dimanche 1 juillet 2012

Les Entretiens du Petit Célinien (VI) : Éric MAZET

Biographe de Louis-Ferdinand Céline, Trésorier de la Société d’études céliniennes, Éric Mazet est l’auteur de nombreux travaux et publications consacrés à l’auteur de Voyage au bout de la nuit : ouvrages, éditions de textes, études, articles et préfaces (cf. bibliographie réalisée par Marc Laudelout). Eric Mazet travaille, en collaboration avec Jean-Paul Louis et Gaël Richard, à la réalisation d’un Dictionnaire de la correspondance.


L'année 2011, marquée par le cinquantième anniversaire de la mort de Louis-Ferdinand Céline, a connu une activité éditoriale importante. Est-il d’ores et déjà possible de réaliser un bilan qualitatif ?
Hélas, quelques publications reprenant les poncifs, quelques revues pour les photos, des interviews qui n’apportaient rien de neuf… mais qui ont sans doute fait découvrir une œuvre à de nouveaux lecteurs. A retenir le Céline de Godard, le brouillon de Mea culpa et le Pascal Pia aux éditions du Lérot, Le Procès de Céline par Gaël Richard, le D’un Céline l’autre d’Alliot, L’Année Céline, La Revue des deux mondes de décembre 2011 pour les lettres à Gentil, La Brinquebale avec Céline de Mahé pour les lettres et sa suite inédites. L’accueil critique de Bagatelles recueilli par Derval, la réédition de la Bibliographie des articles de presse de Dauphin, la revue Etudes céliniennes, Le Magazine littéraire de février, la revue Spécial Céline de Vebret… Le reste est de la vulgarisation. Il en faut, c’est certain, pour faire connaître l’œuvre, donner du plaisir à d’autres.
Le véritable bilan de ce cinquantenaire, c’est que la presse présente Céline autrement qu’avant… A part quelques exceptions, les critiques parlent de « génie littéraire » et non plus d’« écrivain populiste ». Souvenons-nous que les manuels scolaires et des dictionnaires définissaient Céline comme un « écrivain argotique » au « style déstructuré ». Le revers de la médaille, c’est que certains le définissent aujourd’hui, non plus seulement comme un écrivain « collaborateur » ou « antisémite » mais comme un monstre cynique, en un mot, un « salaud ». Mieux, il lui est reproché maintenant d’avoir « appelé à l’extermination des Juifs ». C’est oublier que les passages qui pouvaient faire rire André Gide ou Le Canard enchaîné en 1938, ne pouvaient plus faire rire après la découverte des camps et le récit des survivants. C’est négliger qu’en dépit des outrances de Bagatelles, au milieu des plus violents anathèmes, Céline écrivait : « Les Juifs à Jérusalem, un peu plus bas sur le Niger, ils ne me gênent pas ! ils ne me gênent pas du tout !... Je leur rends moi tout leur Congo, toute leur Afrique ! » Dans Les Beaux draps, on pouvait aussi lire : « Faut recréer tout ? alors parfait ! (…) faut recommencer tout de l’enfance (…) toute la famille bien française, le juif en l’air bien entendu, viré dans ses Palestines, au Diable, dans la Lune ». Ce qui lui permettra d’écrire à Deshayes en 1949 : « Attention donc à bien noter et spécifier qu’au moment où Bagatelles a été écrit il n’était nullement question d’expulser du juif vers l’Allemagne ! mais vers... la Palestine où ils sont précisément ! »
Cynisme ? Révoltant. Aujourd’hui… Car à l’époque, le pire se jouait ailleurs, non pas dans les écrits, mais dans les faits. On l’ignore ou on feint de l’ignorer, mais personne, aucun pays, aucun gouvernement, ne voulait accueillir les Juifs allemands, ni en Palestine, ni en Afrique, ni ailleurs. En juillet 1938, à Evian, à l’issue une Conférence internationale réunie par Roosevelt pour traiter du sort des réfugiés, trente-trois pays participants fermèrent leur porte à l’immigration des Juifs allemands. La Palestine ? La Grande-Bretagne refusa, craignant une « émigration illégale et massive ». Madagascar ? Les associations humanitaires jugèrent cette solution « inhumaine ». L’Australie ? Le colonel White répondit que son pays ne voulait pas « importer un problème racial ». Le Canada ? Son délégué eut pour réponse qu’« un seul juif serait de trop ! » Henri Béranger, délégué français, évoqua pour la France « le point extrême de saturation ». Georges Mandel ajouta que « ce serait reconnaître l’existence d’une question juive ». Le gouverneur de l’Algérie évoqua les troubles déjà existant en Palestine entre Juifs et Musulmans. Thomas Le Breton, représentant de l’Argentine, ne voulait accueillir que des agriculteurs et non des citadins, c’est-à-dire personne. Taylor, représentant des U.S.A., déclara « les quotas gelés ». Les Pays-Bas, la Belgique, le Danemark, les pays sud américains, tous avaient fermé leurs frontières. « Conférence de la honte ! » s’écrièrent les associations. On parle bien peu de cette conférence aujourd’hui. Que disait-on dans les journaux de l’époque ? Où fuir ? Certains avaient fui la Russie en 1917, d’autres avaient fui l’Allemagne dès 1933. D’autres attendront l’invasion de l’Autriche en mars 1938. Les démocraties se révélaient fragiles. D’où viendrait le danger ? De Staline ou d’Hitler, qui serait le plus fort ?
Le 25 août 1938, de Saint-Malo, Céline écrivait à Marie Canavaggia au sujet de L’Ecole des cadavres : « Il a fallu que je redouble au boulot pour devancer les Soviets. Et encore je me demande s’ils ne me gagneront pas ». Les Soviets… pas les Boches… Pour Céline, le danger venait de Moscou, de Staline, de l’Asie… Le 29 septembre, les accords de Munich font acclamer Daladier au retour à Paris… S’il n’était pas dupe au fond de lui-même, l’opinion publique l’était. Le 30 septembre, Chamberlain, toujours aussi naïf ou craintif, retournait voir Hitler, croyant avoir sauvé la paix… On avait sacrifié la Tchécoslovaquie en doutant de l’intervention russe que refusaient la Roumanie et la Pologne. A juste titre ? Les historiens en discutent encore. Depuis, on a appris le double jeu que jouait Staline avec Hitler. S’il fallait reprendre le procès de Céline, il ne serait pas le seul à la barre.

Vous travaillez, en collaboration avec Jean-Paul Louis et Gaël Richard, à l'élaboration d’un Dictionnaire de la correspondance, à paraître aux éditions du Lérot, en 2012. Quel rôle cette correspondance doit-elle occuper dans l’étude célinienne ? Est-il par ailleurs possible, à l’aide du matériau mis à la disposition des chercheurs, de faire apparaitre une cohérence entre l’homme, l’écrivain et le militant ?
Sonia Anton a fait une belle communication là-dessus lors du Colloque Céline à la Fondation Singer-Polignac, en 2011. Céline a écrit beaucoup de lettres. D’après Jean-Paul Louis, on en dénombre environ quatre mille, adressées à plus de quatre cents destinataires. A Mikkelsen, Céline écrira en 1948, au sujet de trois lettres envoyées à ses juges, doublant ses avocats : « Elles vous paraîtront sans doute assez fantasques, mais c’est un genre où je suis maître et qui retiendra mieux l’attention de ces trois jean foutre, que le genre tremblotant et mesuré ». Et il avait raison. Fantasques ou pas, ses missives ne laissèrent pas ses juges insensibles. Dans ses romans, Céline s’adresse directement au lecteur, l’apostrophe, comme s’il lui écrivait une lettre, pour donner plus de vie à son récit. On peut lire sa correspondance comme un roman et ses romans comme une suite de lettres. La correspondance de Céline est aussi passionnante et vivante que celle de Flaubert. Si je fus amené à Céline, ce fut autant par les lettres publiées dans la revue L’Herne en 1964 que par la lecture de Voyage. Elles sont riches en leçons de vie, en jugements littéraires ou esthétiques. Que nous sommes loin de la correspondance entre Gide et Valéry, écrite, elle, pour la postérité ! Les lettres de Céline crépitent d’aphorismes, de drôlerie, de jugements aigus. Elles éclairent l’œuvre de Céline, l’expliquent, surtout celles adressées à Elie Faure, à Eugène Dabit, à Milton Hindus ou à Marie Canavaggia. Mais les lettres à Joseph Garcin, à Henri Mahé, à Lucienne Delforge ou à Karen Jensen sont également à étudier. Qu’en 1925, il revendique auprès de Blanchette Fermon, son « immense lyrisme »… qu’en 1929, auprès de Joseph Garcin, il fasse part des « aventures qui alimentent son délire »… qu’au même il recommande en 1930 la lecture de Freud, qu’il écrive « il faut toujours suivre les Juifs, ce sont des guides, ils sont aux commandes, partout », qu’il annonce « la catastrophe imminente », et qu’il demande déjà quelle serait la meilleure île comme terre d’exil… qu’il vante Sorel, Bloy, Péguy et Vallès… tout cela devrait ouvrir des pistes de recherches ou d’études plus poussées que celles qui ont été faites sur ses rapports avec Poulaille.
Qu’en 1937, après la lecture d’un livre de Parker, A Yankee Saint, Céline se passionne pour John Humphreys Noyes, fondateur de l’Oneida Community of Perfectionists, une sorte de familistère fouriériste et chrétien, devrait interpeller les chercheurs céliniens et les pousser à quelques investigations. Qu’en 1945, Céline écrive au docteur Gentil « je vais me mettre à la recherche de Toussenel. Tu me mets l’eau à la bouche. Justement Bébert est un peu malade » devrait également nous pousser à investiguer du côté de Toussenel. Ce socialiste utopique, disciple de Fourier, connu surtout aujourd’hui comme anglophobe et antisémite, par son pamphlet sur les Juifs - pas même cité dans Bagatelles -, de son vivant était surtout connu pour son livre L’Esprit des bêtes où il se révélait comme un naturiste passionné par les animaux, les oiseaux, les végétaux, leurs correspondances avec les planètes, les parfums, les couleurs et musiques. Il y exprimait aussi une philosophie de l’Histoire. Il dénonçait le règne de l'homme, créature inférieure, le règne de la force brutale, de la contrainte, de l'imposture et des vieux, le règne de Satan, annonçant le règne de la femme, créature supérieure, le règne du droit et de la liberté, le règne de la vérité et de la jeunesse… Je ne sais si Céline pour finir a lu ce livre recommandé par Gentil, et qui poussera peut-être l’écrivain à s’intéresser aux oiseaux à Korsør, mais il me plaît à songer qu’il a réussi à le lire. Le passage consacré au « règne de la femme » me rappelle ce que le docteur Destouches, dans un résumé de sa thèse sur Semmelweis, avait exprimé en 1924, rêvant alors de la fin des « temps farouches du passé, temps guerriers, temps fragiles au fond comme tout ce qui est masculin » et espérant que « les femmes, patientes, plus subtiles, moins logiques, plus mystiques, en somme plus vivantes, sortiront du silence et nous conduiront à leur tour avec plus de bonheur, peut-être, sur un autre chemin ». L’étude de la correspondance, avant de nous pousser à chercher une cohérence quelconque dans la pensée de Céline, devrait nous confronter à ses complexités et ses contradictions, preuves d’une pensée vivante, sans doute plus profonde qu’on ne croit.

