lundi 1 octobre 2012

Voyage n° II - « Rigodon » par Jean-Guy RENS (1971)

Avec Rigodon voici donc le dernier volet de la trilogie consacrée par Céline à ses avatars de 1944-1945. D’un château l’autre présentait la vie des exilés de Sigmaringen. Nord nous emmenait vers une Prusse orientale en proie à de véritables hordes incontrôlées de Polonais, Ukrainiens, objecteurs de conscience, romanichels et vagabonds divers. L’action de Rigodon au contraire ne s'enracine en aucun lieu. Tout au long du livre, de Moorsburg à Warnemünde, puis en sens inverse de Warnemünde à Sigmaringen en passant par Berlin et Ulm, puis de Sigmaringen à Oddort, Hambourg et enfin Copenhague, malgré les détours et les contretemps, Céline relate sans marquer d’arrêts sa fuite vers le Danemark à travers l’agonie du IIIe Reich. Voici un livre dont l’axe est le train, une succession de trains antédiluviens, misérables, qui n’avancent pas, qui se traînent de gares détruites en plaines ravagées à travers les bombardements et les foules affamées qui veulent partir… Partir où ? Vers l’ouest, le sud ? À chacun sa marotte. Céline, lui, c’est le nord, le Danemark où il a mis ses économies. Accompagné de sa femme Lili, de Bébert le chat et de La Vigue (l’acteur Le Vigan qui d’ailleurs trahira à un moment donné pour le Sud, Rome), Céline retrouve sa vieille passion du voyage.
Retour au voyage… Tel est à notre avis la clé de la réussite littéraire que constitue ce livre. Chez Céline le voyage est une aventure signifiante qui possède une dimension philosophique. Voyage = homme traqué. Mais si l’homme est traqué c’est que le monde est mauvais. Il y a un mythe du voyage chez Céline. Et tout son art vise à cette représentation de l’homme en fuite. L’aspect saccadé du rythme de Céline est le mouvement même du voyage et son style n’acquiert sa pleine efficacité qu’avec la peinture de ce mouvement.
Voyage au bout de la nuit, Rigodon: la boucle est fermée. Céline est revenu à son point de départ. Avec en plus : un style entièrement refondu et une toile de fond d’une mesure telle qu’aucun écrivain depuis Homère n’en a eue à sa portée.

Le style entre les deux voyages

Le style de Céline a en effet considérablement évolué depuis la phrase ordonnée à plusieurs propositions et adjectifs multiples du Voyage au bout de la nuit. Dès Mort à crédit la syntaxe s’est foudroyée, l’argot est venu au secours d’un français jugé châtré par près de quatre siècles de classicisme. Les célèbres trois points ont remplacé les conjonctions et autres artifices de liaison. Dès Bagatelles pour un massacre le néologisme (tragédique, agonique, djiboukerie) et l’outrance myriakilogrammique deviennent des éléments importants de ce nouveau style. Avec Guignol’s band apparaissent les premiers délires céliniens, pages entières où les mots semblent s’appeler les uns les autres sans aucun souci apodictique. Mais chaque livre corrige les maladresses du précédent. Par exemple l’argot est bien moins utilisé à partir D’un château l’autre. Les gargarismes sonores de mots, si fréquents dans Le Pont de Londres disparaissent également avec la trilogie sur la guerre. Au terme de l’aventure linguistique de Céline, surgit un langage neuf mais dépouillé de toutes les imperfections ou exagérations qui avaient accompagné son façonnement.
Seulement cette langue au suc renouvelé, à la violence rajeunie, à la verdeur retrouvée, ne devait-elle pas apparaître comme disproportionnée par rapport aux étroites tracasseries de la faune londonienne de Guignol’s band ? À ce propos, l’on pourrait poser la question de savoir jusqu’à quel point la démesure des pamphlets antisémites résultait d’une nécessité syntaxique ? De par les passions qu’il soulève l’antisémitisme était une matière privilégiée pour le langage célinien. Chez Céline comme chez bien des artistes le thème politique est un moyen de charger la phrase d’affectivité, de dramatiser le verbe. Céline pouvait considérer que la tragédie éparse dans son temps était un aliment de premier choix pour roder son style. Comment comprendre autrement la frénésie de ce genre de passage :
 By gosh ! Vive le Roi ! Vivent les Lloyds ! Vive Tahure ! Vive la Cité ! vive Madame Simpson ! Vive la Bible ! Bordel de Dieu ! le Monde est un lupanar juif ! [1]
 L’exercice de style paraît évident, la provocation aussi. Si cela blesse tant pis, de toutes manières Céline sera le premier atteint. Il le sait. Il compte ainsi provoquer l’événement. Or l’instrument stylistique ainsi élaboré ne trouvera d’usage pleinement justifié qu’avec l’apparition de thèmes à sa mesure

