Vitesse des morts et des vivants
Peu de gens survivent à leur mort : le Christ, Lazare, ou, plus près de nous, Napoléon. Mais c'est très rare. L'homme survit peu. En général il attend de vivre, c'est une chose qui dure toute sa vie, et ensuite on l'enterre au trot. Il flâne sa vie mais il court à la tombe. Après quoi il meurt au galop ; la vitesse des morts est proverbiale. Quelques-uns pourtant vont au pas. Homère ne s'est jamais pressé. Céline, Hemingway iront lentement. Céline, à l'horizon de la littérature, laisse de hauts châteaux d'ordures qui se détachent sur un ciel d'orage et qui attireront longtemps le regard. Ses paysages plus grands que nature se mirent dans un fleuve d'immondices. C'est un géant qui promène ses rêves dans un égout. Il n'est, je crois, pas un de ses livres, où, à un moment ou un autre, ledit égout ne déborde et n'engloutisse le monde. A moins qu'une vieille dame méritante, armée d'un jonc flexible et d'un pot d'eau bouillante, ne débouche le trou d'écoulement par un barratage minutieux, avec une technique remarquable dont il fait un éloge très vif. Le style, c'est l'exagération. Nul n'exagéra plus que Céline. Il a bâti des Parthénons en crottes de chien. La matière est étrange, les monuments grandioses. Ils seraient plus noble en marbre blanc ; mais ceux qui taillent le marbre blanc n'ont pas la carrure qu'il faudrait pour faire des monuments aussi grands que ceux de Céline.
Hemingway fut aussi une façon de géant ; moins grand que Céline, moins créateur, moins extraordinaire. Un grand gros homme tout barbu, tout hirsute, qui chassait les hippopotames et pêchait des poissons gros comme des chevaux de labour. Qui fit la guerre, qui fit des guerres. Qui fut hanté par le problème de la mort. Et qui en mourut. Comme son père. En déchargeant une arme à feu. S'il faut tirer une leçon de son oeuvre, j'aimerais assez celle que propose l'histoire du vieil homme et de la mer (1). Le vieil homme qui mange tout le mois de mai des oeufs de tortue (des grosses tortues « à dos en coffre qui ont la taille de sa barque et pèsent une demi-tonne »), « afin d'être fort en septembre et octobre quand viendra vraiment le gros poisson ». Et qui boit de l'huile de foie de requin. Et qui part seul dans sa petite barque pour aller chercher le grand poisson. Et qui finit par l'attraper après deux jours et trois nuits de lutte ; un poisson bien plus grand que sa barque, et qu'il amarre, et qu'il ramène ;... mais en quel état arrive-t-il ! Quant au poisson, les requins l'ont si bien dévoré qu'il n'en reste plus que la tête avec un peu d'épine dorsale.
Ce qu'on pêche n'a pas d'importance. L'important est de l'avoir pêché.
C'est ainsi qu'il arrive que l'homme survive quelques temps à sa mort. Mais peut-être lui est-il encore plus difficile de survivre un peu à sa vie. Elle le tue avant l'âge. Le métro, les poussières, les miasmes, les veillées, le travail, le plaisir, les guerres, les apéritifs fantaisie, le mauvais caractère de sa femme, le froid, le chaud, les tentatives d'assassinat, les accidents de la route, les engrenages dangereux, les incendies de forêts, les barrages qui s'écroulent, le laissent à cinquante ans ahuri, éclopé, avec une jambe en moins, le nez rouge et des poches sous les yeux. A peine a-t-il appris à être jeune, il s'aperçoit que ses cheveux sont blancs ; à peine a-t-il pris l'habitude de la vie, c'est déjà le moment de la quitter. Comment survivre ? En supprimant les poches sous les yeux. C'est le docteur Vidal qui nous le dit (2). D'abord elles ne servent à rien ; la poche du pantalon sert à mettre un mouchoir, la poche de la sarigue à loger les enfants, le stylo, en été une petite cannette de bière. Mais la poche sous les yeux est une poche superflue. Le docteur Vidal la ressèque. Il supprime les poils disgracieux. Il recolle les oreilles qui sont trop écartées, parce qu'elles donnent au visage l'air d'une soupière à anses et au conscrit l'expression trompeuse d'une immense naïveté champêtre. Il fait tout ça. Et si on a trop de ventre, crrac, crrac, ayant pincé d'une main un gros pli qu'il tire tant qu'il peut, il vous le coupe de l'autre avec ses grands ciseaux. Il en résulte un croissant de peau fine. Il le donne à son photographe (1). La femme du photographe en fait un portefeuille. Le photographe le montre au dessert dans les repas de première communion.
Il l'entretient avec un chiffon de laine.
Et c'est ainsi qu'Allah est grand.
1er août 1961
Alexandre VIALATTE
Chroniques, Julliard, 1998.
1- Le Viel Homme et la mer, par Ernest Hemingway ; remarquablement traduit par Jean Dutours (Editions Gallimard).
2- Rajeunissement et Chirurgie esthétique, par le docteur Louis Vidal. (Imprimerie du Progrès, 9, rue François-Perrin, à Limoges)
1- Le Viel Homme et la mer, par Ernest Hemingway ; remarquablement traduit par Jean Dutours (Editions Gallimard).
2- Rajeunissement et Chirurgie esthétique, par le docteur Louis Vidal. (Imprimerie du Progrès, 9, rue François-Perrin, à Limoges)
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