Né en
1967 à Strasbourg, Michaël Ferrier est correspondant de la Société
d'études céliniennes pour le Japon, où il enseigne la littérature
française à l'Université Chuô de Tokyo. Il a publié en 2004 aux
éditions Du Lérot le magistral Céline et la chanson.
Michaël Ferrier est aussi l'auteur de plusieurs romans salués par
la critique, dont le dernier, Fukushima, récit d’un désastre,
a été publié chez Gallimard en 2012.
Céline et la
chanson, paru aux
éditions Du Lérot en 2004, est votre thèse de doctorat. Comment en
êtes- vous venu à vous intéresser à un auteur aussi « difficile
» ?
Je me souviens très
précisément de ma rencontre avec Céline : je n'avais pas encore 17
ans, c'était en fin d'hypokhagne, au Lycée Lakanal de Sceaux, on
attendait les vacances... Le professeur, M. Lartigou, un professeur
muni d'une coiffure invraisemblable mais aussi un excellent
enseignant - ce pourquoi j'ai plaisir à rappeler son nom ici - nous
a lu un extrait de Voyage
au bout de la nuit.
C'était peut-être un hasard mais c'était tout à la fin de l'année
scolaire, comme si Céline ne pouvait être abordé que comme ça,
tout au bout, en marge. Il nous a lu la fin du livre, avec la péniche
qui remonte le fleuve... : « De
loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore
une arche, une autre, l'écluse, un autre pont, loin, plus loin... Il
appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville
entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu'il emmenait, la
Seine aussi, tout, qu'on n'en parle plus.
» Ce passage, je le connais encore par cœur. Le rythme subtil,
mobile, nuancé, la précision de la description, sa progression, sa
cruauté et sa tendresse en même temps, le sentiment que tout cela
finit comme ça doit finir, la justesse incroyable de cette page...
ce fut une révélation.
Après, j'ai lu
Voyage au bout de la
nuit d'une seule
traite. Et puis, j'ai dévoré tous les autres... Je n'ai jamais
trouvé que Céline était un auteur « difficile ». Au
contraire : il me parle, immédiatement. Par exemple, il est
extraordinairement cultivé - Céline a lu énormément, beaucoup
plus que ce qu'on croit généralement (Éric Mazet le souligne à juste titre dans un de vos entretiens précédents, et l'énorme
travail d'Henri Godard dans les notices de la Pléiade le montre
bien) - mais ce n'est jamais une barrière entre le lecteur et lui,
il vous fait passer tout ça dans son écriture comme si de rien
n'était, sans vouloir vous éblouir ou vous impressionner. Sa langue
aussi n'est pas si « difficile » : elle est exigeante oui,
mais il est toujours là pour vous aider, il taquine ou agresse
souvent le lecteur mais il est aussi là pour le soutenir dans sa
lecture, pour l'aider à avancer : les mots d'argot sont souvent
expliqués dans le cours du texte par exemple, par des synonymes
habilement distillés, de même que les termes médicaux ou les
termes militaires...
Ensuite, par une
sorte de miracle que ni mes amis ni mes professeurs n'ont encore bien
réussi à élucider, j'ai intégré l'École Normale Supérieure. Où
j'ai eu d'excellents professeurs, devant lesquels je m'incline
respectueusement, mais où j'ai aussi compris toute la justesse de la
phrase de Picabia, dont j'ai d'ailleurs fait une de mes devises : «
Les gens sérieux ont
une petite odeur de charogne ».
Pour respirer un
peu, j'ai alors décidé de faire un mémoire de maîtrise sur
Georges Brassens (L'esprit
montmartrois dans l'œuvre de Brassens).
Mais Céline - qui a habité la Butte Montmartre - n'était jamais
très loin de mes préoccupations non plus. Quand il a fallu trouver
un sujet de thèse, c'est lui qui s'est imposé à mon esprit. Et sur
ce petit sujet de la chanson, qui pouvait passer pour mineur ou
décalé au début, et s'est révélé extraordinairement central.
Vous faites
remarquer qu'il est souvent fait référence au style musical de
Céline, à sa « petite musique », mais sans jamais vraiment
l'expliciter. Rares ont été les études à s'y pencher réellement.
Or, vous montrez très bien que les références musicales imprègnent
en profondeur l'œuvre dans son entier : dans le choix de noms de
personnages, des lieux évoqués, dans le vocabulaire.
Oui, avec
l'expression « petite musique », Céline a touché juste pour, dans
une seule formule, ramasser à la fois sa pratique et son idéal
d'écrivain. Cette formule, je l'ai analysée dans un texte déjà
assez ancien, mais qui n'a pas trop vieilli j'espère : « Le Musicien du roman » (publié dans Actualité
de Céline, études
réunies par Alain Cresciucci, Tusson, Du Lérot éditeur, 2001).
