UNE GUERRE DITE POUR UNE AUTRE
dans Voyage au bout de la nuit de L.-F. Céline et Le Sang noir de Louis Guilloux.
par Yves PAGÈS
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Céline a trente-huit ans quand parait Voyage au bout de la nuit et Guilloux trente-six quand paraît Le Sang noir. Comme s'ils avaient dû prendre du recul avant d' élaborer un dispositif romanesque capable de mesurer l'impact de la Grande Guerre sur leur génération. Mais ce recul ne tient-il pas d'abord à leur biographie respective ?
Issu de la petite bourgeoisie boutiquière, Céline quitte le collège à quinze ans et demi pour entrer en apprentissage. Issu d'une famille d'artisans modestes, Guilloux, boursier puis pion, abandonne ses études à dix-sept ans pour vivre de « petits métiers ». Dans l'après-guerre, ils vont tous deux profiter de leur expérience informelle d'autodidactes pour renouer avec des institutions culturelles ou universitaires , le premier en passant sa thèse de médecine, l'autre en devenant lecteur d'anglais à l'Intransigeant. Mais si ces parcours existentiels semblent voisins, un premier distinguo s'impose. Céline a côtoyé un milieu, et surtout un père, réactionnaire et antisémite. Guilloux a hérité d'une tradition paternelle socialiste. Ces ancrages familiaux antagoniques transparaissent clairement dans deux romans consacrés aux années 1900. Dans Mort à crédit, Céline s'attribue par
l'entremise de ses oncles, une existence fictive aux côtés des
apôtres de l'idéalisme scientiste. Dans La Maison du peuple,
Guilloux rend hommage au principe coopératif de solidarité sociale
pour lequel son père avait milité. Ces fictions rétrospectives ont
cependant un point commun, elles butent toutes deux sur l'imminente
catastrophe de 14-1 8. Comme si, dans les deux cas, il s'agissait
bien de faire son deuil des utopies dont la Belle Epoque semblait
porteuse et de souligner, a contrario, la fracture
qu'introduira la guerre au sein de la société et des consciences.
Autre différence
essentielle entre Céline et Guilloux. Le premier, engagé volontaire
en 1912 a eu une expérience du front, brève mais traumatisante;
tandis que son cadet a échappé de peu à la mobilisation de sa
classe d'âge. Observons cependant que le convalescent, puis réformé,
Louis Destouches et l'épargné de justesse Louis Guilloux, ont pour
des raisons distinctes vécu la majeure partie de ces quatre années
de conflit à l'arrière ou à l'étranger. A peu de choses près,
l'entrée en guerre se doubla pour eux d'une entrée dans la vie
active. Elle ne fut donc pas une expérience à sens unique de la
mort - dans la chair du jeune soldat Céline ou dans l'entourage du
jeune surveillant Guilloux, mais aussi une période d'intense
maturation intellectuelle. D'où ce constat paradoxal : leurémancipation mentale et
existentielle fut en grande partie conditionnée par la culture de
guerre.
Dès lors, on saisit
mieux pourquoi Céline et Guilloux n'ont pas participé à la vogue
des romans de Poilus des années vingt. Contrairement à ces repentis
du pacifisme de la Belle Epoque et à ces rescapés de la folie
meurtrière de 14-18, ils constituaient plutôt les mutants de la
génération suivante, à la fois objecteurs impuissants et rescapés
malgré eux de l'Union sacrée des consciences. D'où sans doute ce
délai d'incubation spirituelle qui les amena à différer leur
transposition littéraire de la Grande Guerre. Il appartenait aux
survivants des tranchées de témoigner à chaud, sinon à vif, de
leur calvaire. A l'inverse, les victimes civiles de la propagande
belliciste de masse devaient prendre du recul pour mieux analyser la
part maudite de cette guerre vécue et intériorisée plus
insidieusement. La maturation si tardive de Voyage et du Sang
noir suffit à montrer la difficulté de leurs auteurs à tourner
la page de ces charniers patriotiques, comme s' il ne s'agissait plus
seulement de rendre compte de sa sauvagerie interne, mais de revenir
sur une scène primitive de la barbarie de l'extérieur, de sonder
cet abcès de fixation morbide en portant un diagnostic sur
l'ensemble du corps social, d' interroger la guerre à partir des
responsabilités collectives de la Paix.
