » revient sur la question du style : «
Il est des Belges qui rendraient des points à maints Français, quant à
la pureté de la langue. Mais ceux-là ne trouvent pas bien écrit le livre
de Céline. Honnissant le fond du Voyage, « Belga » en vantait l’écriture, d’où de ma part, attribution de cette indulgence à la qualité d’étrangère de « Belga ».
L’abeille « Tanagra » lui réplique dans le même numéro : « Je
regrette de vous contredire, mais j’ai autour de moi plusieurs médecins
(je ne les crois ni niais, ni aveugles et encore moins hypocrites) qui
n’apprécient pas du tout le Voyage au bout de la nuit. Vous
avez d’ailleurs pu voir que les critiques des journaux médicaux n’ont
pas été tendres pour leur confrère. De plus, j’ai connu bien des
étudiants en médecine : certains n’employaient pas un langage châtié et
ne posaient pas pour les bonnes manières ; aucun cependant ne parlait le
langage fantaisiste du héros de Céline. Ecrire ce que personne n’avait
osé avant lui serait parfait si cela répondait à quelque vérité, mais
l’outrance de certaines scènes rapportées, le style superficiel,
enlèvent toute véracité à son œuvre. »
Le 4 mars « Lunette d’approche » répond au message du 8 octobre de «
Carine » : « Simenon, Céline et Londres, reporters ou écrivains au cœur
vierge de toute compromission, ont porté sur nos colonies un regard
objectif. Ils ont été vite édifiés sur les raisons fondamentales qui
nous accrochent aux colonies. Ce sont ces raisons, qui n’ont rien à voir
avec le patriotisme, qu’ils ont dénoncées. »
Le 25 mars « Le Temps des cerises » s’adresse à « L’Ame ardente » qui, le 17 décembre, craignait de s’aventurer dans le Voyage
: « Lisez Céline, et ne craignez pas d’être déprimée. Cette lecture ne
m’a rien laissé et je suis de l’avis de « Tanagra ». La brutalité du
style n’est rien, c’est sa vulgarité et son français qui choquent.
L’auteur aurait pu dépeindre les mêmes horreurs de la vie avec un style
différent, il eût été plus poignant ; son dégoût exprimé sobrement eût
eu plus de grandeur et de persuasion ; la laideur peut émouvoir, le
vulgaire, jamais. »
Le 27 mai « Le Rare bonheur » est formelle : « Le soi-disant voyage à
la Colonie de Céline est absurde, et indique qu’il n’y a jamais été.
Quant au Coup de lune, de Simenon, ainsi que le disait très
justement « Parfum d’éventail » [une autre Abeille], il devrait se
nommer « Le Coup de bambou », mais c’est Simenon qui l’a reçu ! Le
colonial abruti par le climat, le cafard et l’absinthe, quelle légende !
Lisez donc les articles d’Edouard Helsey dans Le Journal, qui sont parfaitement justes. »
Le 11 novembre « La Victoire aptère » note : « Pour celles qui prônent la Nuit de Céline, je relève cette belle vérité de Giono (dans La Femme morte)
[?], adressée aux auteurs français : « Tous vos livres disent non à la
vie. C’est facile d’être négatif, et je n’avais pas besoin qu’on m’y
aide. Nous sommes loin de ceux qui écrivent m... cent fois la ligne pour
faire croire qu’ils sont forts. Ne vante-t-on partout votre courage ?
N’aurez-vous jamais que le plus bas ? »
Le 20 janvier 1935 « Aurore » émet cet avis définitif : « J’ai eu le courage de lire le Voyage au bout de la nuit jusqu’au bout. Quelle indigestion ! Céline m’a guérie à tout jamais de sa prose. »
Le 13 septembre 1936 « Sans prétention », qui a pris un peu de
retard, propose aux autres abeilles : « Voulez-vous apprendre le beau
langage à Louis-Ferdinand Céline qui m'a dégoûtée dans son Voyage au bout de la nuit ? »
Mort à crédit
Comme on peut s’y attendre, le deuxième roman de Céline provoque des
réactions aussi excessives que le premier. S’y ajoute l’accusation de «
pornographie », alors que les passages trop crus ont été censurés dans
le volume destiné au public. Ces dames auraient-elles rempli les «
blancs » du texte ?