À la fin de ce
texte, je déplore que cette formule de la « petite musique » de
Céline, bien qu'elle ait eu un grand succès, n'ait pas été
suffisamment étudiée dans ce qu'elle signifie concrètement. C'est
pour cela que j'ai choisi ce thème, et plus précisément le sujet
de la chanson, qui permet de voir très concrètement le travail de
Céline sur ce point (personnages, lieux, vocabulaire, rythme etc.).
Dès Voyage
au bout de la nuit, la
chanson imprègne l'écriture de Céline. Ses références sont
nombreuses et de styles très différents : de la chanson des Gardes
Suisses, à une opérette en passant par des chansons populaires et
des comptines. Comment expliquer un éventail aussi large ?
Cela s'explique au
moins par deux raisons. D'abord, par l'époque : Céline est d'un
temps où on chantait encore... Souvenez-vous, en 1930 (au moment
même où Céline est en train d'écrire Voyage
au bout de la nuit),
René Clair sort son film Sous
les toits de Paris :
il commence avec un long travelling, un extraordinaire plan-séquence
qui arrive progressivement sur un groupe de gens réunis dans la rue
autour d'un chanteur ambulant, et qui chantent tous en chœur en
suivant les paroles et la musique sur un « petit-format »,
ces feuilles volantes où figuraient les paroles et la partition des
chansons... Voyez :
Raymond Queneau le dit aussi, dans un texte méconnu mais magnifique, qui s'intitule « Ma mère chantait » : « Ma mère chantait d'abord parce qu'elle aimait ça et ensuite parce que dans ce temps-là ça se faisait : les gens chantaient. (...) Dans le temps où je parle au début du siècle, tout le monde poussait la romance ou tout au moins chantonnait un bout de refrain. » (On trouve ce texte dans les Œuvres complètes en Pléiade, Gallimard, 1989, p.1078-1089).
Eh oui, « dans
ce temps-là ça se faisait : les gens chantaient
» ! C'est un phénomène assez inconcevable pour nous, « modernes »,
qui ne détestons rien tant que d'être surpris en train de fredonner
dans la salle de bains. Le rapport à sa propre voix, à son corps, à
l'image publique que l'on consent à donner de soi-même est alors
bien différent du nôtre, qui confine le chant au soliloque de
l'ITunes, ou aux boîtes noires des postes de radio ou de télévision.
Celles-ci, comme dans toute catastrophe, enregistrent patiemment et
avec une indifférence toute technologique, les signes bruyants de ce
cataclysme : la sortie du chant du cercle familial et convivial, son
entrée dans la sphère froide de la machine. Aujourd'hui, on ne
chante plus guère : quelqu'un chante pour nous.
Céline lui, se
rattache à une époque où le chant était encore présent, vivant
dans toute sa variété, à plusieurs époques de la vie. Il le dit
d'ailleurs, quelques années avant sa mort, dans un entretien avec
Pierre Dumayet, quand il évoque son enfance au Passage Choiseul, les
360 becs de gaz, l'odeur des nouilles, les chiens qui venaient y
faire leurs besoins... et les chansons : « Et
puis nous avions des chansons, chose assez curieuse. On peut dire que
j'ai assisté à la fin des chansons. Au début, avant la guerre,
chaque fois qu'il entrait un arpète ou une midinette (comme elle
s'appelait) au début du passage, elle commençait à chanter. Et
puis, après 14, on n'a plus chanté dans le passage. C'est un signe
des temps. C'est tout ce qu'on avait comme distraction, c'est la
chanson des petits apprentis. Et puis des midinettes. Cette époque...
»
Il y a l'époque
donc. Puis, il y a des raisons plus personnelles : Céline a vécu
dans le Passage Choiseul, qui est l'endroit où Offenbach a ouvert
son théâtre dédié à l'opéra-comique, Les Bouffes-Parisiens. Ses
parents lui ont donné une éducation musicale, des cours de piano.
Puis il est passé par l'école, l'armée et la guerre, les études
de médecine... chacun de ces lieux a une tradition chantée
différente mais forte, chansons militaires, chants de bataille,
chansons de carabins... Il y a aussi son goût pour les lieux de
plaisir, cabarets, dancings, et d'autres moins recommandables, qu'il
va développer à Londres dans sa jeunesse, mais aussi par la suite
dans ses amitiés avec des gens qui ont souvent partie liée avec la
chanson : Mahé par exemple, son vieux poteau, qui a été le
décorateur du Balajo,
rue de Lappe, puis du Moulin
rouge, ou Arletty, qui
est autant une chanteuse qu'une actrice. Enfin, il ne faut pas
oublier Montmartre, où il passa une grande partie de sa vie, et qui
est un endroit lié à la chanson de manière très profonde
(cabarets, artistes, histoire politique et artistique...). La chanson
est ainsi présente à différentes époques de sa vie et de manières
très diverses : tout ceci explique l'extraordinaire variété des
chansons qu'il peut utiliser.