Quelles sont « les traces d'une vie », pour reprendre l'expression de Gaël Richard, qu'il conviendrait d'éclairer afin de parfaire l’exégèse biographique de Louis-Ferdinand Céline ?
Toute biographie est fatalement réductrice et orientée. Comme l’a dit Jean-Paul Louis, ce sera la correspondance complète de Céline, si elle paraît un jour, qui sera sa véritable biographie. Le Dictionnaire de la correspondance ouvre des pistes inexplorées et montre que Céline a fréquenté, écouté beaucoup de personnalités très différentes dans leurs parcours ou leurs idées. Nous sommes loin de l’écrivain enfermé dans sa tour d’ivoire, sa classe de lycée, le café de son quartier, dans son petit cénacle, ou son parti politique. Céline est un voyageur, dans l’espace, dans le temps, et dans les idées. Le XXe siècle, ce n’est pas le siècle de Sartre, c’est le siècle de Céline, pour le meilleur et pour le pire, avec ses paradoxes et ses contradictions. Bien des noms et des vies de médecins, d’écrivains, d’artistes, de danseuses, de biologistes, de politiciens, qui ont marqué leur temps, glorieux ou maudits, oubliés depuis, ressurgissent sous la plume de Céline. Avec lui, le voyage n’est jamais fini.
Chaque nouvelle lettre inédite, surtout celles d’avant l’exil, apporte son lot d’étonnement, corrige un peu le portrait ou l’itinéraire de Céline. La biographie de François Gibault reste encore la référence, celle de Godard la complète par l’étude des œuvres, mais toute biographie se voulant une synthèse laisse le passionné sur sa faim et il y a encore des zones obscures dans la vie de Céline. Malgré les découvertes passionnantes de Gaël Richard sur le premier mariage avec Suzanne Nebout, on ne sait rien ou pas grand chose des activités, des lectures, des rencontres de Destouches lors de son séjour à Londres. Fréquentations des maquereaux, des anarchistes, des danseuses et actrices, amitié avec Benedictus, construction d’ailes d’avions, fréquentation des hôpitaux, ésotérisme des tarots ? Que lisait-il dans les journaux anglais et français de l’époque ? Quels spectacles, quels films, a-t-il pu voir ? Geoffroy n’a presque rien dit et l’on ne sait presque rien de Geoffroy. Les lettres d’Afrique à ses parents, à Simone Saintu, à Milon, ont révélé une période capitale dans la formation de Destouches, car c’est en Afrique qu’il a commencé à écrire et à soigner, mais que de lettres envoyées à d’autres correspondants inconnus nous en diraient davantage ! Le portrait du Destouches des années rennaises est encore bien flou et lacunaire en dépit de plusieurs témoignages. Marcel Brochard semble avoir peu fréquenté en fait Destouches et le portrait qu’il a fait de lui vient des renseignements fournis par Edith Follet. Mais elle-même avait une mémoire embrouillée ou craignait de trahir des secrets de province. Ne va-t-elle pas jusqu’à prétendre auprès de Brochard que Destouches, avant d’être engagé à Genève, s’était rendu par bateau à New York ? La chronologie dément cette fable familiale. Et Edith a détruit la correspondance des années rennaises. J’ai poussé Colette à rédiger ses souvenirs d’enfance, ce qu’elle a fait, mais elle avait peur d’en dire trop et de choquer la famille. Les lettres qu’elle a gardées datent de l’exil. On en sait peu sur le séjour à Genève malgré les archives de la SDN. Les rares témoins ont mal été interrogés et maintenant sont morts. Elizabeth Craig a détruit la correspondance des années genevoises et parisiennes qui auraient appris beaucoup plus qu’on n’en sait sur la période 1926-1934. Les cinq lettres à Craig retrouvées par Alphonse Juilland révèlent un Destouches assez particulier. Les souvenirs de Craig sont passionnants mais édulcorés par le temps ou la pudeur. « Louis était si fière de moi qu’il invitait des amis et me faisait danser nue devant eux pour les divertir », finira-t-elle par dire à son neveu, sous morphine, dans ses derniers jours... Heureusement que Pierre Lainé a retrouvé les lettres à Garcin et que Mahé en avait gardé quelques-unes. Après la publication de Voyage, certains amis de Céline ont conservé leurs lettres. Mais il manque encore des correspondances et qui sont certainement riches de renseignements. Les lettres au docteur Gentil, au docteur Jacquot, au docteur Camus, à Le Vigan, à Arletty, au pasteur Löchen, sont entre de bonnes mains, mais retrouvera-t-on un jour les lettres à Bonvilliers, à Gen Paul, à l’oncle Louis, à Jo Varenne, à Jacques Deval ? Aujourd’hui, certains prétendent en avoir reçues, en posséder, mais les ont égarées, et d’autres, petits malins maladroits, proposent de fausses lettres sur Internet…

En 2011, la maison d’édition « Derrière la salle de bains » a réédité Mea culpa. Ce libelle ne semble avoir fait l’objet d’aucun travail approfondi de la part des chercheurs. Quelles sont les raisons pouvant justifier pareille lacune ? 
Sur le plan philosophique, dans son premier livre Nicole Debrie a consacré un chapitre à Mea culpa. Pour Céline l’homme ne peut trouver qu’en lui même le petit rigodon intime, en se méfiant des bonheurs mensongers que la société lui propose. Mais ce pamphlet mériterait d’être étudié davantage. En peu de pages et sur un ton comique, Céline remettait alors beaucoup de poncifs en question. Pas seulement contre le communisme. Il allait à contre courant de la dominance littéraire et artistique de son époque. C’est la déclaration de guerre contre les idées de Rousseau. À tel point qu’il fut déclaré ennemi du genre humain, étranger à l’humanisme. Son pessimisme devint même pour certains un symptôme du fascisme. C’était oublier que bien des écrivains avant lui avaient porté sur l’homme un regard encore plus sévère : La Rochefoucauld, La Bruyère, Bossuet, Maupassant, Baudelaire... Et Céline cite cette phrase terrible de Jules Renard dont il avait du lire le Journal : « Il ne suffit pas d’être heureux, il faut que les autres ne le soient pas ». Mais Céline ajoute son don comique à sa guerre contre la prétention de chaque homme à vouloir incarner un dieu, une idée, une morale : « Le moindre obstrué trou du cul se voit Jupiter dans la glace… » Si Mea culpa n’a pas été vraiment étudié, mot à mot, c’est peut-être parce qu’il scandalise encore. Céline nie la valeur des notions de lutte des classes, de classe ouvrière, puisque pour lui l’ouvrier est avant tout un homme, et que tout homme, en dehors d’une mystique, pas d’une politique, n’aspire qu’à devenir un bourgeois égoïste, un capitaliste. Céline s’y proclame « communiste d’âme », prêt au grand partage, pas celui du gâteau, mais « de toutes les peines », sans distinction de races, de religions, de patries. Idéal qui n’a jamais été appliqué, en Russie ou en Chine où des minorités, des individus, ont toujours été exclus du paradis, exploités par une élite ou un parti. Le ton était donné.