Le 9 août 1936 « Oui, mon chien » a commis des excès de table et se
dit « encore toute barbouillée » : « Mais peut-être est-ce d’avoir lu Mort à crédit jusqu’au bout ? »
Le 23 août « La Pivoine » se dit horrifiée : « A propos du dernier-né de Céline, Mort à crédit,
je voudrais bien connaître l’opinion des Abeilles. Nous avons là
matière à discussion pour trois mois. Ce livre dont on parle tant est à
mon avis un livre pornographique. L’Amant de Lady Chatterley
est bien innocent à côté. Quel dommage que Céline gaspille ainsi son
talent, car il est indéniable qu’il a un don de conteur et d’observation
très aigu. Mais que diantre a-t-il besoin de se servir toujours
d’expressions triviales, d’argot incompréhensible, de gouaperies,
d’ordures ? Chaque page vous réserve une scène dégoûtante ; on se
demande si vraiment ces choses décrites peuvent exister. Et si elles
existent, quel besoin de les étaler aussi indécemment ? »
Le 30 août « Swimmer » a lu le premier roman de Luc Dietrich, Le Bonheur des tristes : « Je n'aime pas lire un auteur qui se complaît dans l'ordure : Céline et Dietrich s'y roulent ! »
« Une Femme sur une galère » ne partage pas cet avis : « Le Bonheur des tristes
est un livre étrange, plein d'histoires merveilleuses dans lesquelles
des douceurs imprévues contrastent avec d'âpres pages. Luc Dietrich est
un tout jeune écrivain, très fier et très noble. Il fait actuellement un
long séjour dans une clinique où je vais souvent lui rendre visite. »
Le 25 octobre « Miss Néant » s’adresse à « La Pivoine » : « Vous avez
donc eu le courage, malgré que le livre de Céline vous ait dégoûtée,
d’aller jusqu’au bout ? Il ne vous a pas tant déplu que cela, alors...
Pour ma part, à la troisième page, je n’ai pu continuer. Oui, vraiment
dégoûtant et pourtant mon mari l’a trouvé à certains passages hilarant ;
il est vrai que docteur lui-même, il n’y a là rien d’étonnant, étant
habitué à ce langage d’internat, à toutes ces descriptions que l’auteur
donne. Evidemment que cela existe, c’est bien parce que c’est la vérité,
que c’est dégoûtant. J’ai lu votre message à mon mari et il m’a
répondu que certains livres ne sont pas pour les femmes et que vous
n’étiez pas obligée de le lire. »
Le 1er novembre « La Râleuse » répond à son tour à « La Pivoine » : «
Vous ouvrez le ban, et en voilà, comme vous dites, pour trois mois
d’une discussion... oiseuse. Vraiment ? Vous ne trouvez dans une œuvre
de Céline ou Lawrence qu’insanités, trivialités, ordures et gouaperies ?
Fichtre ! Bizarre quand même, que prudes et vertueuses, vous soyez
toujours premières à avoir lu le livre sitôt sorti pour le couvrir
d’opprobre. La tentation est donc si forte ? Comme ferait mieux dans la
caisse des filleuls le prix de ce livre (assez élevé) puisque, après
lecture, il ne vous reste qu’écœurement et surtout, oh ! surtout, que
vous savez d’avance que c’est un livre pornographique (?) »
Dans le même numéro « Bettina » n'a pas été enthousiasmée : « Ai-je le nez trop fin ? Je n'ai pu terminer Mort à crédit. Cette accumulation d'ordures ne dégoûte même plus, elle ennuie tout simplement. »
Le 22 novembre « Vampire », qui s’était manifestée deux fois à propos de Voyage,
paraît avoir apprécié le nouveau roman : « J’ai des tas de reproches à
adresser aussi à Céline, mais lorsque ce phénomène se mêle d’employer le
langage orthodoxe, il y est maître, et pour l’humour, il ne craint
personne ! Mort à crédit ne perdrait rien à être amputé du
début et d’un tiers des turpitudes qui suivent, mais certaines scènes
familiales, touchantes ou ignobles, et surtout l’épopée Courtial des
Péreires, quel régal ! »
Le 20 décembre « Tanagra » paraît bien résignée à ne pas lire le roman : « Quant à Mort à crédit,
j’admire autant la patience de Céline pour l’avoir écrit, que celle du
lecteur capable de le lire. Je viens de recevoir ce volume, mais crains
bien qu’il ne soit jamais coupé. » Sur quoi s’est-elle appuyée pour se
faire une telle opinion ? La presse, peut-être ?