Dans la première
partie de votre travail, vous montrez très bien l'évolution de la
place de la chanson dans le texte célinien. Elle y est de plus en
plus présente par le nombre de références citées, avec Féerie pour une autre fois
comme point culminant, mais surtout, c'est le style qui se voit de
plus en plus influencé par l'écriture musicale, son rythme, sa
ponctuation. La chanson aurait été un exemple suivi par Céline
pour l'écriture de ses romans ?
C'est Céline
lui-même qui le dit, et à plusieurs reprises. Il oppose la prose
lourde et répétitive de certains romanciers (les naturalistes,
Romain Rolland, Jules Romains, etc., et même Proust et Joyce) à
cette forme vive et enlevée. Regardez ce qu'il répond au romancier
Albert Paraz par exemple, qui l’interroge en 1949 sur une
éventuelle comparaison avec Joyce par exemple : « Je
ne suis pas un enculeur de mouches moi. Je fais des chansons
» ! Ou bien cette formule définitive de Bagatelles
pour un massacre : «
Je donnerais tous les
Proust de la terre et d'une autre encore pour "Brigadier vous
avez raison", pour deux chansons d'Aristide
»... « Brigadier vous avez raison » est une chanson de Gustave
Nadaud, « Aristide » désigne évidemment Aristide Bruant, le
fameux chansonnier montmartrois. Très souvent, lorsque Céline veut
discréditer un de ses contemporains, il utilise cet argument
(particulièrement injuste pour Joyce notamment, qui était aussi un
grand féru de chansons). La chanson est vraiment une arme esthétique
chez lui : les autres ne chantent pas, ne savent pas faire chanter la
langue, lui le peut.
Cela va même,
selon vous, jusqu'à la réécriture d'un extrait de l'opéra de
Bizet, Carmen, pour le passage d'un des romans...
Oui, cela me semble
très clair si l'on se donne la peine de lire le texte de près. Il y
a dans presque tous les romans de Céline des allusions explicites à
de grands opéras du répertoire : Massenet, Charpentier, Bizet...
Avec des reprises, souvent parodiques de personnages, de «
caractères », de scènes, de situations... Celle à laquelle vous
faites allusion se trouve dans Guignol's
Band, et j'en propose
effectivement l'analyse dans Céline et la chanson. Elle
m'a particulièrement intéressé car l'allusion ici n'est pas
ponctuelle, elle fournit non seulement un personnage (dénommé
Carmen) mais aussi toute la description de son arrivée, à la
manière grandiloquente d'une entrée d'opéra : « La
voilà qu'arrive, qu'escalade, Carmen l'annoncée !... ça
renifle... ça crache... époumone... (...) Cramponnée, elle râle à
la rampe... »
Remarquez comme le mot « rampe » peut, fort subtilement, désigner
à la fois une rampe d'escalier et l'avant-scène de l'opéra. Sur
plusieurs pages, Céline réécrit l'opéra de Bizet. Puis il y a une
scène de bagarre entre femmes, qui ne peut faire penser dans le
contexte qu'à la fameuse dispute des cigarières.
Le fait que Carmen
ait d'abord été une création littéraire (Mérimée) reprise par
la scène lyrique (Bizet), pour être à nouveau transfusée ici dans
le roman de Céline, donne de surcroît à cet exemple une valeur
toute particulière : celle d'une alliance fertile entre les deux
domaines, dont Céline use avec maestria.
Dans une lettre à
Marie Bell datée d'avril 1943, Céline écrit : « Le
chant est naturel, la parole est apprise ».
C'est donc la musique et la chanson qui auraient permis à Céline de
répondre à ses ambitions esthétiques de renouvellement de
l'écriture romanesque, de retour à l'émotion dans l'écrit ? Vous
affirmez d'ailleurs que son écriture « se
détache de la prose pour se diriger vers la musique
» ?
La chanson est
clairement chez Céline un modèle à suivre, comme le montrent aussi
certaines des formules qu'il utilise, parfois brutalement, pour
résumer son idéal esthétique : « Tout
ce qui ne chante pas pour moi, c'est de la merde
», ou celle-ci, extraordinairement éloquente, dans une de ses
lettres : « Mes livres
sont chansons nullement PROSE.
