La revue Prolétariat, dirigée par Henry Poulaille, a publié douze numéros de juillet 1933 à juillet 1934. Dans son n°2 d'août-septembre 1933, elle consacre deux pages à Voyage au bout de la nuit sorti l'année précédente chez Denoël et Steele. Henri Duclos, auteur de l'article est médecin lui-même. Il s'attarde donc plus particulièrement sur le comportement de son homologue médecin Bardamu. Entre étonnement et révolte, le jugement est sévère...
Sans doute serait-il plus habile de
n'en point parler. Le silence est une
thérapeutique souveraine en pareil cas.
Mais puisqu'il est trop tard pour l'appliquer, allons jusqu'au bout de cette
nuit, et qu'on s'explique !
Une petite note en guise de préface
dresse son piège au lecteur assez ingénu pour la négliger :
Hommes, bêtes, villes et choses, tout
est imaginé. C'est un roman, rien
qu'une histoire fictive. C'est de l'autre côté de la vie.
Utile précaution contre le scandale
probable. Celui qui s'indignera en sera
ridiculisé.
C'est-à-dire que MM. Louis-Ferdinand Céline traite son ouvrage de plaisanterie? Son article retentissant, paru
dans Candide, prouve le contraire. C'est
heureux, car il serait plus difficile de
secouer un aimable fumiste que de
charger des moulins à vent.
On a déjà beaucoup parlé de ce livre,
pour le plus grand profit de son auteur. Les uns ont crié au miracle devant un style soi-disant inédit. Les
autres n'y ont vu qu'une construction
maladroite, infestée de mauvaise littérature. Les blasés et les snobs y ont
goûté un frisson nouveau. Le peuple
n'a rien compris au langage qu'on lui
prête, mais qu'il n'a jamais parlé. Enfin, pour mettre le comble à la confusion, des âmes de bonne volonté ont
retrouvé là leur angoisse et la célèbre
alternative posée à Huysmans, après
A. Rebours: la bouche du revolver ou
le pied de la Croix.
Peut-être chacun a-t-il raison? Personnellement, je serais prêt à oublier
quelques fautes de goût pour la verve
de certains passages, si d'autres, par
ailleurs, ne me révoltaient pas. J'ai
tâché consciencieusement d'avaler le
tout, au risque de ressembler à ces enfants qui ne prennent leur huile de
foie de morue qu'avec force grimaces
et en se bouchant le nez. Mon estomac
s'y est refusé, je le regrette.
Déformation professionnelle? Médecin, je n'ai pu m'empêcher de juger
un médecin écrivant l'histoire d'un
médecin. Médecin imaginé, soit, de
l'autre côté de la vie (voir plus haut).
Mais de deux choses l'une : ou Bardamu est en dehors de la vie, sans
lieu de ressemblance avec aucun de
nos confrères, et alors le livre, bon
pour Sirius, ne nous intéresse pas; ou un pamphlet, de dessiner une caricature, c'est-à-dire de faire une œuvre plus vraie que la vérité même, et
il y a échoué tristement.
Admettons que la médecine-sacerdoce soit reléguée aux temps de la
Légende Dorée. Admettons encore, avec
La Rochefoucauld, que l'égoïsme soit
le seul promoteur de la gent médicale
connu de toute la race humaine. Admettons l'existence — cette fois, il le
faut bien — des mauvais médecins :
médecins marrons, médecins d'officines
troubles, trafiquants de carnets, d'accidents de travail, de stupéfiants, médecins charlatans médecins avorteurs. Mais, le pire de ces dévoyés,
le moment venu, aura l'étincelle. Je
les mets au défi de rester jusqu'au
bout, voire jusqu'au bout de la nuit,
aveugles et sourds. La médecine impose un caractère sacré qu'il n'est
pas facile de renier — eh ! oui, Monsieur Bardamu ! — Elle oblige à
des réflexes que le plus taré traîne
avec lui.
Ces réflexes, Bardamu ne les a pas.
On jurerait que sa physionomie falote a été créée par un profane, un
profane qui aurait prodigué les termes techniques pour masquer son impuissance essentielle à concevoir une
personnalité de médecin, même aussi
lamentable, un profane qui aurait
ignoré les rudiments primordiaux de
la science médicale.
Or, comme M. Céline est médecin,
la question se pose de savoir pourquoi il a ainsi faussé son personnage.
Nous examinerons plus loin ce problème. Pour l'instant, repassons les
attitudes les plus invraisemblables de
Bardamu.
Il est appelé pour une métrorrhagie
post abortive. Le cas est très grave. Il
conseille le transport d'urgence à
l'hôpital. La mère refuse, à cause du
scandale. Qu'en penseraient les voisins et les voisines ?
Jusqu'ici la chose est, hélas ! très
banale. Ce qui l'est moins, c'est la
façon d'agir de notre étrange docteur. N'importe quel médecin aurait
enlevé sa veste, retroussé les manches
de sa chemise, et, tandis qu'il aurait
ordonné de faire bouillir en hâte une
marmite d'eau, se serait appliqué lui-même à arrêter l'hémorragie. Je saute
les détails. Un médecin de campagne se
trouve presque chaque jour devant des
cas analogues, loin de toute clinique
ou hôpital. La malade serait peut-être
morte dans ses bras, saignée à blanc,
ou, quelques jours plus tard, d'une
bonne éclampsie; mais il serait rentré, je ne dis pas avec la satisfaction
du devoir accompli, c'est trop vieux jeu, il serait rentré avec le plaisir
physique d'une lutte acceptée et menée jusqu'au bout: Si, de nos jours,
on n'est plus moral, du moins on reste
sportif.