D'une même voix, Céline
et Guilloux nous annoncent que le Front n'était pas là où l'on
croyait. Privée de ses « boches
» émissaires officiels, la Première Guerre mondiale, romancée
presque par défaut, apparaît ici comme essentiellement intestine.
La barbarie belliciste, remise sur ses pieds dirait Marx, est à la
fois l'objet et le sujet d'un nouveau Front intérieur, divisant le
corps social en deux camps retranchés d'un côté les
soldats-figurants aux confins des frontières de l'invisible ; de
l'autre , les paisibles spectateurs de l'arrière. Pour Céline et
Guilloux , ce Front intérieur est d'abord un mur d'incompréhension.
C'est la séparation forcée des masses civiles et combattantes, qui,
par un jeu complexe de mystifications mutuelles, perpétue
l'auto-légitimation de la guerre. Le premier défi du Sang noir
et de Voyage tient à cela : transgresser la loi du secret
qui a mis deux humanités en quarantaine. Chacun à sa façon ,
Céline et Guilloux révèlent l'endroit et l'envers de cette double
aliénation. Céline décrit l'irréalité de l'arrière du point de
vue d'un soldat comme revenu d'outre-tombe ; et Guilloux l'irréalité
de l'hécatombe en cours du point de vue des notables d'une petite
ville de province. Ces sentiments d'irréalité semblent d'ailleurs
se répondre et faire du Voyage et du Sang noir des
romans strictement complémentaires, l'un prenant l'autre comme
référent implicite, et réciproquement.
Pour Bardamu, rescapé du
champ d'honneur, l'arrière-monde des civils apparaît sous un jour
absolument « mensonger ».
Tout y est désormais spectacle : «
journées » et « quêtes
» pour les blessés, stand de tir de fêtes foraines,
arrière-boutique réaménagée en bordel clandestin, tournée
théâtrale en hôpital militaire, etc. Ces insidieuses mises en
scène aboutissent à ce constat définitif : «
Bientôt, il n'y eut plus de vérité dans la ville »
(4). Comme si la théâtralisation des réalités de l'arrière par
la propagande de masse dépassait la vision fantasmatique que s'en
faisaient au même moment les soldats consignés au Front. On
retrouve, dans Le Sang noir, le même type de festivités
illusoires qui , a contrario, servent à dédramatiser la
perception du conflit par des non-combattants : un musée du Front
dans le parloir du lycée, un canon pris aux ennemis dans la cour, un
hôpital dans la sa lle des fêtes, une remise de la légion d'honneur dans la bibliothèque. Toutes ces mises en scène patriotiques
donnent au hors champ de la bataille une réalité fictive que seul
Cripure a l'honnêteté cynique d'assumer comme telle : «
La guerre n'est qu 'un conte. Un conte sanglant, mais un conte »
(5). De part et d'autre de cette scénographie irréelle, le
drame militaire semble se jouer sans acteurs. Il ne subsiste, face à
face, que deux sortes de spectateurs, la masse des jeunes conscrits
et l'élite de leurs notabilités parentales, toutes deux « dupées
», selon Guilloux; et
deux sortes de « voyeurs
» chez Céline,
hypnotisés soit par le spectacle incendiaire du front, soit par
celui du « théâtre»
civil qui « était partout » (6).