Le 27 décembre « La Pêcheuse de perles » a un avis bien arrêté sur le
romancier : « Un roman de Céline fait toujours penser à la célèbre
maxime : " Ce qui distingue des autres professions celle de littérateur,
c’est qu’elle n’exige aucune connaissance spéciale, pas même celle du
français ". »
Le 3 janvier 1937 « La Pivoine » n'a pas goûté les réflexions de « La
Râleuse », le 1er novembre : « La Râleuse trouve bizarre que je n'aime
pas les livres pornographiques. Comme on dit ici : il faut de tout pour
faire un monde, ce à quoi La Râleuse pourrait rétorquer : " Si vous
n'aimez pas ça, n'en dégoûtez pas les autres ". Je continue cependant à
dire que Mort à crédit de Céline m'a écœurée. Je ne pense pas
que ce soit un livre à mettre dans des mains de femme. La pornographie
s'y étale avec ostentation. Céline n'épargne aucun détail ordurier,
précis. M. Billy, j'attends vos paroles autorisées pour juger ce livre.
Je lirai avec plaisir votre opinion. J'ai lu au hasard une cinquantaine
de pages et je n'ai pu continuer et, avec « Bettina », je répète qu'il y
a dans ce livre une accumulation d'ordures. » André Billy avait déjà
rendu compte du livre, sur le mode ironique, dans L'Œuvre, le 24 mai 1936.
Le 10 janvier « Sur la branche » l'a lu attentivement : « Ce livre
cynique, voire dégoûtant, qu'assurément je ne lirai pas deux fois, fait
malgré tout une forte impression. Avec son style, qui n'en est pas un,
Céline nous fait prendre en pitié ces petits besogneux, écrasés par le
destin, qui suintent la tristesse, l'aigreur et la rancune. Comment un
enfant, grandissant entre cette mère Jérémie et ce père moralisant ne
deviendrait-il pas abruti ? Il y a cependant des scènes hilarantes : le
premier voyage en auto, la visite de l'exposition et surtout la
traversée de la Manche ; et en fin de compte, ce type héroï-comique
qu'est l'escroc ès inventions. Le tout aurait pu être un peu plus court.
Est-ce que Céline est médecin dans ces quartiers ou est-ce son milieu
natal ? »
Un autre hebdomadaire féminin de cette époque, Les Dimanches de la Femme,
donnait lui aussi la parole à ses lectrices dans la rubrique « La
Moisson ». Les abonnées sont des « Moissonneuses » et signent leurs
messages de pseudonymes fleuris. C'est une revue de même tendance que la
précédente, qui paraît depuis 1922 en supplément de La Mode du jour. Ici, la polémique tourne court assez rapidement.
Le 6 août 1933 « The Self made woman » pose la question : « Qui a lu le livre savoureux de F.L. Céline : Voyage au bout de la nuit
? J’estime, quant à moi, que ce livre serait un chef-d’œuvre si
l’ironie froide de l’auteur, au lieu de s’étendre sur plus de 600 pages,
était concentrée sur 200 seulement. Mais j’entends d’ici les
protestations des lectrices pudibondes, qui crient au scandale !... Et,
ma foi, elles auraient tort... »
Le 24 septembre « Bleu marine » lui répond : « J’ai lu aussi Voyage au bout de la nuit,
de Céline. Voilà un livre de psychologie anarchiste, cru, presque
grossier, mais bien rempli, cela change un peu des livres où l’absence
d’inspiration et d’esprit de l’auteur est remplacée par des blancs, des
lignes de points et des phrases rachitiques. Et... avez-vous lu ce livre
avec la permission de votre maman, sympathique affranchie ? »
Le 5 novembre « Pot-au-feu » lui répond à son tour : « Tous les avis
ne sont pas les mêmes ; le livre de Céline m’a profondément déplu, ou
plutôt ennuyée ; je n’ai pas pu aller jusqu’à la fin. »
A plusieurs reprises des lecteurs de cette époque ont dénoncé la
peinture célinienne de la colonie africaine où séjourne Bardamu, assez
proche de celle de Simenon dans Le Coup de lune, paru en avril 1933. La Bambola-Bragamance de Céline était située au Cameroun ; le roman de Simenon se passait au Gabon.