La rédaction de Mea culpa n’est-elle pas symptomatique d’une mutation très marquée dans le cheminement politique de Céline ? 
Mea culpa, c’est capital. Gen Paul, Henri Mahé, Tinou Le Vigan, affirmeront que Céline tenait des propos « communistes » avant de se rendre à Leningrad. Quelle valeur accorder à ces mots et à ces souvenirs ? Sans doute tenait-il à son entourage des propos qui semblaient anarchistes, idéalistes, égalitaires. En 1924, à sir Eric Drummond, Secrétaire général de la Société des Nations, Ludwig Rajchman présentait le docteur Destouches comme « a very intelligent and enthusiastic man (…) a great believer in the ideals of the League ». On n’en contait pas au docteur Rajchman. Il avait jaugé l’adhésion de Destouches aux combats humanistes, sociaux et hygiénistes. Pour écrire l’acte III de L’Eglise, il fallut bien des déceptions à Genève, New York ou Paris, bien des constats amers de la prépondérance anglo-saxonne, de l’impuissance ou des mensonges des grands discours humanitaires…
En août 1932, Céline s’était rendu en Allemagne, à Breslau, pour rencontrer Erika Irrgang et visiter le dispensaire municipal. Il en était revenu horrifié par la misère et la tristesse de cette ville. Au dispensaire de Clichy, il écoutait les médecins, les infirmières, les malades, les élus locaux, les employés municipaux, presque tous communistes. Il lisait Monde de Barbusse, discutait avec Georges Altman, comme il discutera avec Eugène Dabit. Il avait entendu bien des discours et il avait lu bien des théories politiques. Dans son brouillon "Mémoire pour le cours des hautes études", proposition de programme pour l'établissement d'un Cours international d'hygiène, il mettait en accusation le capitalisme, et selon des principes d'explications de type marxiste, il entreprenait de révolutionner l'alimentation des Français, les études médicales, la pratique de la médecine, et la pharmacie. Il n’avait rien d’un réactionnaire. Le 21 février 1933, Robert de Saint-Jean notait après une soirée : « Céline voit beaucoup de communistes à Clichy, et il constate que les membres du parti, en général, ne comprennent rien aux théories marxistes (…) Ils ne se laissent mener que par leurs passions. A la mairie, livres de Marx, jamais lus ; La Garçonne usée et noircie au contraire. (…) Byzantinisme des décrets de Moscou. Au fond l’U.R.S.S. reste lointaine, n’est ni aimée ni comprise. Céline croit que la révolution russe n’est pas pour usage externe et que, sans cela, plusieurs pays d’Europe centrale, où sévissent chômage et misère, seraient déjà passés au communisme… »
En décembre 1932, Céline s’était rendu à Vienne pour retrouver Cillie Ambor, petite amie d’origine juive, qu’il essaie d’aider de son mieux. Grâce à elle, il rencontre Annie Reich et Anny Angel, également d’origine juive, inscrites au Parti communiste, psychanalystes spécialisées en traumatisme et perversité infantiles, avec lesquelles il discute de politique et de psychanalyse. Il se prend d’affection pour elles, leur envoie ses livres, leur écrit, les revoie en 1935. Les lettres de Céline à Cillie Ambor devraient corriger le portrait facile d’un Céline antisémite et fasciste dès l’origine. Le 9 mars 1933, il écrit à Cillie : « J’ai bien pensé à votre si gentille amie (je l’aime) Annie Angel avec ces histoires allemandes. Tout cela est atroce. Il semble bien qu’Hitler doive finalement écraser l’opposition comme en Italie ». Au printemps 1933 : « Je me demande si vous êtes en sécurité à Vienne, si l’Hitlérisme ne va pas aussi envahir l’Autriche ? Quelle folie secoue encore le monde ! Je savais bien que votre amie Annie Angel surestimait les forces du communisme en Allemagne. Voyez ce qu’il en reste ! Rien ! Demain l’Europe entière sera fasciste et pour longtemps ! L.-F. Céline ira en prison aussi ». Le 20 avril 1933 : « Je suis bien content de vous savoir pour le moment en sécurité mais la folie Hitler va finir par dominer l’Europe pendant des siècles encore. » En juillet 1933 : « Je vous suis bien reconnaissant de m’avoir fait connaître Annie Reich elle est aussi gentille que mes autres amies d’Europe centrale et c’est beaucoup dire. Elle m’a dit mille choses tout à fait utiles et m’a rendu en quelques jours presque intelligent. Faites mes bonnes amitiés à Annie Angel. Dites-lui que vraiment je pense à son affaire et que plus j’y pense plus j’ai peur de l’avenir ». Le 2 juin 1934 : « Les nazis d’Autriche ont l’air moins méchants que ceux de Berlin mais cela ne durera peut-être pas ? » Le 28 août 1934 : « Que deviennent les Annys ? Mes amours. (…) On s’est tué beaucoup me dit-on aux environs de ta maison. Il y avait trop de monde dans les cafés. Tout cela devait finir mal ». Trois ans plus tard, le 26 octobre 1937, justifiant « la bonne méthode » du pamphlet, de refuser les nuances ou scrupules dans Bagatelles, Céline reprendra auprès de Marie Canavaggia son idée que les bistrots « ne sont pas des endroits pour les honnêtes gens ». Et de lancer qu’à Berlin, en 1933, dans les bistrots du quartier Moabit, si de « parfaits innocents », au milieu de communistes, avaient été tués par les SA : « Ils n’avaient qu’à ne pas être là ! »
Avant qu’Anny Angel émigre en Hollande en 1936 pour fuir les Nazis autrichiens, Céline lui propose comme refuge son appartement de Paris. En 1936, Anny Angel s’installera en Hollande où elle exercera la médecine pendant l’Occupation sous une fausse identité, puis gagnera les U.S.A. où elle dirigera des cours de thérapies. Le 12 mars 1937, Hitler entre à Vienne, acclamé par la foule, et le 1er avril a lieu le premier départ de déportés pour Dachau. En 1938, Annie Reich quitte Vienne pour gagner New York où elle deviendra présidente de la Société de psychanalyse. Le 9 novembre 1938, Vienne connaît sa « Nuit de Cristal » et l’émigration juive, jusque là autorisée, devient difficile. En 1939, Cillie Ambor quitte Vienne pour l'Australie après que son mari, Max Pam, mort à Dachau le 16 décembre 1938, ait été enterré à Vienne le 19 janvier 1939.
Céline a vraiment eu la hantise d’une deuxième guerre, très tôt, dès 1934, et la refusait absolument. Toute cause économique ou idéologique lui semblait absurde, révoltante. Il faudrait lire les journaux français, américains, anglais et allemands de l’époque, les discours que tenait La Guardia, le maire de New York, entre 1934 et 1938, contre l’hitlérisme. Mais le voyage en Russie, en septembre 1936, marque un tournant. Alors qu’il s’était embarqué pour aller à Moscou dépenser ses droits d’auteur, Céline est resté à Leningrad, sans doute parce qu’il en avait assez vu et parce qu’il craignait pour sa peau à Moscou. Barbusse était mort à Moscou le 30 août 1935 et Eugène Dabit meurt à Sébastopol le 21 août 1936. Céline avait de quoi se méfier d’autant plus que Mort à crédit avait été critiqué en Russie, sans être traduit, après les mauvaises critiques des communistes français. Céline n’était pas ignorant de l’histoire de la révolution russe et des différents courants idéologiques qui animaient les communistes. Savait-il que dès 1917, Lénine avait dressé la liste des « peuples inférieurs à éliminer » ? Que dès 1918, il avait crée des « camps de concentration pour individus peu sûrs » ? Céline a-t-il lu avant ou après son voyage les articles de Victor Serge ? Toujours est-il que parti sans trop d’illusions, mais avec quelques-unes, il revint de Russie tout à fait écœuré : « quelle horreur ! quel bluff ignoble ! quelle sale stupide histoire ! Comme tout cela est grotesque, théorique et criminel ! » écrit-il à Cillie Ambor.
Il fallait bien de l’inconscience ou du courage de la part de Céline pour se rendre en Russie en dehors de toute organisation officielle en septembre 1936, alors que Staline avait commencé ses grandes purges et que Yagoda, chef du NKVD, venait de condamner Zinoviev et Kamenev, anciens compagnons de Lénine et de Trotski, eux-mêmes responsables de la mort de quelques millions de Russes. Ce qui pourra faire dire à Céline dans Mea culpa : « Voyez les nouveaux apôtres… (…) En coulisse on a changé de frime… Néo-topazes, néo-Kremlin, néo-garces, néo-lénines, néo-jésus ! Ils étaient sincères au début… À présent… Ils ont tous compris ! Ô Ils sont pas fautifs mais soumis !... Ça serait pas eux, ça serait des autres… (…) Et c’est pas fini encore ! On fera bien n’importe quoi, pour pas avoir l’air responsables ! On bouchera toutes les issues. On deviendra « totalitaires ! » Avec les juifs, sans les juifs. Tout ça n’a pas d’importance ! Le principal, c’est qu’on tue !... » C’était le passage le plus historique du pamphlet, pour les lecteurs qui dénonçaient la trahison des soviets par Lénine et les bolcheviks, et pour ceux qui soupçonnaient des origines juives à Trotski, Zinoviev, Kamenev et Yagoda. La suite sera donnée dans Bagatelles : « moi je m'en fous énormément qu’Hitler aille dérouiller les Russes. Il peut pas en tuer beaucoup plus, dans la guerre féroce, que Staline lui-même en fait buter, tous les jours, dans la paix libre et heureuse ».
A Leningrad, Céline a mesuré l’écart entre l’idéal et l’échec, les théories et la trahison. Il n'était pas le seul. En 1935, dans Les nouvelles nourritures terrestres, Gide glorifiait encore le communisme soviétique, avant de publier le 13 novembre 1936, dans son Retour d’URSS : « je doute qu'en aucun autre pays aujourd'hui, fût-ce dans l'Allemagne de Hitler, l'esprit soit moins libre, plus courbé, plus craintif, plus vassalisé ». Mea culpa peut être lu sur ce plan là. C’est à partir de son voyage à Leningrad et de la rédaction de Mea culpa que Céline, qui refusait de monter sur les tribunes politiques, comme l’y appelaient Aragon et Dabit, a décidé de descendre dans l’arène. C’était héroïque de sa part. Il perdait ses lecteurs de gauche, les plus nombreux, et, au dispensaire de Clichy, dirigé par la municipalité communiste, il se retrouvait seul, en butte aux pires traquenards.