Mais cette aliénation
mutuelle n'est encore qu'un effet, plus ou moins intériorisé et
extrémisé, de l'Union sacrée des consciences, un impact indirect
de l'état de guerre sur l'état des esprits combattants ou non. Or
dans ce « monde à l'envers »,
selon l'expression célinienne, la guerre a aussi une puissance de
révélation. Elle pousse à leur limite des comportements qui lui
préexistaient. DansLe Sang noir, elle
met à nu la véritable nature d'un huis clos bourgeois et
provincial. Et, à observer de plus près dans cet oeil du cyclone a
priori paisible, on s'aperçoit qu'une guerre larvée s'inscrit en
filigrane dans chaque entrelacs du tissu social. Dès lors, tout peut
s' inverser aux yeux du lecteur. Est-ce le climat belliciste qui
conduit le professeur Nabucet à profiter des petites orphelines,
appliquant ainsi érotiquement un principe de philantropie
patriotique ? Ou n'est-ce pas plutôt cette perversion propre à
l'économie même de la charité qui suscite logiquement cette
machine à faire des pupilles de la Nation qu 'est la guerre? Le père
de Simone n'a-t-il pas expulsé deux vieilles femmes pour prendre
leur logement et, en guise de trophée pour cet acte de guerre
notarial, fait empaillé leur perroquet ? Ce ne sont ici que deux cas
limites parmi tant d 'autres, mais ils suffisent à démontrer qu'aux
yeux de Guilloux, la guerre n 'est à son tour que l'ultime
conséquence d'une morbidité sociale antérieure, l'exutoire
homicide d'un principe de cruauté latent. Et si les alter ego des
copistes flaubertins, Moka et Glâtre, ne cessent de capitaliser des
Images d'Epinal, c'est aussi parce que symboliquement la société
capitaliste n 'est jamais que le musée de ses guerres précédentes.
« Notre paix hargneuse
faisait dans la guerre même ses semences »
(7) , concluait déjà en ce sens Céline.
On sait d'ailleurs
combien l'auteur du Voyage a mis en relief les «
instincts de mort » des
héros malgré eux du front et des civils « pousse-au-crime ».
On sait aussi combien il a mis à nu la servitude volontaire des
masses enrégimentées ou laborieuses, empruntant alors les accents
mêmes de Cripure. Mais, là encore, il faut insister sur un point :
la guerre n'est jamais pour lui que la globalisation d'un rite
sacrificiel millénaire et, a contrario, la paix une guerre
civile « en suspens ».
D'où cet incroyable détour fictionnel qui conduit Bardamu à
retrouver les symptômes morbides de la guerre dans la brousse
coloniale, puis dans la misère urbaine New-Yorkaise, sans qu'au
terme de ce voyage, l'auteur ne précise jamais le moment de
l'armistice, comme si les conditions objectives de la guerre se
survivaient indéfiniment à elles-mêmes.
Selon deux dispositifs
narratifs complémentaires, Guilloux inscrit la guerre dans
l'histoire faussement paisible des rapports sociaux capitalistes et
Céline, lui, la voit se perpétuer sous les faux-semblants
misérables de la paix des années vingt. Mais s'ils devan cent ainsi
le précepte d'Orwell sur l'inclusion permanente de la guerre dans la
paix, leurs romans s'efforcent cependant de distinguer un espace
charnière, une zone de passage entre les premières lignes du combat
et l'arrière. Chez Guilloux, c'est l'école qui constitue ce curieux
sas de décompression au tour duquel s'organise toute l'architecture
romanesque. Chez Céline, c'est plutôt l'hôpital.
Une fois encore, ces deux
espaces vont de pair. Dans Le Sang noir, une partie du lycée
est convertie en hôpital. Dans Voyage, les « blessés
troubles » sont logés
dans un « lycée d'
Issy-les-Moulineaux, organisé bien exprès pour recevoir et traquer
doucement ou fortement aux aveux, selon les cas, ces soldats (...)
dont l'idéal patriotique était simplement compromis ou tout à fait
malade » (8). Car, à
bien des égards, ces institutions sont complémentaires. Le lycée,
comme lieu de transmission des connaissances, conditionne d 'abord
les futurs soldats que l'hôpital, comme lieu de cure, accueille de
retour du front. Dans les deux romans, la militarisation insidieuse
de ces lieux intermédiaires, conduit à leur faire jouer strictement
le même rôle. Il s'agit de «
rééduquer »
cliniquement ou moralement, ces corps ou ces psychés invalides, afin
de mieux les sacrifier par la suite. Le parallèle est d'autant plus
frappant que le psychiatre Bestombes dans Voyage et le
professeur Nabucet dans Le Sang noir parlent et agissent de
concert. Le premier prétend traiter les mutilés «
par l'électricité pour le corps et pour l'esprit, par de
vigoureuses doses d 'éthique patriotique, par de véritables
injections de morale reconstituante ! »
(9). De même, le second convie Georges, le fils cul-de-jatte des
concierges, à « chanter ».
