Jean Renoir - Louis-Ferdinand Céline (photomontage) |
Le Nouvel Observateur, dans son numéro 2499 (27 septembre-3 octobre 2012), propose dans sa rubrique « bonnes feuilles », un extrait de la biographie de Jean Renoir de Pascal Mérigneau (Flammarion, à paraître le 3 octobre 2012) ou est relatée la visite de Renoir à Céline.
La vie d'un homme étant invariablement quelque chose d'incompréhensible, la biographie sert d'ordinaire à la simplifier. L'ouvrage monumental que Pascal Mérigeau, du « Nouvel Observateur », consacre à Jean Renoir se propose de faire le contraire. Avec l'érudition qu'on lui connaît, il entreprend de détricoter le suaire du cinéaste. Travail ardu, qui implique de se battre contre Renoir lui-même. Le réalisateur de « la Règle du jeu » n'est pas étranger à la légende qui l'entoure. Il a passé sa vie à se réinterpréter, donc à se contredire, d'autant qu'il était peut-être plus multiple qu'un autre : communiste et pétainiste, modeste et vaniteux. Sa filmographie elle-même reflète une âme multiforme. Renoir a toujours dit ce qu'on voulait qu'il dise. Exemple de cette inconstance : sa rencontre avec Louis-Ferdinand Céline. En 1937, il vient de triompher avec « la Grande Illusion ». Mais l'auteur du « Voyage » s'en prend violemment à lui dans « Bagatelles pour un massacre ». Tour à tour, Renoir va chercher à gagner les faveurs d'un écrivain qu'il admire, puis l'insulter publiquement. Voici le récit, méconnu, d'une entrevue houleuse entre les deux géants, instables et plastronneurs comme tous les géants.
David CAVIGLIOLI
« Les Allemands vous mettront le dos au mur ! »
En décembre 1937 paraît « Bagatelles pour un massacre » , dans lequel Louis-Ferdinand Céline s'en prend notamment à deux vecteurs essentiels, à ses yeux, de la décadence française, l'alcool et le cinéma, « d'Hollywood la juive à Moscou la youtre ». Le pamphlet connaît le succès en librairie, au contraire de « Mort à crédit », dont Céline a attribué l'échec, comme celui de ses différentes entreprises d'alors, à l'influence exercée par les Juifs sur la presse. L'attaque que dans son livre il lance contre « la Grande Illusion », auquel il ne consacre rien de moins qu'un chapitre, est d'une violence inouïe : « [ .. ] Ce film prend date. Il fait passer le Juif de son ombre, de son travesti, au premier plan, au plan "sozial" en tant que juif, nettement juif. (...]Avènement du petit Juif au rôle de messie officiel. Parfaitement millionnaire ce petit Rosenthal... Mais paifaitement populaire"... Ah ! mais populaire encore bien bien plus que millionnaire est riche! Richissinie... remarquez ce petit Youtre. [...] Il représente intégralement l'abject gibier de réverbère. » Renoir, dont le pamphlet ne mentionne pas le nom, est cinéaste, proche des communistes, son film est un film pro-juif, comment Céline pourrait-il ne pas le détester ? Il est d'autres aspects de « la Grande Illusion » que Céline ne peut accepter mieux.
Engagé pour trois ans le 28 septembre 1912, un peu moins de quatre mois avant Renoir donc, soit précisément la différence d'âge qui les sépare, Louis Destouches a rejoint le 12è cuirassiers. La cavalerie, comme Renoir, mais la cavalerie lourde, la plus prestigieuse. Le 27 octobre 1914, près de Poelkapelle, en Belgique, il se porte volontaire pour une mission à la tête d'un petit peloton. Action d'éclat qui lui vaut de se voir décerner la médaille militaire, mais surtout, il a reçu au bras droit une blessure dont il souffrira toute sa vie. [ ... ]
Il est une question essentielle sur laquelle ils ne peuvent se rencontrer : Céline conçoit de la guerre une horreur dévorante, qui inonde le terreau de sa réflexion sur la nature de l'être humain, quand les personnages de « la Grande Illusion » regardent la guerre les uns comme une obligation à laquelle ils ne peuvent se soustraire, les autres comme une destinée naturelle, double proposition dont le pacifisme féroce de Céline ne peut s'accommoder. [...] Au printemps 1937, de surcroît, l'écrivain s'est vu refuser les projets par lui proposés dans le cadre de l'Exposition internationale, celui d'un ballet notamment. Or Renoir est un personnage en vue, proche d'un pouvoir dont Céline a pensé qu'il le rejetait. [ ... ] Et puis Renoir est un « fils de », quand l'enfant de Courbevoie a grandi dans un milieu modeste, que sa mémoire s'est plu à repeindre au gris de la misère. Céline ne possède envérité que des raisons de détester Renoir.