Mea culpa marque-t-il également un tournant sur le plan littéraire ? 
Mea culpa n’est pas un petit pamphlet écrit d’un premier jet sous l’impulsion d’une colère : il y eut plusieurs brouillons et le dernier qu’on connaît présente différents graphismes, des ratures qui sont signifiantes. C’est un texte dense et riche sous une forme comique. Dès 1933, auprès de Robert de Saint-Jean, Céline confiait « Il faut que j’entre dans le délire, que je touche au plan Shakespeare ». Mais c’est surtout dans Mort à crédit, comme il le confie à Dabit, qu’il adopte le ton du délire. Celui qu’on retrouvera dans Bagatelles comme son ami Gutman le lui fait remarquer au début de l’ouvrage. En 1936, à Joseph Garcin, Céline confiait : « Voyez ce second livre, j’hallucine, j’exagère, bien, mais c’est la loi du genre, ma loi - j’essaye d’alerter le lecteur en fait ».
Mais dès 1933, devant la violence des bas instincts humains, Céline avait choisi d’y opposer la violence d’un style. A Hélène Gosset qui avait écrit un article sur le dressage des animaux à Paris, il avait applaudi sa révolte sur le ton hyperbolique qui sera désormais le sien : « Une cité où de telles lâchetés sont applaudies doit être brûlée, massacrée, gazée, et le sera ».
Seul dans l’arène, bien avant Guernica, Céline avait entonné son Canto puro, prévoyant que du ciel tomberaient les foudres. Le ton était donné. Sans le ton du délire adopté sciemment, Bagatelles serait illisible, mortellement ennuyeux comme l’est La France juive de Drumont. Contre la langue morte des politiciens, des journalistes, des écrivains néo-classiques, de droite ou de gauche, fascistes ou communistes, la majorité des gens lettrés, cultivés, raffinés, contre le mensonge de leur langue morte, convenue, et de leurs idées générales, abstraites, inutiles, le délire célinien se dresse comme un cri de liberté, d’individualisme, d’authenticité. Contre le discours du sous-préfet aux champs, le faux raffinement du fin lettré chinois, la version latine et la rédaction composée, synonymes de mort, le verbe de Céline revendique une liberté et une vitalité, une contestation individuelle jaillie de l’émotion personnelle, inimitable, un refus de tout embrigadement idéologique, d’abrutissement publicitaire, de conditionnement intellectuel.
Premières phrases de Bagatelles : « Le monde est plein de gens qui se disent raffinés, et puis qui ne sont pas, je l’affirme, raffinés pour un sou. Moi, votre serviteur, je crois bien que moi, je suis un raffiné ! Tel quel ! Authentiquement raffiné ». Rejet des discours patriotiques appris au lycée, rejet des discours humanitaires de la SDN, rejet des discours amoureux de Racine, rejet des discours esthétiques de Proust. Discours, discours… Blabla ! Ejusdem farinae
Bagatelles, qui ne devait être au départ qu’« un court livre, un petit mélange, un entracte de 100 pages », est la suite de Mea culpa. Céline s’est découvert un don de polémiste comique, une musique rageuse. Voyage c’est du Chopin, du grand piano, Mort à crédit du ragtime, du piano court, Mea culpa et Bagatelles de la fanfare de rue, de la parade de cirque, de bateleur avec chansons, danses, harangues, plaisanteries. Céline puisait son inspiration dans des spectacles de danse ou d’opéra, mais également, comme les grands clowns, dans les spectacles de rues. Mea culpa contient un éloge de la danse : « Si l'existence communiste c'est l'existence en musique ; plus râlante, borgne et clocharde, plus vacharde comme par ici, alors il faut que tout le monde danse, faut plus un boiteux à la traîne. / Qui ne danse pas / Fait l'aveu tout bas / De quelque disgrâce... / C'est la fin des hontes, du silence, des haines et des rognes cafouines, une danse pour la société tout entière, absolument tout entière. Plus un seul infirme social, plus un qui gagne moins que les autres, qui ne peut pas danser ». D’où vient ce dicton sur l’aveu, la danse et la grâce ? Aucune note dans l’édition savante des Cahiers Céline sur l’origine de ce tercet. De Céline lui-même ? A Milton Hindus, en 1947, Céline écrira : « Qui ne danse pas fait l’aveu tout bas de quelque disgrâce » disait une vieille rengaine française… » Céline a l’art de brouiller les pistes tout en semant des petits cailloux. Dans le prologue de Roméo et Juliette de Gounod, Capulet lance à la foule « Allons jeunes gens ! allons belles dames ! (…) Fêtez la jeunesse Et place aux danseurs ! Qui reste à sa place et ne danse pas De quelque disgrâce Fait l’aveu tout bas… » Les paroles sont de Jules Barbier et de Victor Carré. En fait adaptation ou épitomé des vers de Shakespeare qui fait dire à Capulet dans la scène IV de l’acte I : « …which of you all / Will now deny to dance ? she that makes dainty / She, I’ll swear, hath corns ». Shakespeare ! Le barde inspiré des fées et des sorcières, du peuple et de sa langue, de ses menues joies et ses danses mutines… Entre Shakespeare et Karl Marx, Gounod et Staline, Céline avait choisi, entre les mégaphones de Leningrad et les danseuses du Marinski, entre Carnaval et Carême, entre l’organique et l’intellect, la vie et la mort. 