Hanovre
Incarnation des thèmes
 
Ce renouvellement des thèmes céliniens, la Seconde Guerre mondiale le provoquera en faisant basculer dans le monde réel l’univers onirique du Voyage au bout de la nuit. D’abord le sujet : Bardamu, ombre fuyant ses rêves, se trouve irrésistiblement surclassé par Céline en chair et os, pourchassé et persécuté pour des raisons bien réelles. Céline l’homme a rejoint et pris la place de l’image romanesque qu’il avait imaginée dès les années 30, celle de l’individu aux prises avec une société hostile qu’il ne peut ni comprendre ni maîtriser.
Le mythe du voyage, l’individu en proie à un instinct insurmontable de tout lâcher, de tout abandonner à intervalles réguliers, tout cela est devenu en 1944 une réalité impérieuse. L’Infanta combitta, la fabuleuse galère fantôme du Voyage au bout de la nuit, se mue en ce train bien réel de la débâcle allemande : 
là maintenant on le voit ce tortillard… il est tout en bois…cinq… six wagons… tout hérissés vous diriez par tout ce qui dépasse des fenêtres… des chenilles sont ainsi hérissées… là vous voyez tout ce qui dépasse… cent bras, cent jambes… et des têtes!… et des fusils!…[2] 
Le train traversait la bouillie du Reich commente Dominique de Roux.[3] Surtout il ramène Céline dans le monde de la matière. La conscience malheureuse fait place à la souffrance vécue dans la chair et dans les nerfs. La défaite allemande, la chasse aux vaincus: nous sommes vraiment très loin des galères surréalistes de Bardamu.
Quant à la toile de fond de ce nouveau voyage, c’est peut-être elle qui subit la plus profonde métamorphose. En lieu et place des campagnes flamandes de la première guerre, des scènes de la vie coloniale, des États-Unis ou de la banlieue parisienne voici l’apocalypse wagnérienne de l’Allemagne hitlérienne. Le Reich millénaire: une mer de flammes ! [À chaque arrêt du train de Rigodon correspond une ville détruite : 
Tas de décombres et morceaux de boutiques... et plein de pavés par monticules, en sorte de buttes... tramways en dessus, les uns dans les autres, debout et de travers, à califourchon...[4]
Puis, pour rendre plus hallucinante cette fresque inouïe de la chute d’un empire moderne, sur chaque maison « croulée, chaque butte de décombres, les flammes vertes roses dansaient en rond… et encore en rond !… vers le Ciel !…» [5] Le phosphore ! Ce n’est pas au Viêt-nam que les Américains ont découvert les vertus du napalm… Bien avant Godard, les campagnes publicitaires révélant aux bonnes conscience éplorées les malheurs des Vietnamiens passés au napalm jour après jour par les bombardiers de la démocratie et de la liberté made in U.S.A., Céline avait braqué sa formidable caméra sur ces visions de fin de mondes : 
broum ! vrang ! qu’est-ce qu’ils nous larguent ! que les bords et les hauts remparts du canal sont tous lumineux d’éclatements… rouges… verts… et de ces cascades de magnésium ! ah pour voir clair, un éblouissement… les deux berges !… et les relevées de berges, en remparts ! ce qu’est joli surtout ce sont les explosions, les mines qui viennent s’écraser là en géantes fleurs vertes… rouges et bleues…[6]
Seulement Hanoï s’appelait en ce temps Hambourg, Hanovre, Kiel, et le poète se trouvait sous les bombes, pas à Paris. Situation infiniment moins commerciale.]
Ainsi d’un voyage à l’autre le récit s’est incarné, ou historicisé, comme l’on préfère. La démarche littéraire et morale est inversée. Il n’y a plus de Céline écrivain qui invente Bardamu martyr de l’humanité et s’efforce de coller à son personnage; mais bien un héros moderne promu par l’Histoire au rôle de marionnette de comics et qui s’efforce d’exorciser son aventure en la fixant dans une énorme caricature. Il décide d’être Joinville racontant Saint Louis Grand Guignol. Mais Saint Louis c’est lui-même. Alors Céline tente de fuir sa création littéraire, de se fuir. Il creuse un fossé entre le personnage qui s’agite dans les décombres de Berlin et l’anonyme docteur de Meudon qu’il prétend être. Régulièrement, chaque deux ou trois chapitres, au milieu des vestiges de l’Allemagne, le train de Rigodon s’évanouit pour laisser place au banlieusard sarcastique qui explique à qui veut l’entendre la fin du monde : les Chinois à Brest, les Blancs au pousse-pousse, pas tirés ! dans les brancards !.. Ce dédoublement, ces digressions qui dès D’un château l’autre ont dérouté plus d’un de ses biographes, ne sont que le refus du bonhomme Céline de faire corps avec le personnage qu’il est devenu. Cela ne l’empêchera pas de laisser dans la littérature l’image du conteur de l’agonie de l’Allemagne… Notons à ce propos l’ironie qui a voulu que l’apothéose apocalyptique du rêve pangermaniste ne trouve qu’un écrivain français pour recueillir ses derniers et méprisables éclats.