» C'est Céline lui-même qui utilise ces majuscules, comme s'il
voulait signifier que sa petite écriture chantonnée et fluide
prenait de vitesse toute l'énorme prose, lourde et pesante, de son
temps.
On peut voir ici la
sensibilité de Céline, mais aussi son intelligence stratégique :
il a très vite compris tout le parti qu'il pourrait tirer de la
chanson en tant que genre ou forme esthétique. Une sorte d'idéal
mêlant la musique, l'oralité populaire contre la littérature
savante, la rapidité de l'émotion, un certain rapport à la mémoire
aussi, et au temps qui passe...
Céline est un
personnage empli de contradictions, les différents biographes l'ont
montré. Une d'elles concerne sa vision du jazz. Il s'en sert à la
fois pour évoquer le style, on se souvient de la lettre à Milton
Hindus du 11 juin 1947 où il loue le « jazzé » de l'écriture de
Paul Morand, mais aussi de manière négative lorsqu'il l'utilise
comme modèle de musique « décadente », (la fameuse musique «
negro-judéo-saxonne » de Voyage
au bout de la nuit).
Comment l'expliquez-vous ?
Vous avez tout à
fait raison : il y a une tension particulière chez Céline autour de
la musique, notamment du jazz. Dans Voyage
au bout de la nuit,
vous évoquez la fameuse formule de « musique négro-judéo-saxonne
» utilisée pour décrire le jazz. Il s'agit clairement d'un poncif
raciste. L'association des nègres et des Juifs dans le jazz, musique
« décadente », est un des lieux communs racistes auxquels Céline
cède, notamment dans ses écrits les plus polémiques ou dans
certaines de ses interviews. Et je rappelle que les propagandistes
qui s'efforcèrent à l'époque d'élaborer une théorie raciale de
la musique représentaient effectivement le jazz sous l'apparence
d'un saxophoniste noir portant l'étoile de David.
Tout n'est pas si
simple chez Céline : en effet, il y a aussi des pages éclatantes où
le jazz devient au contraire une référence pour son propre style.
La lettre de Milton Hindus que vous citez n'est pas un cas isolé :
on retrouve cet éloge du jazz dans la préface de Guignol's
Band par exemple, où
elle a même une valeur d'art poétique moderne, renversant,
époustouflant : « Le
Jazz a renversé la valse. (...)
vous écrirez télégraphique ou vous écrirez plus du tout !
»
On cite toujours
l'exemple du jazz, mais il y a mieux, d'une certaine manière : dans
certains passages étonnants de Féerie
pour une autre fois,
ce sont cette fois les chants africains qui servent de modèle
esthétique ! Il est tout à fait étonnant de voir comment Céline
parle de cette musique dans Bagatelles
pour un massacre et
dans certaines de ses interviews, puis de comparer avec les
évocations extraordinairement lyriques des vocalises camerounaises
dans Féerie pour une
autre fois...
La question est
alors, effectivement : comment expliquer ces contradictions ? Comment
le chantre du « lyrisme
esthétique blanc »
(comme il l'écrit à Combelle, dans une lettre de 1938), l'abruti
monomaniaque des pamphlets racistes peut-il se transformer dans
certaines pages en un narrateur qui déclare son admiration pour le
jazz, cette « musique de nègres » ? Et déclare même, sans cacher
son enthousiasme, qu'il peut chanter pygmée ou paouin : « Tenez
moi je peux chanter paouin... je peux encore !... "Ding... a !
boué !... et sao !... a !... boué !..." Ça porte, je vous
dis !... » (Féerie
pour une autre fois).
En dehors du fait
qu'il y a chez tout être humain sa part de contradictions et de
paradoxes, la question est intéressante. On voit bien que ramener
l'art célinien à ces soubassements idéologiques, c'est à la fois
le minimiser et le défigurer. Malgré une relation indubitable,
l'esthétique romanesque de Céline n'est en effet jamais soumise aux
considérations idéologiques qui président aux grandes gerbes
racistes des pamphlets, ni même n'en est tributaire. Il est clair,
bien entendu, que les deux champs s'articulent l'un autour de
l'autre, mais attribuer la priorité absolue à l'un ou à l'autre
(comme le font ceux pour qui tout Céline découle d'une idéologie
raciste ou, à l'autre bout du spectre, les tenants d'un Céline
uniquement soucieux de considérations esthétiques ou formalistes)
me semble passer complètement à côté du sujet.