Carmontelle - Autoportrait vers 1762
Céline avait-il beaucoup lu ?
Céline avait beaucoup lu, et beaucoup plus qu’on ne l’a cru longtemps, mais il a occulté ses lectures. Il s’était nourri de la plupart des grands classiques, comme Villon, La Fontaine, Molière et Voltaire, Chateaubriand, Georges Sand et Alexandre Dumas. Il disait avoir lu des milliers de vers et n’en avoir trouvé que quelques uns de « légers »… Il avait certainement lu Baudelaire et Rimbaud. Parmi ses maîtres, il cite Ramuz, Barbusse, Morand. Il admirait Dabit, Joseph Conrad, Bergson, Elie Faure, Mac Orlan, Marcel Aymé. Il avait un faible pour les chansons de Bruant, les récits de Claude Farrère, les livres d’histoire de Lenôtre, et même pour Les Conquérants de Malraux. Il préférait les Historiettes de Tallemant des Réaux, Les Caquets de l’accouchée, aux Mémoires de Saint-Simon. Il avait certainement lu Renan, Michelet, Taine, Gobineau et Anatole France. Il les cite. Qu’en avait-il retenu ? Il avait vu beaucoup d’opérettes et de pièces de théâtre, comme celles de Labiche ou de Gantillon, lu beaucoup de récits de corsaires ou de marins comme La Mer de Kellerman. C’est sous sa plume que j’ai découvert le nom de Carmontelle, artiste peintre du XVIIIe siècle, et auteur de petites comédies, plagiées par Musset, et dont je n’avais jamais entendu parler.
Auprès de Joseph Garcin, avant d’entreprendre Voyage, il vante Spengler, Bloy, Péguy et Vallès. Les rapports de ces quatre auteurs avec l’art ou les idées de Céline, même s’ils sont lointains ou brouillés, n’ont guère été étudiés. Céline ne cite ni Hugo, ni Zola. Auprès de son ami communiste Georges Altman, il vante, dès 1932, Shakespeare et Dostoïevski, écrivains « qui posent une question ». Dès lors on peut se demander quelle question pose Voyage au bout de la nuit, et on peut constater que bien peu ont tenté de répondre à la question posée. Debrie ? De Roux ? Perugia ? Muray ? Zagdansky ? Penseurs déclarés tendancieux, suspectés d’hérésie, puisqu’ils abordent Céline sur un plan messianique. Céline a pourtant donné la réponse à la question posée dans le Voyage : elle est dans Mort à crédit, dans Mea culpa et dans Bagatelles. Si les lecteurs avaient compris le message de Mort à crédit, Céline n’aurait peut-être pas écrit Bagatelles. De Voyage, Bernanos disait à Céline : « La mort, sujet de votre livre, seul sujet ! » Non pas la mort physique, mais la mort poétique, spirituelle, celle que Céline, seul contre tous, dénoncera toute sa vie. La mort de la petite musique individuelle, des émotions personnelles. Le petit rire qui vient de soi.
En 1933, à Victor Molitor, âgé de seulement vingt-deux ans, mais qui avait sillonné les mers, et qui lui demande, non pas quels sont ses maîtres, mais quels sont ceux « qui lui ont fait consigner le sinistre fait social, la déplorable conformité qui semble s’accuser dans la conduite des groupements humains », Céline répond « Balzac, Freud et Breughel ». Balzac ! Détracteur de l’homme modéré, de la médiocrité de son époque, orphelin de Dieu, auteur de la comédie humaine et non de la condition humaine, Balzac qui a écrit : « l’homme est le même en haut, en bas, au milieu » ou encore : « tout le monde croit à la vertu ; mais qui est vertueux ? » Freud, le réinventeur de l’inconscient, du péché originel, du désarroi de l’homme face à ses illusions et ses mensonges… Brueghel, peintre des joyeuses kermesses populaires mais aussi du péril icarien à nier l’ordre de la création. Toute l’œuvre de Céline, de Semmelweis à Rigodon, n’est-elle pas un cri de guerre contre tous les asservissements, toutes les idées reçues ? On présente toujours Bagatelles comme le premier pamphlet de Céline, mais Voyage en son temps, par plus d’un, a été lu comme un pamphlet. De même que Bagatelles ne répond pas à la définition classique du pamphlet, contenant des chapitres romanesques, des ballets, et des éloges esthétiques.
Parce qu’il avait prononcé l’hommage à Zola, à la demande de son ami Descaves, certains ont vu en Céline l’héritier de Zola. Hommage, certes, et révérence aussi. Zola croyait au progrès. Et Céline en doutait, annonçait la guerre, et reprochait à Zola son optimisme. « Zola croyait à la vertu, il pensait à faire horreur au coupable, mais non à le désespérer. (…) Les mots d’aujourd’hui, comme notre musique, vont plus loin qu’au temps de Zola. Nous travaillons à présent par la sensibilité et non plus par l’analyse, en somme du dedans ». Tout un art poétique, fondé sur l’émotion, les séparait. Et cette prophétie qui n’aurait pas déplu à Muray : « Quand nous serons devenus moraux, tout à fait au sens où nos civilisations l’entendent et le désirent et bientôt l’exigeront, je crois que nous finirons pas éclater tout à fait aussi de méchanceté ». « Moraux » est-il écrit dans l’édition originale et non « normaux » comme il a été imprimé dans le Cahier Céline… En conclusion de son « Hommage à Zola », Céline déclarait qu’il n’y avait rien à espérer du naturalisme.
Alors, Céline, héritier de Hugo, l’autre phare du XIXe siècle ? Comment n’aurait-il pas lu les Châtiments et Les Misérables ? Les premières pages de Semmelweis ont la même cadence épique et le même lyrisme que la fresque hugolienne de « l’année 1817 ». Ce ne peut être un hasard si dans L’Eglise, au chevet de Pistil agonisant, Céline fait venir, en même temps que le croquemort, le gardien du Musée Victor. Etait-ce dire que l’œuvre de Hugo était devenue un cimetière ? Possible. Dans Voyage, tenu par Madelon et Robinson à Toulouse, le caveau aux momies appartient à l’église Sainte Éponime. Sainte Éponime ? D’où vient ce nom ? Il existe dans le calendrier chrétien une Sainte Éponine, Gauloise portant le nom de la déesse mère et condamnée à mort pour s’être révoltée contre Rome. Il faudrait consulter le brouillon de Voyage pour voir s’il y a eu une faute de frappe. Mais Céline a pu vouloir rendre hommage à Éponime, cette « rose née sur le fumier », aînée des filles Thénardier, qui manie aussi bien l’argot que Gavroche, son petit frère, et qui se sacrifie pour le beau Marius. Comment ne pas entendre dans Voyage un hommage et une réponse aux Misérables ? Mais par son optimisme et ses envolées, Hugo, hélas, est devenu le musée et la nécropole du siècle passé. Au comité de lecture de Gallimard qui lui demandait de résumer Voyage au bout de la nuit, oubliant Bardamu, Céline raconte l’histoire de Robinson, qui s’est d’abord appelé Tourman, et en fait le protagoniste du récit, le « prolétaire moderne », « l’homme nouveau » qui ne croit plus à l’amour, n’en veut pas, refusant son discours, se sachant seul face à la vie et à la mort. « Si épaisse que soit la nuit, on aperçoit toujours une lumière » proclamait Hugo. L’épigraphe de Voyage, « dans le ciel où rien ne luit », s’oppose à cet optimisme. Qui mieux que Céline au XXe siècle a parlé de la pauvreté sociale et mystique de l’homme habillé de mensonges et de flatteries ?