Les fantasmes céliniens
 
Mais la richesse de Rigodon tient également à ce qu’on y retrouve tous les fantasmes de l’auteur. Et en premier lieu celui qui est à l’origine du mythe célinien du voyage, c’est-à-dire le complexe de persécution. Rappelons-nous cette scène spectaculaire du Voyage au bout de la nuit où dans une fête foraine déserte, devant le stand de tir, Bardamu s’imagine tout à coup qu’on le prend pour cible : 
Sur moi aussi qu’on tire Lola! que je ne pus m’empêcher de lui crier. [7] 
Puis au restaurant, à l’hôtel, dans sa chambre, partout l’impression le poursuit… Comme on le voit, d’emblée, dès son premier livre, le héros se pose imaginairement comme traqué et se définit existentiellement comme un fugitif : deux moments caractéristiques du complexe de persécution.
À partir de la guerre et après l’explosion antisémite des pamphlets, point n’est besoin pour Céline de motivations subconscientes et d’affabulations romanesques. Il appartient désormais historiquement au clan des persécutés. Ce qui est intéressant dans Rigodon ce ne sont donc pas les doléances facilement explicables sur sa situation réelle, mais les anecdotes caractéristiques de ce qui paraît bien être une psychose de la persécution.
Ainsi cette course éperdue à travers Hanovre, derrière un chariot sur lequel trône un Anglais paralysé, aux côtés d’un Italien cherchant soun patroun, de sa femme Lili et de quelques autres encore, et tous poursuivis par une meute hurlante traînant à sa suite d’autres chariots menaçants… Céline sautillant au rythme de ses béquilles commente de son style haché :
L’alerte en somme… qu’ils nous coursent pas pour des caresses !… cinq… six chariots… pas du rêve !… [8]
Dans les oeuvres précédentes nous avions eu droit à des scènes d’émeute où la foule révoltée se précipite sur l’individu solitaire. Souvenons-nous de l’émeute contre l’ahurissant Courtial des Pereires dans Mort à crédit, de la furie des prostituées anglaises dans Le Pont de Londres, ou encore de Laval affrontant la jacquerie des Allemands de Sigmaringen dans D’un château l’autre. Les peintures de foules déchaînées abondent chez Céline. Chacune plus féroce, inhumaine, immodérée. La révolte des gueux dans Notre-Dame de Paris ressemble à un exercice de style formel face à ces explosions populaires aussi irrationnelles que violentes. Et tandis que les manants de Hugo sont stoppés sur le parvis de la cathédrale ne serait-ce que par la retenue du langage, ceux de Céline brisent la porte chaque fois, font valser les mots et voler la phrase en miettes…
Ce qui est particulièrement révélateur dans la course de chariots de Rigodon c’est d’abord le mouvement de poursuite. Puis surtout son aboutissement: un balcon effondré barre la rue, les fugitifs sont bloqués, ils sont sur le point d’être rattrapés par la horde des poursuivants… Un mouvement de fuite suivi d’une soudaine paralysie une course qui finit dans le piège d’une impasse imprévue, n’est-ce pas là l’image-type de l’angoisse de persécution qui vient de surgir au hasard du récit ?
 Autre vision familière de l’univers célinien : la tête fêlée. Dans le Voyage au bout de la nuit la blessure de guerre de Bardamu reste dans le vague. Après les quelques tableaux du début de la guerre nous le retrouvons sans préavis dans un hôpital, en convalescence. De quel genre de blessure souffre-t-il ? On n’en sait rien. Cependant deux phrases à la fin de l’intermède militaire sont peut-être la première esquisse de ce qui deviendra par la suite un leitmotiv :
Sans chiqué, je dois bien convenir que ma tête n’a jamais été très solide. Mais pour un oui, pour un non, à présent, des étourdissements me prenaient, à en passer sous les voitures. [9] 
À partir de la deuxième guerre mondiale, Céline multiplie les allusions à cette blessure au crâne. Ainsi ce dialogue de Guignol’s band paru en 1944 :
Et ta tête? (c’est une balle alors que t’as reçue ?…
Oh! une toute petite !… [10]