Le chapitre que Céline consacre à « la Grande Illusion » projette une ombre sur l'aura dont jouit le cinéaste, qui pour la première fois de sa carrière fait l'unanimité, et cette tâche lui est insupportable, plus encore parce que causée par un écrivain qu'il respecte et admire. [...]
Aussi bien, un jour du début 1938, Jean Renoir annonce-t-il à son fils qu'il souhaite le voir l'accompagner à un rendez-vous d'un genre particulier : « Je veux rencontrer un écrivain que j'admire, mais dont les idées se situent à l'opposé des miennes. De fait, nous ne sommes d'accord sur rien, et la conversation sera probablement très difficile. Tu viendras avec moi, il faut que tu saches que cela risque de mal se passer, mais quoi qu'il puisse arriver, ne dis rien. »
Céline habite au numéro 98 de la rue Lepic, il n'a que quelques pas à faire pour se rendre, chaque jour dit-on, au Moulin de la Galette, juste en face de chez lui. Guinguette les samedi et dimanche depuis 1934, l'établissement ouvre son bar à la pratique l'après-midi, mais l'endroit est désert en général, le décor crie misère, les lampes privées d'abat-jour dressent sur les tables leurs ampoules nues. Céline n'a que la nie à traverser, Jean et Alain Renoir quelques minutes de marche seulement, mais pour Jean. encombré de son propre poids, traînant sa jambe blessée, la pente de la rue Lepic est pénible à escalader. [...]
[Céline] est seul dans la grande salle quand les Renoir se présentent. La rencontre sera brève, Renoir fait part à l'écrivain de l'admiration qu'il porte à ses livres, Céline renaude, maugrée, insulte. Renoir insiste, « Voyage au bout de la nuit », livre magistral, oeuvre majeure, « Mort à crédit », roman admirable et incompris, Céline se cabre, crache, vomit, s'obstine dans ce qui peut-être est un spectacle, il le joue trop bien pour que seulement on imagine qu'il n'y croit pas. Céline n'entend pas. Céline ne veut pas, Céline a la rage, le plus grand écrivain français est fou. Qui dans une ultime tirade, furieuse, odieuse, plante ses crocs une dernière fois, mord jusqu'au sang le plus grand cinéaste français : « Je vous promets que... les Allemands vont venir arranger tout ça... ils vous mettront le dos au mur... et ce jour-là... soyez-en sûr... c'est moi qui commanderai le peloton ! » Renoir lui tourne le dos et s'éloigne, entraînant son fils, qui dans la rue lui demande comment il lui est possible d'admirer un homme qui le hait à ce point. Réponse : « Si on se privait d'admirer quelqu'un au motif qu'il veut vous faire fusiller on finirait vite par manquer de gens à admirer. »
Qu'au cours de cette entrevue Céline n'ait pas fait mention, dans le souvenir qu'en avait conservé Alain Renoir en tout cas, du philosémitisme de « la Grande Illusion », pourtant la pierre de touche de sa détestation telle qu'il l'exprime dans « Bagatelles pour un massacre» , alimente la thèse selon laquelle la vision que le film donne de la guerre était la cause première de sa fureur et, par un effet de ricochet, annonce les tentatives de justification de ses pamphlets antisémites auxquelles Céline se livrera après la guerre. D'où sa « promesse » lancée pour finir, d'une arrivée prochaine des Allemands, qui sinon serait sans raison. Là encore, Céline avait mieux lu le film que tous ceux qui depuis se sont obstinés à voir dans « la Grande Illusion » un manifeste pacifiste.