Dans la biographie qu’il consacre à l’écrivain (Céline, Gallimard, 2011), Henri Godard écrit : « Cinquante ans après sa mort, Céline est actuellement, parmi les écrivains français du XXe siècle, l’un des plus lus et surtout l’un de ceux en qui s’incarne la littérature. (…) Pour les romans, le statut d’œuvre majeure qui leur aujourd’hui reconnu presque par tous ne repose encore très souvent que sur le seul Voyage au bout de la nuit. » Comment expliquer ce paradoxe ?
Voyage est un livre inspiré et aspirant. Céline a toujours eu une longueur d’avance sur les artistes de son temps. Son œuvre est révolutionnaire par ses différentes écritures, ses constructions novatrices. Voyage fut une révolution, choqua les bonnes âmes et les académiciens. Il nous paraît aujourd’hui classique. Mort à crédit allait plus loin encore dans la révolution du style et choqua encore plus, même l’intelligentsia de gauche. Pourtant Mort à crédit contenait autant de critiques à l’égard du système en place mais la dénonciation des utopies du siècle dut déplaire à certains. Guignol’s band où Céline portait au plus haut point son art du rythme et du lyrisme, véhiculant moins d’idées, tout au moins apparemment, déconcerta les admirateurs de Voyage ou de Bagatelles. Que dire de Féerie ? Le silence de la critique ne fut pas seulement politique. Ce n’était plus de la littérature mais le duende du cantaor, la Ballade des pendus de notre XXe siècle. Céline est l’unique écrivain qui d’un livre à l’autre, comme certains peintres ou certains musiciens, s’est renouvelé alors qu’il aurait pu exploiter le filon de Voyage. La révolution esthétique qu’il proposait et qu’il explique dans Bagatelles pour un massacre, contre la prose néo-classique, la traduction mentale, le mécanisme plaqué, le biscornu cérébral, l’effet de surface, l’art mort, n’a pas été comprise, encore moins suivie. Révolution qui pourtant prend sa source, a ses modèles chez les grands classiques… tous les auteurs qui de siècle en siècle, de Rabelais à Hugo, de Villon à Rictus, ont prêché pour un style plus authentique.
Il y a des gens qui préfèrent la variété anglaise au jazz, les surréalistes ou abstraits aux impressionnistes, les disques aux concerts, le cinéma au théâtre, la pétanque en Wifi à la boule en plein air, les amitiés Facebook aux rencontres réelles, en se croyant à la pointe du progrès. Tout ce qui est mécanique est de la mort pour Céline. Dans l’épilogue de L’Eglise, c’est Rissolet, le croque-mort, qui est fasciné par le phonographe : il ne regarde même pas Elisabeth danser. Les œuvres de Céline sont un défi à l’idéal du XXe siècle. Il faut préférer Bosch ou Brueghel à Picasso, Couperin ou Chopin à Bartók, La Fontaine ou Chateaubriand à Sartre, Offenbach à Wagner pour comprendre le défi esthétique de Céline. Entre Casse-pipe et L’Etranger, les professeurs préfèrent enseigner le second ; c’est plus présentable et plus facile à commenter. Moins drôle aussi, mais le rire, le franc rire, pas celui de Beckett ou de Ionesco, c’est plus difficile à analyser.
J’ai l’impression que l’œuvre de Céline n’est pas encore étudiée au niveau où elle mériterait de l’être. Un gros travail a été fait, mais les études céliniennes n’en sont qu’à leur début, au premier palier. C’est un peu normal. Après tout, il a fallu attendre plus de cent ans pour que Flaubert soit étudié à sa juste mesure, échappe aux jugements idiots des Goncourt ou de Léautaud. Rabelais a attendu trois siècles avant d’être lu à ses divers niveaux. Quand Aragon, communiste depuis 1927, demande à Céline « pourquoi écrivez-vous ? », on présente la réponse de Céline comme une « dérobade » ou une « pirouette », parce qu’il ne répond pas, comme Aragon l’eut souhaité, « pour donner de l’espoir à la classe ouvrière », mais parce qu’il pose la question de savoir pourquoi « les hommes, tous les hommes, ont la manie de créer, de raconter des histoires », ce qui place la question à un niveau plus élevé. Et cette réponse creuse le fossé entre l’« écrivain » que ne voulait pas être Céline et le conteur qu’il était avant tout. « Ça a débuté comme ça » n’est pas une préciosité, mais une réponse orale, vivante, en face à face, à la question posée par le lecteur. Question sur un sujet qu’on n’a pas éclairci, sauf par Serge Kanony. Je lui laisse la primeur de la réponse. Céline ne parle pas de voyages au pluriel, de ses voyages autour du monde, comme beaucoup l’ont cru à l’époque, s’arrêtant aux anecdotes pittoresques à la mode en son temps. Son voyage est imaginaire, il le dit, nous prévient. C’est une histoire de fantômes, un délire, une suite de rêves et de cauchemars, « aux confins des émotions et des mots », « une symphonie littéraire plutôt qu’un véritable roman ». Cette conception du roman est encore à analyser.
Littérairement et historiquement, on manque encore de recul. Des années décisives de la vie de Céline, à Londres, en Suisse, en Bretagne, sont peu connues. Ses lectures également. On ignore ce qu’il pouvait savoir de la révolution bolchevique, de ses chefs, de leurs discours, ou de ce qu’il pouvait savoir de la politique anglaise, américaine, et de la politique allemande des années 30. Il faudrait lire les journaux de l’époque et non les livres d’aujourd’hui. Le docteur Destouches avait-il lu dans Le Monde du 8 mai 1930 ce dialogue entre Georges Well, dénonçant la perversion du mythe du prolétariat et Henri Barbusse excusant tout « catéchisme » au nom de l’idéal et de « la conscience des chefs » ? Au dispensaire, Céline lisait Le Monde de Barbusse. En 1933, Edouard Herriot, revenant d’Ukraine, peu après la grande famine (cinq à six millions de morts) déclara qu’il n’avait vu que prospérité ! La violence de Bagatelles, aujourd’hui nous est inadmissible. Il faudrait la lire avec les yeux d’un lecteur de l’époque. C’était le temps des insultes hyperboliques. En 1939, dans Les Cahiers du bolchevisme, Maurice Thorez décrivait Léon Blum comme « reptile répugnant, chacal, laquais des banquiers de Londres, mouchard, belliciste enragé… (…) Blum aux doigts longs et crochus, auxiliaire de la police, mouchard, qui a l'aversion de Millerand pour le socialisme, la cruauté de Pilsudski, la férocité de Mussolini, la haine de Trotski pour l'Union soviétique… »
Céline fréquentait beaucoup de gens très différents. Il y aurait des recherches à faire dans ces directions. Avait-il vraiment lu Fichte et Hegel en Angleterre comme le prétendra Geoffroy ? Qu’avait-il pu retenir de Gobineau et d’Elie Faure qu’il dira avoir lu ? Il faut plaindre les futurs biographes de Céline… Nous sortons à peine d’un XXe siècle confus et atroce, que l’on regarde encore avec émotion ou passion. Les causes de la première guerre mondiale paraissent maintenant absurdes, mais la génération de Céline s’y est engloutie avec un enthousiasme et un héroïsme peu compréhensibles aujourd’hui. Nous ne sommes pas sortis de la seconde guerre mondiale. On craint même des répétitions de l’Histoire sur les lieux mêmes du crime, oubliant que le crime s’est déplacé en d’autres contrées. Dans cette Corée qui inquiétait si fort Céline en son exil, lubie sans doute, mais prophétique. Quand on lit Bagatelles, on pense aux morts dans les camps, on a des chiffres et des images et des récits atroces dans la tête. En lisant Mea culpa ou Bagatelles, on ne pense pas aux millions de paysans et de « petits bourgeois » russes qui ont mangé de la terre et de la chair humaine. On a peu d’images du goulag en tête. Les lycéens en ignorent tout. Notre lecture de Céline est prisonnière de notre connaissance limitée de l’Histoire à certaines atrocités, dont nulle ne devrait exclure ou excuser l’autre. En 1936, le danger, pour Céline, venait du bolchevisme, de la Russie, et du continent asiatique. Des politiciens chevronnés pensaient de même. Dans le creux de la vague et au milieu de la tempête, il craignait pour la France et l’Europe la guerre civile qui ravageait l’Espagne. Réaction de peur, partagée par d’autres qui n’étaient pas forcément fascistes, mais anarchistes, socialistes, bourgeois ou émigrés russes. Le fascisme, pour lui, n’était qu’une réaction temporaire, due à la faiblesse des démocraties, contre le communisme. Sympathie pour le fascisme ? Dès mai 1933, à Elie Faure, Céline écrivait : « Regardez ce qui se passe en Allemagne – Une déliquescence générale de la gauche. (…) Si nous devenons fascistes. Tant pis. Ce peuple l'aura voulu. Il le veut. Il aime la trique. (…) Nous sommes tous en fait absolument dépendant de notre Société. C'est elle qui décide de notre destin. Pourrie, agonisante est la nôtre. J'aime mieux ma pourriture à moi, mes ferments à moi que ceux de tel ou tel communiste ». Cynisme ? Céline fréquentait des Allemandes. Ignorait-il que les communistes allemands avaient préféré, sur ordre de Moscou, l’hitlérisme à la social démocratie, pensant que le nazisme serait un mal passager qui amènerait au triomphe final du communisme ?
Bagatelles est un pamphlet politique mais aussi un pamphlet esthétique. On passe à côté du véritable enjeu de Bagatelles. L’enjeu esthétique et existentiel. L’œuvre de Céline s’oppose aux valeurs esthétiques du XXe siècle, au triomphe du surréalisme, de l’art abstrait, de la littérature à thèse ou du style académique. Céline avait comparé son combat à celui des impressionnistes contre les néo-classiques, mais demain ce peut être le combat de l’art figuratif contre l’art des abstractions ou des anamorphoses. Des gens instruits et raffinés préféraient Duhamel ou Sully Prudhomme à Baudelaire ou Bernanos. Ce n’est plus le cas. Mais d’aucuns préfèrent encore Sartre ou Queneau à Céline. Cela sera-t-il le cas dans cinquante ans ? Ceux qui annonçaient dès les années 30 que Céline serait illisible, vingt ans plus tard, sont aujourd’hui ceux qu’on ne réédite même plus.

En 2004, les éditions Plon publiaient le Dictionnaire Céline. Réalisé par Philippe Alméras, il présentait la particularité d’être le fruit d’un travail individuel. Pouvons-nous voir dans cet ouvrage, qui prétendait faire « fi des légendes et des tabous en intégrant les témoignages de tous bords », le symbole d’un manque de cohésion entre chercheurs ? Céline porte-il intrinsèquement les germes d’une impossible communion pluridisciplinaire ?
L’idée d’un Dictionnaire Céline était excellente et occupait plusieurs chercheurs. Malheureusement Alméras, si brillant par ailleurs, pressé par le temps, a bâclé son travail. Son Dictionnaire est plein d’erreurs de dates et de noms, de lacunes et d’approximations, de citations tronquées, de méconnaissances étonnantes, d’affirmations fallacieuses. Travail fait à la hâte, et coloré de parti pris idéologique. J’ai écrit trois articles pour éviter aux étudiants de citer ce livre sans vérifier par eux-mêmes les sources. Sans illusions hélas. Le livre était séduisant, alerte, sagace, connut un grand succès, même parmi les céliniens avertis. Il n’est pourtant guère fiable pour des chercheurs sérieux. On attend une réédition revue et corrigée, mais le paternalisme goguenard, les jugements politiques d’Alméras envers Céline ne varieront guère.
Céline, bien sûr, n’appartient à personne, ni aux universitaires ni aux éditeurs, et il est des grognards, des francs-tireurs, des obscurs, qui ont enrichi notre connaissance de Céline, autant que les chapeaux pointus. Un conducteur de métro, un bouquiniste des quais de la Seine, un amateur de vieux papiers, un petit professeur de collège, un ancien peintre en bâtiment, ont souvent déniché des textes inédits et auraient eu à nous en apprendre sur leur approche de Céline. Un libraire comme Henri Thyssens a créé un site internet d’une érudition inégalée. L’œuvre de Céline est une cathédrale avec ses saints, ses gargouilles et ses diables, ses petites chapelles et ses grandes orgues, ses visiteurs et ses serviteurs. Jansénistes et jésuites, artisans et commerciaux, partisans et détracteurs, poètes et prosateurs, analystes et romanciers, s’y croisent, s’y défient, s’épaulent ou se détestent. Céline ne laisse guère indifférents les amateurs de littérature. Son œuvre est lisible à plusieurs niveaux, abordable sous différents angles. Sa richesse semble inépuisable. Personne ne peut se targuer d’en avoir fait le tour. Pourtant, en Grande Célinie, que d’individus assoiffés de gloriole, de « m’as-tu-vu, m’as-tu lu… », de « premier, fus à dire et écrire… », soignant leur narcissisme ! Que d’écrivains jaloux se déguisant en critiques ! Céline échappe à toute définition, comme tout grand créateur. Céline est bien vivant. Que d’auteurs glorifiés de leur vivant, alors que Céline était ignoré, sont aujourd’hui oubliés !