Et bien sûr dans Rigodon où il parle de ce gnon entre le crâne et le cou… « d’aussi de plus haut vers l’oreille gauche.. pas troubles illusoires, constatés très médicalement, avec deux… trois contre-expertises… dès 1916 ».[11] Ses commentateurs s’y sont laissé prendre au point d’attribuer une partie de son génie à ce choc, témoin ce portrait de Céline par Lucien Rebatet : « un beau gars, mais grand blessé de guerre (la fêlure de ses bouquins)…» [12] Certains ont même voulu faire des célèbres points de suspension une séquelle littéraire de cette blessure à la tête… Or, à présent, nous savons que Céline n’avait jamais été blessé à la tête durant la première guerre mondiale. Il avait bien été blessé, mais c’était à l’épaule, ce qui lui avait laissé une légère paralysie de la main pour le restant de ses jours.
Cependant au cours de Rigodon Céline récidive. Il avoue une seconde blessure à la tête, au cours d’un bombardement aérien, à Hanovre. Et cette fois le choc est invoqué par Céline lui-même pour servir d’alibi à toutes ses faiblesses, trous de mémoire, hallucinations. L’évocation du coup reçu revient sans cesse, page après page, jusqu’à satiété : « c’est la brique qui m’a attrapé entre tête et cou… »[13]; « avant que cette brique m’atteigne, m’ébranle, je n’avais pas de soucis »[14]; résumons : « ce coup de brique ne m’a pas arrangé… »[15]; et ainsi de suite jusqu’à la fin du livre.
Cette seconde blessure à la tête est-elle aussi imaginaire que la première ?[16] Au fond la réponse n’a guère d’importance. Que nous importe la vérité objective ? De toutes manières restera l’image de la tête fêlée. Or Céline attire notre attention sur le handicap que cela lui procure dans la vie et surtout sur la difficulté d’écrire, de se souvenir… plaignez le pauvre chroniqueur. Céline prétend ne rien inventer de ce qu’il écrit. Il tente de nous convaincre en attribuant ce que sa vision a de syncopé et de bouleversé à une fêlure de son esprit. [Tel Mahomet refusant de rendre compte de l'écriture du Coran, Céline paraît vouloir se retirer de son oeuvre. Il n'est que l'entremetteur, le chroniqueur blessé, grotesque, radoteur, infirme de l'Apocalypse. 1945 : fin d'un monde.
Je ne veux rien faire revivre du tout !...L'Europe est morte à Stalingrad... [17] 
Tout est fini, cet aujourd’hui appartient à la populace, (…) ces intolérants ! Ils ont les pieds lourds et les cœurs fiévreux : ils ne savent pas danser ! [18] 
Un aujourd’hui dérisoire qui surgit tout au long de l’ouvrage, à chaque rupture de rythme. Entre deux temps de rigodon, abandonnant la grande nuit européenne illuminée au phosphore, Gulliver promène son regard sarcastique sur le monde actuel : De Gaulle, les Chinois, l’Algérie… c’est Lilliput, Lilliput partout!]
La fêlure du crâne célinien apparaît également comme une nécessité. Nécessité de l’époque: l’Europe fracassée sous les bombes ne saurait être décrite par un simple voyeur. Question de pudeur. Un engagement physique s’impose. Par ce crâne abîmé Céline participe charnellement aux coups qui blessent les villes allemandes. « Alors j’ai mis ma peau sur la table… » confie-t-il lors d’une interview à Louis Pauwels et André Brissaud.
Nécessité esthétique aussi, peut-être. Lorsque Céline nous avertit lui-même qu’il ne photographie pas la réalité :
les chaumières me semblent devenues assez artistes… des deux côtés du paysage… je dirais elles font tableaux, elles penchent et gondolent… surtout les cheminées… c’est une vision, c’est un style… oh, ma tête y est pour quelque chose certainement ! [19]
Par ces mots Céline semble accepter le fameux jugement de Gide :
Ce n’est pas la réalité que dépeint Céline: c’est l’hallucination que la réalité provoque.[20]
Seulement la partie hallucinatoire du récit doit être attribuée à une cause objective et neutre : la blessure. Au milieu des ruines sanglantes de 1944, Céline refuse de s’avouer esthète.