Pour démêler cet
étrange écheveau, il faut donc se garder des a
priori, qui condamnent
- ou absolvent - Céline sans même le lire précisément. L'œuvre
romanesque n'est jamais jouée d’avance : elle a son hétérogénéité
interne, ses changements de perspective, de registres et de focales,
son « plurivocalisme », les différents brouillages qu'elle met en
place... : pour le dire clairement, elle n'obéit pas. Et sûrement
pas au Céline raciste lui-même.
J'ai évoqué toutes
ces questions importantes, de manière plus complète que je ne peux
le faire ici, dans mon essai Céline et la chanson (Ed. du
lérot, 2004) et, sous une forme plus brève et plus accessible
peut-être, dans un texte intitulé « Les romans de Céline sont-ils
racistes ? », paru dans la revue L'Infini
(nº80, automne 2002).
La chanson pour
Céline c'est aussi un rapport particulier au passé, au temps et à
la mémoire. A la mémoire la plus lointaine puisqu'il se rattache
aux textes du Moyen Age, et plus particulièrement à la Chanson
de Roland, texte
fondateur de la langue et de l'histoire de France, et à la mémoire
plus proche avec des chansons populaires d'avant 1914 qui sont encore
dans les esprits lorsqu'il publie ses ouvrages. Les préoccupations
esthétiques de Céline rejoignent, via la chanson, ses
préoccupations politiques, avec cette recherche du français
originel, du « véritable » esprit français ?
Oui, c'est
l'imaginaire d'un « génie national » français, qui trouverait
dans la chanson une forme de prédilection. Céline est ici très
influencé par un des legs fondamentaux du romantisme allemand, la
théorie du Volksgeist,
ce concept forgé dès la fin du XVIIIe siècle dans les brumes du
Nord, en réponse aux idéaux universalistes prônés par les
philosophes des Lumières. Pour résumer un peu rapidement cette
conception philosophique, on pourrait dire qu'elle part du principe
que toutes les nations de la terre ont un mode d'être unique et
irremplaçable, y compris dans leur langue et donc, dans leur
littérature, ainsi que dans leur folklore. À partir de cette
proposition, énoncée dès 1774 dans l'ouvrage de Herder, Une
autre philosophie de l'histoire,
le « génie des peuples » et le « génie national » vont devenir
des thèses largement répandues et essaimer rapidement, notamment
dans les pays de langue allemande et néerlandaise.
La logique de cet
attachement au folklore, et son lien intime, presque viscéral, avec
le patriotisme, c'est peut-être Alain Finkielkraut, dans son livre
La défaite de la pensée, qui les a le
mieux décrits. « Contre
l'insinuation des idées étrangères
», il faut alors, nous explique-t-il, « exhumer
le trésor enfoui des chansons populaires. Prendre exemple sur le
folklore, état de fraîcheur, d'innocence et de perfection où
l'individualité du peuple est encore indemne de tout contact et
s'exprime à l'unisson.
» L'artiste doit surtout « ne
pas profaner le génie national par des théories abstraites
» – on reconnaît ici la charge célinienne contre les « idéâs
» – mais au contraire, tâcher d'« exprimer,
dans sa singularité irréductible, l'âme unique du peuple dont il
est le gardien. »
Pour cela, il dispose de ce trésor de coutumes, maximes et dictons,
« tout ce qui est
œuvre collective, fruit de l'action involontaire et silencieuse de
l'esprit de la nation
». Au premier rang desquels, bien sûr, la chanson, qui n'est alors
rien d'autre qu'une manière de s'affirmer comme Français :
l'incarnation musicale d'un peuple, la dépositaire de l'âme de la
race.
Pour bien comprendre
cette obsession célinienne, il faut donc la replacer dans ce courant
d'idées, c'est-à-dire sortir absolument du cliché aujourd'hui si
répandu de l'universalité de la musique : pour Céline, et pour un
nombre non négligeable de ses contemporains, la musique n'est pas
une langue universelle. Au contraire, elle chante mieux que tous les
autres arts la spécificité de la patrie. La musique n'est pas ce «
langage universel » qui résout toutes les contradictions en une
ligne pure, ses accents chantants n'ont pas du tout les vertus de ce
terrain d'entente qu'on aime à prôner aujourd'hui. Elle ne
rassemble pas toutes les couleurs variées du monde sous un étendard
humanitaire diapré et chatoyant, mais elle range chaque nation sous
sa bannière spécifique.