Sa réplique à Céline, Renoir la lance quelques jours plus tard. Dans la chronique qu'il donne chaque mercredi au quotidien communiste « Ce soir », il fait part de l'agacement provoqué par le livre chez ses amis. Lui-même prétend avoir arrêté sa lecture au bout de quatre pages, qui lui ont suffi à comprendre : « Un truc dans legenre de la pluie, morne et régulier. M. Céline me fait beaucoup penser à une dame qui a des difficultés périodiques, ça lui fait mal au ventre, alors elle crie et elle accuse son mari. La force de ses hurlements et la verdeur de son langage amusent la première fois ; la deuxième fois, on bâille un peu; les fois suivantes, on fiche le camp et on la laisse crier toute seule. » Le rapprochement manque d'élégance et fleure la misogynie, mais c'est envoyé. Suit le compte rendu, censément établi par Renoir à partir de la lecture faite par un ami : « A peu de chose près, Céline se contente d'affirmer que "la Grande Illusion" est une entreprise de propagande juive. La preuve, c'est que dans ce film jai osé montrer un vrai Juif, et en faire un personnage sympathique. » Les amis du cinéaste évoquent une souhaitable fessée de l'écrivain en place publique, mais Renoir les persuade de renoncer à leur projet, préférant conclure : « Au service de la juiverie, il y aurait paraît-il, aussi des gens comme Cézanne, Racine et bien d'autres. Nous sommes donc en bonne compagnie... et de nous rengorger ! M. Céline n'aime pas Racine. Voilà qui est vraiment dommage pour Racine. Moi, je n'aime pas les imbéciles, et je ne crois pas que ce soit dommage pour M. Céline, car une seule opinion doit importer à ce Gaudissart de l'antisémitisme, c'est la sienne propre. » L'article de Renoir paraît le 20 janvier 1938, soit une semaine seulement après que « le Canard enchaîné » eut donné un des premiers comptes rendus, d'ailleurs favorable, de « Bagatelles pour un massacre ». [...] En se déclarant avec éclat l'adversaire d'une personnalité en vue, qui s'en est pris à lui et dont la gloire lui apparaît plus grande que la sienne propre, la littérature jouissant auprès des intellectuels d'un prestige plus considérable que le cinéma, il se place sur un même pied que son contradicteur et livre aux lecteurs de « Ce soir », communistes pour la plupart, un gage d'autant plus apprécié que Céline avec « Mea Culpa » s'était attaqué à eux violemment. Renoir ainsi rafle la mise.
Pascal Mérigeau, Jean Renoir, Flammarion, 2012.
Commande possible sur Amazon.fr.
A lire :
> Renoir répond à Céline (Ce Soir, 20 janvier 1938)> « Céline et Jean Renoir », Le Bulletin célinien n°335 (novembre 2011)
A écouter :
> Émission On aura tout vu, France-Inter, 29 septembre 2012.
Céline passant tous ses après-midis au Moulin de la Galette ? Voilà de l’inédit.
RépondreSupprimerHenri Jeanson rappelle une anecdote dans le journal L'AURORE, le 5 Novembre 1968. La scène se passe en 1940, à Lisbonne. Renoir attend le bateau qui le mènera aux USA, pays que le cinéaste a choisi pour son exil. Voici un extrait de l'interview, rapporté par Jeanson.
RépondreSupprimerLE JOURNALISTE : "Alors, M. Renoir, vous quittez l'Europe? Vous quittez la France?"
JEAN RENOIR: "Hélas oui... Et ce n'est pas sans regrets. Mais je suis un homme d'humeur, et souvent irréfléchi, et j'ai commis quelques imprudences. Je me suis stupidement compromis avec le Parti Communiste et les gens de gauche. Mais le temps travaille pour moi. Je reviendrai en France. Hitler est un homme à ma main, je suis sûr que nous nous entendrons très bien tous les deux, car nous sommes confrères. J'ai été victime des Juifs qui nous empêchaient de travailler et qui nous exploitaient. Quand je reviendrai, je serai dans une France désenjuivée, où l'homme aura retrouvé sa noblesse et sa raison de vivre."
Citation probablement apocryphe. On voit mal Renoir prendre ainsi position.
RépondreSupprimerIntuition : Il y eut peut-être rencontre Céline-Renoir, pourquoi pas, mais on a du mal à la situer au Moulin de la Galette, ou pas comme un rendez-vous.
RépondreSupprimerLa déclaration Renoir à Lisbonne semble authentique : je ne sais plus qui ne voulait plus parler Jean Renoir à cause de cela.
Télérama n°3274 : Jean Renoir était-il antisémite ?
RépondreSupprimerUne pertinente et monumentale biographie signée Pascal Mérigeau relance un débat déjà ancien. A charge, l'exhumation de quelques courriers dérangeants sur les "indésirables" à extirper du cinéma français - mais Renoir n'était pas seul, d'autres cinéastes célèbres (comme Carné) furent coupables des mêmes excès. "Je crois que Renoir n'avait pas de convictions, dit Pascale Mérigeau. C'était une éponge : plongée dans un jus nauséabond, elle exprimera un jus nauséabond. Il n'a pas été plus sincèrement pétainiste que communiste, il prenait le parti de tout le monde, tour à tour. Et puis c'était un poltron !" Question subsidiaire : peut-on être lâche et grand cinéaste ? Assurément.
- Aurélinen Ferenczi