[Ainsi donc nous voyons que la fêlure du crâne a une signification dans l’œuvre de Céline. Signification multiple, contradictoire même, selon le point de vue d'où l'on se place. Le témoin a besoin d'être touché en compagnie du monde qui meurt et auquel, quoiqu'il en dise, il reste attaché. Afin justement de ne plus être un simple témoin. Puis dans un même temps il lui faut reporter l'esthétisme ou la préciosité de son récit sur sa blessure. Engagement ou désengagement, courage ou lâcheté (lâcheté n'est pas un terme péjoratif dans le vocabulaire de l'auteur du Voyage au bout de la nuit), dans tous les cas, pudeur et délicatesse, l'image de la tête blessée apparaît dans Rigodon comme riche de sens.]
Autre fantasme de l’univers célinien : le métissage, ou même seulement le désordre racial. Au moment de ses pamphlets antisémites (parus entre 1937 et 1941), Céline prétendait n’attaquer que le racisme juif : 
J’ai rien de spécial contre les Juifs en tant que juifs, je veux dire simplement truands comme tout le monde, bipèdes à la quête de leur soupe…[21]
Bien sûr tout le reste des pamphlets démentait cette phrase empreinte de sympathie. Cependant l’on s’aperçoit vite qu’au-delà de la furie énorme, extravagante qu’il déchaîne contre les Juifs (et dont nous avions déjà remarqué plus haut l’insincérité, nous invoquions alors une logique interne de la langue célinienne), se trahit une peur réelle de l’élément étranger que représente le peuple juif. Ce qui inquiète Céline c’est l’imbrication de peuples divers sur le même territoire, la présence d’étrangers. Lorsqu’à partir de la deuxième guerre mondiale le délire antisémite disparaît des écrits de Céline, demeurera néanmoins une méfiance larvée à l’encontre des Juifs. Ce sentiment persistant est le résidu de l’antisémitisme de Céline une fois envolés les grands effets de style des pamphlets. Sans doute la seule chose de sincère qu’il n’y ait jamais eu derrière le bouillonnement d’invectives et de rage: c’est-à-dire une crainte en grande partie irraisonnée de l’Étranger.
Mais si les Juifs sont étrangers, les nègres, les jaunes ou les Arabes le sont encore plus. À partir de la guerre ils catalyseront donc en priorité l’inquiétude de Céline :
l’armée jaune à Brest, l’armée noire à Montparnasse.[22]
Tel est l’avertissement ressassé sans relâche jusqu’à la dernière page de Rigodon, sur tous les tons et d’abord le bouffon.
En soi cela ne mériterait pas tellement de retenir notre attention. Seulement il nous apparaît que ce sentiment, irréfléchi en grande partie, issu du trouble du subconscient peut servir à éclairer certaines caractéristiques intéressantes de l’univers célinien.
Ainsi Guignol’s band et Le Pont de Londres nous offrent le spectacle de l’Angleterre durant la première guerre mondiale. Nous pouvons déjà remarquer que Céline semble fasciné par la population hétérogène et bigarrée qu’il a choisi de peindre. Mais c’est surtout avec la fresque sur la déroute allemande de 1944-45 que nous voyons intervenir dans l’univers célinien une liaison instinctive entre le mélange des populations et de la guerre. Spécialement avec Nord et Rigodon se dégage une sorte de rapprochement entre l’idée de confusion des nationalités et l’idée de guerre, ou plus justement : l’idée de catastrophe. Ce qui le pousse sans doute à déformer quelque peu la réalité. En effet, à travers les tribulations de Céline en Allemagne, les Allemands apparaissent singulièrement peu en dehors de quelques militaires ou employés. Par contre ce qui frappe le lecteur, c’est l’abondance des descriptions de ces hordes russes, polonaises, gitanes, françaises. baltes, finlandaises. hongroises et même à l’occasion Céline en rajoute : moldaves, subpoméranes, laponides et d’encore plus haut… S’agit-il d’une simple coïncidence ? Cela semble fort improbable. L’insistance avec laquelle Céline revient dans sa trilogie sur le fond intertribal, sur le désordre des peuples qui accompagnent la fin du IIIe Reich, semble éliminer l’hypothèse du hasard. Cette concordance n’a sûrement pas été préméditée à dessein, ni voulue. Il s’agit encore moins d’une amorce de thèse quelconque. Tout au plus de l’affleurement imprévu de la mythologie personnelle de l’auteur des Beaux Draps. Dans l’univers célinien le mélange des races se devait de figurer sur la toile de fond de l’apocalypse.