Dans un entretien de
1931, Ravel date ce phénomène de la guerre de 14-18, et rappelle
que « la musique n'a
jamais été aussi nationale. Jamais on n'a tant parlé de "musique
française" que depuis la guerre. »
Il est d'ailleurs l'un des seuls à s'élever avec force contre cette
dérive. Le paradoxe, chez Céline, c'est qu'il y a un énorme fossé
entre certaines de ses conceptions identitaires racistes sur «
l'esprit français » et ses choix musicaux : ainsi, la chanson la
plus citée dans toute l'œuvre de Céline est la Chanson
de Fortunio, que l'on
peut entendre ici dans la délicieuse interprétation qu'en donne
Yvonne Printemps dans le film La
Valse de Paris (Marcel
Achard, 1949) :
Or, il se trouve que
cette chanson est l'œuvre... d'Offenbach.
Jacob Offenbach, Juif d'origine allemande, fils du chantre de
synagogue Isaac Offenbach, est un des musiciens de prédilection de
Céline, qui passa son enfance, rappelons-le, dans le Passage
Choiseul où Offenbach avait installé son théâtre. C'est lui, le
plus cité des représentants de « l'esprit français » ! Ce
« croisement de coq et
de sauterelle »,
comme l'appelait son ami Nadar, cet Offenbach naturalisé français
en 1861, disparu de l'affiche dès 1933 en Allemagne et interdit par
les nazis pendant l'Occupation... Ceci en dit long, à mon avis, sur
les rapports complexes de l'esthétique et du politique chez Céline,
et résume étonnamment les contradictions sur lesquelles son
écriture s'est bâtie, et les ambiguïtés qu'à l'heure actuelle
elle n'a pas cessé de provoquer.
Edition japonaise du Voyage de 1964 |
Oui, je vis au Japon
depuis une vingtaine d'années. Céline y est traduit : c'est même
le seul pays au monde, à ma connaissance, où son œuvre est
traduite dans son intégralité, pamphlets compris. Certains livres
ont déjà été traduits plusieurs fois, dont Voyage
au bout de la nuit.
J'ai présenté la
réception de Céline au Japon dans un texte intitulé «
Céline au Japon », dans
L’Année Céline 1999
(Du Lérot/Imec, 2000). Pour un complément plus récent, on pourra
se reporter à Yoriko Sugiura, «
Céline au Japon depuis 50 ans »,
dans la revue Etudes céliniennes, que l'on
peut aussi écouter ici lors du colloque « Céline, réprouvé et classique » (Bibliothèque du Centre Pompidou, 2011).
Comment est accueillie l'œuvre de Céline ? La recherche universitaire japonaise s'y intéresse- t-elle ?
Comment est accueillie l'œuvre de Céline ? La recherche universitaire japonaise s'y intéresse- t-elle ?
Je l'ai dit, Céline
est traduit dans son intégralité. Mais, au Japon comme ailleurs, la
recherche universitaire n'est pas si active. Les dernières thèses
soutenues, à ma connaissance, sont celles de Gaku Kashio :
Problématique de la
mimésis chez Louis-Ferdinand Céline et Claude Simon
et celle de Tomohiro Hikoe, Roman
et récits légendaire et populaire chez L.-F. Céline,
toutes deux la même année (2004) et sous la direction d'Henri
Godard, puis celle de Yoriko Sugiura, Humour
et humeur chez Louis-Ferdinand Céline, une esthétique du
noircissement
(Université de Rouen, sous la direction d'Alain Cresciucci, 2009).
Trois thèses soutenues depuis moins d'une dizaine d'années, ce
n'est pas mal, mais il me semble qu'un doctorant avec une thèse sur
Céline ne sera pas aussi bien accueilli qu'avec une thèse sur
Proust ou Camus par exemple : Céline reste un écrivain peu
consensuel, et qui ne bénéficie pas de l'aura « littérature
française » (ou ce qu'il en reste).
Il y a aussi
Motochika Kinoshita, qui a publié Céline
no dôke-teki kûkan
[L'Espace clownesque
chez Céline], en
2008, aux Presses de l'Université de Kyushu, mais celui-ci est
uniquement disponible en japonais. Les trois thèses que j'ai citées
ci-dessus sont en revanche disponibles en français, il faut le
saluer.
Il faut dire un mot
aussi de l'impact de Céline parmi les écrivains japonais, dont
certains - et non des moindres - sont bien conscients de son
importance. J'ai parlé à plusieurs reprises de Céline avec
Kenzaburô Ôe par exemple, qui le connaît bien et depuis longtemps.
Il l'évoque notamment dans Le jeu du siècle, Chez
des écrivains plus jeunes, comme Akiko Itoyama et Ryû Murakami, il
a aussi de l'écho.
On connaît les
particularités de la langue célinienne, et donc des problèmes de
traduction que cela peut engendrer. Quelles ont pu être les
difficultés d'adaptation du texte à une langue qui paraît bien
éloignée de la langue française ? Et comment appréciez-vous le
travail des traducteurs, notamment celui de Kazuyoshi Kosaka ?