Voilà ce qu'aurait fait Bardamu
comme les autres, si M. Louis-Ferdinand Céline n'avait pas décidé d'écrire
l'épopée de la lâcheté. Abandons, reniements, quand on tient un si beau
sujet à l'usage des gens du monde, on
ne s'oublie pas jusqu'à soigner une
pauvre fille dont le sang fait glouglou
entre les jambes. Je remis le gros coton, raconte Bardamu, et remontai sa
couverture simplement.
Ce simplement est prodigieux !
Et puis : je revins pour sentir son
pouls, plus menu, plus furtif que
tout à l'heure. Elle ne respirait que
par à-coups. J'entendais bien, moi, toujours, le sang tomber sur le parquet
comme à petits coups d'une montre de
plus en plus lente, de plus en plus faible. Rien à faire. La mère me précèdait vers la porte. — Surtout, me recommanda-t-elle,
transie, Docteur, promettez-moi que
vous ne direz rien à personne ? — Elle
me suppliait. — Vous me le jurez ?
Je promettais tout ce qu'on voulait.
Je tendis la main. Ce fut vingt francs.
Un autre épisode aussi étonnant clôt
le livre.
Bardamu est en taxi, avec Robinson
et deux femmes. L'une d'elles tire deux
balles de révolver dans le ventre de
Robinson. Un médecin, en pareil cas,
ne peut hésiter. Il donne au chauffeur
l'adresse de l'hôpital le plus proche et il fait opérer d'urgence par le chirurgien de garde. Songez que le blessé est
déjà dans l'auto. Opéré immédiatement, il aurait toutes les chances pour
lui.
Mais c'est compter sans le souci
« littéraire » de M. Céline. Il faut
aller jusqu'au bout de la nuit. Il l'a
promis. Il faut accomplir la dernière
saleté, laisser crever un ami, se débarrasser d'un gêneur, mais sans en
avoir l'air. Car, si le propos était délibéré, Badamu serait moins parfaitement lâche. Les bandits ne sont pas
assez méprisables.
Le voici donc aussitôt après les coups
de révolver : Je ne savais plus trop
quoi décider moi avec le blessé. Le
ramener à Paris, ça aurait été dans un
sens plus pratique. Mais nous n'étions
plus loin de notre maison. Les gens
du pays auraient pas compris la manœuvre...
Si j'avais été à sa place à Léon,
j'aurais préféré, pour moi, une hémor-
ragie interne, ça vous inonde le ven-
tre, c'est rapidement fait. Tandis que
par une péritonite, c'est de l'infection
en perspective c'est long.
(Hé ! M. Céline, la chirurgie, pour
qui est-elle faite ?)
Et le ton continue : Je restais, devant Léon, pour compatir et jamais j'avais été aussi gêné. Il nous tenait
par la main. Chacun une. Je l'embrassai. Il n'y a plus que ça qu'on
puisse faire sans se tromper dans ces
cas là (sic). On a attendu. Il a plus
rien dit. Un peu plus tard, une heure
peut-être, pas davantage, c'est l'hémor-
ragie qui s'est décidée, mais alors
abondante, interne, massive. Elle l'a
emmené.
Donc, en faisant vite, on aurait
opéré à temps. Ces dernières lignes passent l'imagination. Ecrites par un médecin, elles
dévotent un tel parti-pris qu'elles frisent la naïveté.
Il y a encore le chapitre où Bardamu se partage entre un moribond et
une femme en train d'accoucher, uniquement pour ne pas perdre ses honoraires, Il ne réussit qu'à montrer une
fois de plus son incommensurable
ignorance professionnelle, sans parler
de sa bassesse :
La sage-femme attend de son côté
que je patauge en plein, que je me
sauve et que je lui laisse les cent
francs. Mais elle peut courir la sage-femme ! Et mon terme alors ? Qui c'est
qui le payera ? Cet accouchement vasouille depuis le matin, je veux bien.
Ça saigne, je veux bien aussi, mais ça
ne sort pas, et faut savoir tenir !
Les snobs qui s'invitent à voir des
films chirurgicaux doivent être servis.
La note répugnante et salace n'y manque même pas, comme, après l'épisode
de l'avortement, le tableau de ce ménage qui s'excite à maltraiter une
fillette.
Sadisme et lâcheté jettent leurs feux
troubles sur l'œuvre de M. Louis-Ferdinand Céline. Cette âpre critique de
l'humanité ne serait-elle en définitive
que la critique de ses lecteurs ?
Dans son article de Candide, M. Céline revendiquait la gloire d'avoir
excité le nerf dentaire du public. Mais
Bardamu, aussi piètre physiologiste
que mauvais clinicien, à confondu le
nerf dentaire avec le pneumogastrique, nerf du vomissement. En fait de
frisson nouveau, il n'a mis au point
qu'un émétique infaillible.
Henri DUCLOS
Prolétariat n°2, Août - Septembre 1933
> Télécharger le numéro complet : Prolétariat n°2, Août-Septembre 1933 (pdf, 85 pages)
Le « Voyage » est farci de petites phrases insolites. Ici, c’est : « Les gens du pays auraient pas compris la manœuvre... » Quelle manoeuvre ? Il s’agit d’un meurtre sans témoin dans un taxi...
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