Dans un ouvrage intitulé Céline, l’infréquentable ? (Jean Picollec, 2011), Joseph Vebret proposait huit entretiens de « céliniens incontestés (…) qui font autorité ». D’aucuns pourraient légitimement s’étonner d’une telle proximité affective entre l’objet d’étude et les intervenants. Des staliniens incontestés pourraient-ils en effet produire un travail objectif sur le « Grand Guide des peuples » ? 
C’était le choix de l’éditeur… Il lui a semblé intéressant d’interroger des céliniens de générations différentes, au parcours divers, de motivations différentes. Céline n’est pas Staline. Céline n’a exercé aucun pouvoir, Staline les avait tous. Céline n’a pas été particulièrement fêté en Allemagne nazie. Des écrivains communistes ont été fêtés au pays du goulag. Aragon reçut le prix Lénine et son nom est donné à des rues, des lycées, une station de métro. Céline ne reçut aucun prix nazi et n’a même pas une plaque, un cul-de-sac, à son nom. Il y a des céliniens très anti-céliniens. Certains et non des moindres ont cherché à réduire l’œuvre à une recette commerciale, d’autres à faire de l’homme « le salaud du XXe siècle ». J’ignore s’il en est de même du côté d’Aragon ou de Sartre. Ou les historiens ont un temps de retard ou leur jugement de valeur est partial. Je ne suis pas, mais pas du tout, un « célinien incontesté faisant autorité »… C’est une formule publicitaire. Il est clair que Vebret a choisi d’interroger des céliniens qui montrent une certaine sympathie envers leur auteur, mais elle n’est pas inconditionnelle. Si certains reconnaissent à Bagatelles des qualités littéraires, capitales, en dépit des idées politiques, ils ne nieront pas que certains chapitres soient illisibles aujourd’hui. L’Ecole des cadavres n’est pas leur livre préféré, malgré son foisonnement de néologismes et d’innovations syntaxiques.
Comment être véritablement neutre ou impartial avec Céline ? Et il en est, en a été, de même avec beaucoup d’autres écrivains. Voltaire a été détesté pour ses sarcasmes envers la religion catholique par bien des générations de lecteurs catholiques. Chateaubriand n’a pas dû plaire beaucoup aux militants laïcs et républicains. Il n’y a pas si longtemps, un de mes meilleurs élèves, d’origine juive, refusait d’étudier Candide à cause des moqueries contre les rabbins. Et il ignorait tout du Dictionnaire philosophique ! Alors, Céline ! Le proposer à l’étude dans une classe soulève souvent des refus, même après une longue présentation qui se veut sans concession. On n’a pas le moindre problème avec Agrippa d’Aubigné ou avec Ronsard malgré leurs anathèmes. On peut chanter A la Bastille de Bruant sans passer pour antisémite et son portrait peint par Lautrec orne les rues d’Albi. On peut étudier les orateurs de la Révolution sans qu’un élève avec un nom à particule ne lève la main pour contester. Les descendants des guillotinés de 93 sont évidemment peu nombreux dans une classe. Robespierre et Danton n’incarnent plus le Mal. Quand on célèbre la Révolution, on oublie ses excès, et on la fête en bloc. On devrait en faire autant avec Céline, mais pour certains, Céline est la figure du Mal et on occulte sa révolution esthétique à cause de ses excès politiques. Le choix de Vebret peut se défendre. Les ouvrages critiquant Céline, remettant en question l’homme ou l’œuvre, aujourd’hui, trouvent davantage d’éditeurs que des essais sans couleur idéologique... Depuis quelques années, la parole est plus souvent donnée aux détracteurs de Céline qu’aux chercheurs consciencieux. Même aux novateurs ! Je pense à Serge Kanony qui a écrit un essai sur Céline, original, ouvrant des portes, facile à lire, et qui ne trouve pas d’éditeur… Je ne prétends à nulle « autorité »… Ceux qui s’en octroient une me font sourire, surtout s’ils croient incarner une cause. Je ne crois pas à « l’objectivité » en littérature ou en histoire. Ce ne sont pas des sciences exactes. Les historiens en sont encore à s’affronter sur les millions de morts d’un côté et de l’autre de telle ou telle idéologie, alors qu’un seul mort est déjà de trop…
Je me suis spécialisé dans la recherche biographique. J’ai interrogé les derniers témoins, éclairé quelques visages restés dans l’ombre, établi quelques correspondances entre les modèles et leur avatar, exhumé quelques lettres, rétabli quelques faits et dates, préférant mettre l’éclairage sur de courtes séquences plutôt que de prétendre à une synthèse qui me semble impossible. J’ai réagi quelquefois à certains propos qui me semblaient exagérés, certaines citations tronquées ou extraites de leur contexte, certaines interprétations qui me semblaient outrancières, et puis j’ai renoncé aux vaines polémiques qui ne convainquent jamais un interlocuteur sûr de sa vérité. Toute analyse, toute approche de Céline me semble toujours intéressante et contestable à la fois. Céline demeure pour moi un point d’interrogation. C’est peut-être le signe du génie. A moins d’être simpliste ou sectaire, et surtout peu curieux, Céline échappe à toute définition et à tout commentaire définitif. Vebret aurait pu donner la parole à certains détracteurs de Céline, mais ils ont d’autres moyens de communication, et ceux qu’il a interrogés ne sont pas des fanatiques. Ou alors le mot fanatique ne veut plus rien dire. Personnellement je me moque des affinités politiques ou morales d’un chercheur si sa production apporte du nouveau ou entraîne la réflexion. Je n’ai pas conservé tous les livres que j’ai lus sur Céline, mais ma bibliothèque contient des ouvrages d’auteurs réputés de droite comme de gauche, d’extrême droite comme d’extrême gauche, donc d’études orientées dans un sens ou l’autre, et qui me semblent intéressantes. J’essaie toujours de comprendre et je comprends même qu’on puisse détester Céline, aussi bien l’homme que l’œuvre. Chacun a son histoire et ses tropismes. J’admire la probité dont fait preuve Zagdanski à étudier Céline, y compris et surtout Bagatelles – qu’il tient pour un grand livre - en dehors de toute passion affective, alors qu’il aurait des raisons pour manifester un dégoût. Ce que je comprends moins, j’avoue, ce sont les thésards qui ont consacré des années de leur vie sur un auteur qu’ils détestent. A moins de se livrer comme Jérôme Bosch à la tératologie. Mais le plaisir que prend le chacal à dépecer la carcasse du lion mort ou la fierté de faire claquer au vent un drapeau, d’incarner une morale ou de défendre une valeur, c’est de la politique, du cabotinage, et cela nous éloigne de la littérature, du plaisir de lire…