Le 26 octobre 1933 Chantecler, un hebdomadaire qui paraissait à
Hanoï, avait donné la parole à l'un de ses lecteurs qui tenait à
protester contre les « outrances » qu'il avait trouvées dans Voyage au bout de la nuit.
Dans son chapeau de présentation le journaliste rappelait que J. Blache, l'un de ses confrères au Midi Colonial,
avait protesté « contre les écrivains, soi-disant coloniaux, qui
empoisonnent l'opinion publique et font œuvre désagrégeante. Il est de
ceux qui disent : il faut se défendre contre ces gens-là ; ce sont de
vulgaires malfaiteurs. Et l'on ne saurait leur donner tort. C'est
d'ailleurs un très ancien colonial, écrivain de grand talent lui-même,
qui m'écrit sa protestation dont voici un extrait » :
« Je viens de lire Voyage au bout de la nuit. C'est un livre
puissant, incontestablement, mais il pourrait s'intituler " Voyage au
bout de l'outrance " : voici plus de vingt ans que je bourlingue dans la
brousse congolaise et n'ai jamais rencontré les coloniaux que dépeint
Céline. Je n'ai jamais vu non plus de factorerie aussi miteuse ; c'est
absolument invraisemblable. N'importe quel broussard, à moins d'être une
larve, se bâtit un nid coquet, c'est si facile, et il a basse-cour,
potager, verger, etc. La colonie du docteur Destouches doit se trouver
dans une autre planète. Connais pas, franchement, connais pas. Est-ce
aussi avec les sous-hommes qu'il dépeint, que la France a pu se
constituer un si magnifique empire colonial ? Ces pages
outrancières sont au fond une mauvaise action. L'a-t-on dit ? Cela
devient maintenant une mode, pour quantité d'écrivains ou
d'écrivassiers, qui veulent se faire une réclame de mauvais aloi, de
dénigrer les coloniaux et leur œuvre. La plupart de ces gens n'y
connaissent rien et n'ont vu les choses que très superficiellement, etc,
etc. »
Le journaliste de Chantecler concluait : « Tout ce qui
précède est malheureusement trop exact. Mais je dois avouer que, pour ce
qui concerne ce bouquin, je ne l'ai pas encore lu et ce que m'en dit
mon ami congolais me décide à ne pas en faire l'acquisition. Enfin, en
ce qui touche la moralité ou l'immoralité de certaines publications,
reconnaissons que le plus coupable est celui dont les goûts encouragent
les auteurs à produire des aliments qu'il recherche. Les romanciers sont
un peu comme des fabricants de brioches, ils ont besoin de les vendre,
et doivent les assaisonner au goût de leur clientèle. C'est évidemment
regrettable, mais à qui la faute ? »
Personnellement, je préfère les lectrices anonymes citées plus haut,
qui, avant de se faire une opinion, lisaient le roman dont on faisait la
critique. Mettons que chez le journaliste de Chantecler,
c'est la solidarité entre coloniaux qui a prévalu.
A poursuivre...
Henri THYSSENS
Robert Denoël, éditeur : www.thyssens.com
Nous remercions l'auteur d'avoir bien voulu nous autoriser à reproduire ce texte.
Bravo ! belle trouvaille. Très intéressante pour comprendre dans quelle atmosphère surgissait Voyage.
RépondreSupprimerGénial ! Qu’est-ce que j’ai ri !
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