La fin du Voyage…
 
Le 1er juillet 1961 il est midi quand Céline annonce à sa femme la fin de Rigodon. Le temps d’avertir Gallimard… Il est six heures. C’est le soir, l’heure de la fin du voyage: quelque part dans le cerveau une artère se rompt. La tête pleine de sang l’albatros ne répond plus.[23] La tête ! Rigodon, ce n’était plus une histoire fictive… Mais encore une fois, qui aurait pu continuer à faire de la fiction après les fours à phosphore de Hambourg et de Francfort ? Promener Bardamu au milieu de l’agonie de l’Europe eût été obscène. Aussi avait-il fallu être plus qu’écrivain, plus que témoin: pauvre chroniqueur. Mais avec un souffle de prophète. Et puis il avait fallu tendre la tête aux marteaux de l’Histoire… Tout cela Céline l’avait fait avec un sens païen du sacrifice. Projetant intactes, jusqu’à son dernier souffle, toute sa violence et sa démesure. Ricanant au-dessus des gnomes des temps modernes. Démontrant au monde qui n’en revenait pas que l’humanité est irréductible à la somme des individus qui la composent. Il faut choisir : l’humanisme ou l’individualisme. Les deux ensemble : jamais !
Comme Molière, Céline est mort sur la scène. Un instant le mensonge est devenu vérité. Vérité totale, absolue, immuablement objective. Union suprême de l’art et de la vie, mais la vie perd toujours…

Jean-Guy RENS
http://rens.ca/



Édition originale : La Revue de Belles-Lettres, Genève, N°I/1971.
Réedition : « Les critiques de notre temps et Céline », Éd. Garnier, Paris, 1976.

Nous remercions l'auteur d'avoir bien voulu nous autoriser à reproduire ce texte.


(Les passages entre crochets ont été supprimés dans la réédition des éditions Garnier.)


Notes

[1] Bagatelles pour un massacre, Denoël, p. 126.
[2] Rigodon, p. 48, Gallimard.
[3] La mort de L.-F. Céline, Dominique de Roux, Éd. Christian Bourgois, Paris, 1966, p. 144.
[4] Rigodon, p. 226.
[5] Rigodon, p. 161.
[6] Rigodon, p. 254.
[7] Voyage au bout de la nuit, p. 64, Le Livre de poche.
[8] Rigodon, p. l70.
[9] Voyage au bout de la nuit, p. 105.
[10] Guignol’s band, p. 272, Le livre de poche.
[11] Rigodon, p. 174.
[12] Les Cahiers de l’Herne, Céline, n° 1, p. 43.
[13] Rigodon, p. 172.
[14] Rigodon, p. 177.
[15] Rigodon, p. 183.
[16] 4. En fait suivie d’une troisième, à Hambourg. Là c’est un magasin qui se déverse sur sa tête : « …et toute la camelote ! ma tronche ! vous direz : il le fait exprès… non ! comme pour la brique… non ! une fatalité ma tête !… j’ai la grosse tronche mais quand même… » Rigodon, p. 239.
[17] Rigodon, p. 29
[18] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, « De l’homme supérieur ».
[19] Rigodon, p. 184. Et en lisant ce passage on accepte volontiers de croire que Van Gogh écrivain n’aurait pu écrire différemment.
[20]La N.R.F. (n° 295, avril 38), Gide : « Les juifs, Céline et Maritain ».
[21] Bagatelles pour un massacre, p. 72.
[22] Rigodon, P 39.
[23] La Mort de L.-F. Céline, p. 27.

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