Depuis quarante ans que vous travaillez sur Céline, vous est-il possible d'esquisser les grands axes de recherche concernant l'homme et son œuvre ? Ont-ils permis d’avoir une connaissance plus affinée du personnage, une perception qui ne se limiterait pas au concept dual et manichéen du génial salaud ?
La Célinie est une véritable auberge espagnole. Chacun a son Céline et y met ses fantasmes. C’est du chacun pour soi et à couteaux tirés. Chez les Proustiens ou les Bloyens, il paraît qu’il en est de même, en plus feutré ou plus rageur. Les délires de Céline incitent à l’hyperbole. Créée en 1976 par Alméras, Dauphin et Godard, la Société d'études céliniennes eut comme présidents, après Alméras, André Lwoff, prix Nobel de médecine, Gérald Antoine, recteur de l’Université, et François Gibault, avocat libéral. C’est dire le sérieux de cette société. Elle regroupe des chercheurs modestes et sérieux, en dehors de toute passion politique ou partisane, et a publié des études variées et utiles. Quand j’ai commencé à lire du Céline, en 1964, il y avait deux sortes de librairies : les bonnes qui avaient du Céline en rayon et les mauvaises qui n’en n’avaient pas. Soit la « bonne librairie » était tendance Brassens et Ferré, soit elle vendait du Bardèche et du Brasillach. Entre les deux, dans les librairies chics, à peine le Voyage et Mort à crédit entre des Camus et des Sartre à la file indienne. C’était un véritable western. Il nous fallait des ruses de sioux pour dénicher un Féerie ! On avait l’air de comploteurs dès qu’on parlait de Céline. Les études littéraires ou biographiques étaient peu nombreuses : les revues de L’Herne, les études de Debrie et de Marc Hanrez. En 1967, quand Dominique de Roux vint à Aix-en-Provence, ville universitaire, dédicacer sa Mort de Céline à la librairie Champagne, malgré les annonces dans la presse locale, nous ne fûmes que deux à nous présenter à lui. On nous pris en photo.
Mon sujet de maîtrise était choisi, ce serait Céline, à la grande joie de mon ami Henri Mahé. Je rencontrais d’abord grâce à Mahé, ceux qui avait connu Céline et qui étaient encore en contact avec le peintre : Aimée Barancy, Clément Camus, Lucette Destouches en juillet 1966, Hélène Gallet, Colette Turpin, le colonel Rémy. Plus tard, à la suite de bien des hasards, j’interrogerai Arletty, Georges Arzel, Jean Bonvilliers, Germaine Constans, Georges France, Gaby Gen Paul, Roger Lécuyer, Jeanne Le Gallou, Maguy Malosse, Tinou Le Vigan, Volny Mourlet, Piéral, Trésa Saban, Jean Seltensperger, Eliane Tayar, Madame Tuset. J’ai pris des notes, me souviens de tout. Mais combien je regrette de n’avoir pas osé leur poser plus de questions…
En mai 1969, à Aix-en-Provence, je prenais rendez-vous avec le professeur Raymond Jean que j’avais entendu dire « Céline, c’est notre Shakespeare à nous », pour lui demander de patronner mon mémoire de maîtrise qui porterait sur les transpositions biographiques dans les trois romans de Céline à partir de témoignages inédits. J’eus pour réponse : « Mai 68 est trop proche de nous, cela pourrait nous créer des histoires, nuire à votre avenir, mais vous pourriez entrer dans une équipe, faire un mémoire à plusieurs sur un thème général… » Même échec auprès d’autres… Céline faisait peur aux universitaires ! Renoncer à Céline, étudier Rutebeuf ? Une amie me confia que son oncle, professeur à Paris, serait intéressé par Céline. Je rencontrai ainsi à la Sorbonne le professeur Jacques Robichez, spécialiste de Romain Rolland, mais qui dirigeait déjà une thèse sur Céline, celle de Jean-Pierre Dauphin que je rencontrerai pus tard. Ce fut donc à cause de Céline que je quittai Aix. Le service militaire m’envoya à Sigmaringen et à Baden-Baden. Je ne vis mon directeur de maîtrise que deux fois : pour lui soumettre un plan et pour recevoir ma mention. En 1976, Jean-Pierre Dauphin organisait une bibliothèque Céline à Jussieu, soutenait sa thèse, créait la Société d'études céliniennes, et en 1977 m’invitait à écrire des notices pour les Cahiers Minard. La même année étaient publiés L’Album Céline en Pléiade et le premier tome de la biographie par François Gibault.
Céline n’était plus tout à fait tabou et je n’étais plus tout à fait seul. Je rencontrais au fil des ans quelques céliniens historiques : Eliane Bonabel, Paul Chambrillon, Lucien Combelle, Henry Coston, Jacques Darribehaude, Nicole Debrie, Pierre Duverger, Jean Guenot, Alphonse Juilland, Pierre Monnier, Serge Perrault, Robert Poulet. Et ceux de ma génération : Philippe Alméras, Jean-Pierre Dauphin, Henri Godard, Pierre Lainé, Marc Laudelout, Jean Paul Louis, Pierre-Edmond Robert, Henri Thyssens. Que de souvenirs ! Je raconterai un jour ces rencontres. Sans oublier les marginaux comme Marc Augier, Alphonse Boudard, Guy Debord, Willy de Spens. En 1983, au Colloque de La Haye, je fais ma première communication : l’étude graphologique des écritures de Céline. Je découvrais alors le milieu des chercheurs céliniens. Les céliniens ! Que de fois j’ai entendu vitupérer « les céliniens »… C’est fort mal les connaître. Car « les céliniens », ça n’existe pas. Chacun a sa motivation, son chemin, sa spécialité. Chacun apporte sa pierre, fait part de sa lecture. Aucun ne se ressemble. Céline ne les rassemble que lors de colloques internationaux. Et c’est la joie des retrouvailles, la curiosité des dernières découvertes. Parfois le « scoop » ! Mais chacun a son Céline. Et c’est tant mieux ! L’œuvre est tellement riche qu’on peut l’aborder sous des centaines d’angles. Le grammairien n’est pas forcément intéressé par le biographe. Et entre biographes les divergences existent. Il nous arrive bien sûr de nous entraider, de faire appel à tel ou tel, spécialisé dans un domaine, à passer des semaines pour trouver un renseignement. Travailler à plusieurs demande beaucoup de tolérance et d’humilité. Des petits groupes y arrivent. Ils sont les plus modestes. Bien vaniteux celui qui dit connaître l’homme ou l’œuvre ! Bien prétentieux celui qui lance « Céline ! Salaud ! » Ça pose… Cela fait bien à la télévision…

Avant de clore cet entretien, pouvez-vous fournir à nos lecteurs une liste d'ouvrages que tout célinien se doit de posséder ? 
Je peux vous donner une première liste des ouvrages qui me sont utiles ou qui m’ont appris des choses, mais je serai partial, vais oublier des amis, m’intéressant plus à la biographie qu’aux commentaires ou interprétations.
Du côté des idées, m’ont laissé une forte impression : d’Aebersold, sa Goétie. D’Alméras, Céline entre haines et passions. De Bellosta, Céline ou l’art de la contradiction. De Brami, son Céline. De Nicole Debrie, Il était une fois et les autres. D’André Derval, les 70 critiques de Voyage et L’Accueil critique de Bagatelles. De Donley, La Petite Musique. D’Elie Faure, Découverte de l’archipel. De Serge Kanony, son inédit Céline ? C'est Ça !... De Muray, son Céline. De Dominique de Roux, La Mort de Céline. De Taguieff, L’Antisémitisme de plume. De Tettamanzi, Esthétique de l’outrance.
Du côté de la biographie : d’Alliot, Céline au Danemark et Céline à Bezons. De Bastier, Le Cuirassier blessé. De Dauphin, la Bibliographie des écrits de Céline (1985, non réédité). De Ferrier, Céline et la chanson. De Gibault, la biographie, cela va sans dire. De Godard, son Céline. D’Hindus, Céline tel que je l’ai vu. De Juilland, Elizabeth & Louis. De moi-même et de Pécastaing, Images d’exil. De Paul del Perugia, son Céline. De Monnier, Ferdinand furieux. De Pedersen, Le Danemark a-t-il sauvé Céline ? De Perrault, Céline de mes souvenirs. De Pollet, Escaliers. De Poulet, Entretiens familiers. De Gaël Richard, Dictionnaire des noms et Le Procès Céline. Bien sûr aussi et surtout, à paraître, le Dictionnaire de la correspondance, dû à J.-P. Louis, Gaël Richard et moi-même. Evidemment, les Pléiade, les Cahiers Céline, les Années Céline, les Etudes céliniennes, les Actes des colloques organisés par la Société d’études céliniennes, les Bulletins céliniens, les disques et vidéos, et tous les livres de correspondance. 

Propos recueillis par Emeric CIAN-GRANGÉ, le 25 janvier 2012.
Le Petit Célinien, 1er juillet 2012

> Télécharger cet entretien (pdf)

> BIBLIOGRAPHIE d'Éric Mazet (pdf, 5 pages)

> Éric MAZET, « celui qui sait tout sur Céline »

2 commentaires:

  1. Chapeau, Pierre-Eric !
    Vrai - J'ai vu avec plaisir ton nom dans les "Lettres" à la Pléiade, et ailleurs aussi, bien sûr. Porte toi bien.

    Jean-François Gille (du temps de Fontrousse-Coutheron), johnfgille@gmail.com

    RépondreSupprimer
  2. Commentaire splendide, avec beaucoup de modestie dans l'expression et des rappels bienvenus.
    Ceux qui dénigrent Céline, font penser aux pygmées qui s'attaquent aux géants de François René !.
    Steiner cite Sartre, "Entre Céline et moi, un seul restera et ce sera Céline", est-ce une citation vraie ?. Se non é vero ...
    On ne comprend bien que ce qu'on aime, et Eric Mazet aime beaucoup et comprend énormément.
    Bravo!

    Patrice de Rambuteau

    Pour Eric Mazet, s'il me lit, et pour éclairer Semmelweiss, mon ancêtre Préfet de Paris entre 1833 et 1848, créateur du passge Choiseul, évoque en un paragraphe de ses Mémoires les salles de dissection dans les hôpitaux de l'AP.

    "Je supprimai aussi les salles de dissection établies dans chauqe hôpital, où le défaut de surveillance, la légèreté des élèves pouvaient compromettre le respect des morts et la santé des vivants. Un vaste bâtiment fût édifié à Clamart, avec 100 tables, des eaux abondantes, une ventilation parfaite, un isolement complet. Il ne resta dans les hôpitaux que le local indispensable aux autopsies exigées par la science ou requises par l'autorité judiciaire".

    Pages 330 des Mémoires du comte de Rambuteau - éditions Prottat Mâcon.

    Il semble que dès le début du XIXème siècle des esprits éclairés n'avaient pas attendu Semmelweiss pour séparer les activités de dissection de l'hôpital. Mais la thèse reste sublime.






    RépondreSupprimer