Kazuyoshi Kosaka
était un ami très proche : il apparaît dans mon premier roman,
Tokyo, petits portraits de l'aube (Gallimard,
2004) et je lui ai dédié la petite anthologie sur Tokyo que j'ai
publiée au Mercure de France, Le goût de Tokyo, qui a
paru peu de temps après sa mort, en 2009. Mais quand je dis que son
travail de traduction de Céline est extraordinaire, je ne le dis pas
par amitié. Kazu avait un vrai sens de la langue française,
notamment - mais pas seulement - dans sa dimension argotique, et il
savait la rendre dans la langue japonaise, où il en connaissait
également un rayon.
Il me téléphonait
assez souvent au sujet d'un problème de traduction, un mot dont il
voulait sentir la couleur ou l'odeur, un problème de syntaxe, une
tournure qu'il voulait être sûr de saisir dans toutes ses nuances :
l'honnêteté m'oblige à dire que je ne lui ai pas été d'un grand
secours car lorsque Kazu soulevait un problème de traduction,
c'était généralement quelque chose de très ardu, et il avait
largement les moyens d'y répondre seul.
Maintenant, comme
toutes les traductions, les siennes vieillissent peu à peu, et il
faudra un jour qu'un jeune Japonais se relance dans la traduction de
Voyage,
de Mort à crédit,
etc., comme Kazu lui-même avait eu le courage et le talent de le
faire, après les premières traductions d'Ikuta Kôsaku, qui fut lui
aussi un personnage étonnant.
Céline est
présent dans plusieurs de vos écrits. Comment a t-il pu influencer
votre rapport à l'écriture ? Mais l'a-t-il influencé ?
Oui, sans doute,
même si je ne suis peut-être pas le mieux placé pour en parler.
J'utilise à quelques reprises des clins d'œil à Céline, des
allusions, je peux le citer ou l'évoquer en filigrane... mais ce
n'est que la partie émergée de l'iceberg, la plus facile à
repérer. Dans Sympathie pour le Fantôme par
exemple (Gallimard, 2010), on pourra déceler sans peine quelques
accents céliniens dans la charge critique contre les universitaires.
Mais là encore, ce n'est peut-être pas le plus important.
J'avais été frappé
de voir comment Georges Perec avait repris Céline au début de La vie mode d'emploi :
Perec utilise de manière très intelligente Céline, en se
positionnant à la fois contre et par rapport à lui, en reprenant
les deux incipits de Voyage
et de Mort à crédit
et en en proposant une réécriture époustouflante. J'ai essayé
d'analyser cet étonnant rapport, dans un texte intitulé «
Céline-Perec : le match du siècle » (paru dans Pesanteur
et féerie, Actes du Colloque de Prague,
Editions de la Société d'Etudes Céliniennes, 2001). Il est assez
rare que les écrivains influencés par Céline puissent sortir de
leur fascination : sa langue est tellement puissante qu'on se
contente souvent d'un hommage, par le procédé de la citation qui
est aussi une forme de sidération. Perec avait réussi à en faire
autre chose, une véritable réflexion en acte sur la question :
comment écrire après Céline ? Qui lira le début de Sympathie
pour le Fantôme dans
cette perspective, où il trouvera non seulement Céline mais
également Edouard Glissant (étrange attelage, où se joue peut-être
une partie de l'avenir de notre littérature), sera peut-être sur
une bonne piste...
Mais
si Céline m'a appris quelque chose, c'est aussi sur un certain
rapport entre la littérature et la vie : il faut, quand on écrit,
mettre sa peau sur la
table. « Si
vous ne mettez pas votre peau sur la table, vous n’avez rien. Il
faut payer ! » C'est
ce qu'il dit dans une interview avec Louis Pauwels et André Brissaud
pour la Radio-Télévision Française, en 1959. Et il a raison. Il y
a quelque chose dans l'expérience littéraire qui se paie cash,
que vous ne pouvez pas atteindre si vous n'y risquez pas votre peau,
une part essentielle de vous même. Il y en a plein qui veulent
devenir écrivains, mais qui feraient mieux de prendre conscience de
cela, sinon ils passeront toute leur vie à tourner autour du pot, de
l'encrier ou du clavier.
J'étais
au Japon lors du grand séisme du 11 mars 2011, suivi du tsunami
gigantesque et de la catastrophe nucléaire. J'avais un billet
d'avion pour le 15 mars, pour Paris, pour aller... au Salon du Livre.
Je ne l'ai pas utilisé. La vraie littérature, je savais qu'elle
devait s'écrire là, dans le réel, et dans le risque, qu'elle
n'était pas - ou alors, très atténuée, comme un écho lointain,
appauvri - dans les débats de salon. J'en ai sorti Fukushima, récit d'un désastre (Gallimard,
2012). Quand il s'est agi
de rendre compte de cette expérience, c'est à lui que j'ai pensé,
et à Robert Antelme, L'Espèce
humaine : c'est
étrange, cette alliance ou cet alliage improbable entre Céline et
Antelme, mais face à Fukushima, ce sont les deux écrivains qui me
sont immédiatement venus à l'esprit.
Dans
Tokyo. Petits portraits
de l'aube paru chez
Gallimard en 2004, on peut assister à une scène cocasse avec Yo,
linguiste mondialement reconnu qui tempête contre l'absence du « à
» dans le titre D'un
château l'autre.
Fiction ou réalité ?
C'est
la réalité. Le fait qu'un linguiste japonais soulève cette
question m'a toujours réjoui : elle montre à la fois la finesse de
ce linguiste et combien Céline savait travailler la langue jusqu'au
cœur du système.
Mais
après tout, quelle importance ? Quand on est dans son art avec
intensité, la question de savoir si c'est de la fiction ou la
réalité ne se pose plus, ou du moins plus de la même manière. Je
reviens juste d'un voyage en Chine. J'en ai profité pour lire un peu
de cette immense littérature. J'y ai trouvé ceci, dans un livre de
Zhu Shouju, Sur les
rives du Huangpu : «
Que le lecteur se
souvienne de cette phrase du Rêve
dans le Pavillon rouge
: on prend pour fiction ce qui est vérité et la vérité même se
change en fiction. Une morale convenable pour qui lira le présent
ouvrage. »
Propos
recueillis par Matthias GADRET
Le
Petit Célinien, 16
octobre 2012.
BIBLIOGRAPHIE
Céline et la chanson, Du Lérot, 2004.
Kizu, lalézarde, Arlea, 2004.
Tokyo.Petits portraits de l'aube, Gallimard,
coll. « L'Infini », 2004.
Le goût deTokyo, Mercure de France, 2008.
Sympathie pour le fantôme, Gallimard,
2010.
Fukushima, récit d’un désastre, Gallimard, 2012.
Articles-communications
« La chanson
dans l'oeuvre de Céline », Classicisme de Céline, Actes du
Colloque International de Caen, SEC, 1999.
« Céline au
Japon », L'Année Céline 1999, Du Lérot/IMEC, 2000.
« Le Musicien
du roman », Actualité de Céline, études réunies par Alain
Cresciuccu, Tusson, Du Lérot, 2001.
«
Céline-Perec : le match du siècle », Pesanteur et féerie,
Actes du colloque de Prague, SEC, 2001.
« La tentation du Japon chez les écrivains français », Colloque France-Japon, Tokyo, 2001.
« La tentation du Japon chez les écrivains français », Colloque France-Japon, Tokyo, 2001.
« Les romans
de Céline sont-ils racistes ? », L'Infini n°80, automne
2002.
« Yop Te Deum
», Télérama
hors série, juin 2011.
«
Pays profond de l'ouïe »,
La Nouvelle Revue Française n°601, juin 2012.
A écouter
Le cercle littéraire de la BnF, 23 mars 2012.
« Comment écrire après la catastrophe ? », France Culture, 17 août 2012.
Émission «
Du jour au lendemain », France Culture, 19 avril 2012.
Quel plaisir de lire ici Michaël Ferrier ! dont le livre sur les rapports de Céline et de la chanson est capital, est une révélation pour beaucoup de lecteurs... Grand merci donc au Petit célinien.
RépondreSupprimerUn petit souvenir personnel. Vers l'année 1954, vers mes dix ans, les peintres qui venaient repeindre l'appartement de ma grand-mère chantaient des chansons - italiennes, je m'en souviens - au cours de leur travail. Maintenant, depuis quand, je ne sais, les peintres apportent leur radio.
RépondreSupprimerUne petite remarque: Offenbach s'est converti au catholicisme, et a tenu à baptiser son fils. Il est donc plus précis de parler de musicien d'origine juive.
RépondreSupprimerMerci.
Tout livre, aussi excellent soit-il, comporte des petites ou grosses erreurs, hélas ! Ainsi, j'ai entendu dire que lorsque Mlhaud envoyait d'Amérique à Cocteau des disques de jazz, il écrivait : "Je t'envoie de la grande musique judéo-nègre" et c'était sans ironie de sa part. Ce qui donnerait un sérieux coup de canif à la théorie de propos raciste dans la définition du jazz par Céline dans Voyage... Mais ceci reste encore à vérifier dans la correspondance Milhaud-Cocteau.
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