en « brave » pour mieux
combattre son « cafard »
défaitiste. A la sophist ique de Bestombes, démontrant que le
patriotisme est d'essence altruiste tandis que la peur est égoïste,
répond celle de Nabucet , démontrant que les « poilus eux-mêmes
n'acceptent la maladie et la mort »
que « pour le triomphe de la culture »
(10). En recyclant les esprits et les corps, leurs discours épousent
le cercle vicieux de la guerre : celui d 'une «
récupération » clinique
des corps valides au service de la Patrie qui se confond désormais
avec la récupération des faits d'armes patriotiques par une morale
bourgeoise qui risquait de se désincarner.
Dans Voyage, seul
Bardamu, soumis à la théâtralisation permanente de l'hôpital,
comprend que les figurants-soldats sont devenus les souffre-douleur
du « monde civil et sanitaire ambiant »
(11), malades du voyeurisme de leurs sacrificateurs. Comme si la
guerre, issue d'une perversion collective sado-masochiste ne pouvait
combattre cette maladie de l'âme humaine qu' en saignant et amputant
les membres inférieurs du corps social. Et l'espace clinique est
bien à la croisée de ce paradoxe : elle est à la fois pathologie
spirituelle et médecine expéditive des chairs, sur le champ de
bataille autant que dans les usines Ford. Cripure semble partager en
bien des points ce diagnostic. Assistant à la remise de la légion
d'honneur de Madame Faurel, il imagine que, faute de décorations, on remette « aux uns :
une tête, aux autres : une jambe ou un bras »
(12). Cette « modeste proposition »
, à l'humour noir swiftien, révèle à son tour le commerce des
corps qui se trame derrière la reproduction scolaire d'une culture
en éta t de guerre et, a contrario, dévoile aussi le but inavoué
de la tran smission conformiste du savoir: rendre chaque membre du
corps social anonyme et interchangeable et, le cas échéant,
produire un soldat inconnu de masse.
On sait pourtant que
Cripure s'est livré l'année précédente à un hypocrite exercice
de surenchère patriotique devant ses pairs . De même, sur le bateau
qui le conduit en Afrique, Bardamu a consenti, pour éviter un
lynchage, à faire sienne la loghorrée cocardière. Ainsi, leurs
narrateurs respectifs ont beau prêter une conscience suraiguë à
ces deux personnages, cet esprit critique s'avère au bout du compte
incapable de passer à l'acte d'un e quelconque révolte. Il s'agit
main tenant d'i nterroger cette passivité fondamentale, cette
résignation empreinte de cynisme qui a déconcerté les premiers
admirateurs de Voyage surtout, mais aussi ceux du Sang
noir.
Si la militarisation du
lycée, conditionnant les consciences en genèse, et de l'hôpital,
rentabilisant les corps déchus du prolétariat, ont mis en lumière
leur nature maligne, il demeure que ces institutions ont une autre
fonction possible. L'espace scolaire témoigne aussi d'une utopie
maïeutique : celle de l'épanouissement des singularités de la
maîtrise et de la connaissance de soi. De même l'espace clinique
témoigne d'une utopique égalité sanitaire entre les hommes et d'un
respect absolu de la vie. Pour Bardamu comme pour Cripure, tout est
d'abord une affaire de deuil. La guerre les a conduit à faire leur
deuil de ces utopies, toutes deux mises au service de la mort. Comme
l'écrit Guilloux, paraphrasant une sentence célinienne : « La
vérité de cette vie, ce n'est pas qu'on meurt : c'est qu'on meurt
volé » (13). Et ce
qu'ici, on a volé à Cripure autant qu'à Bardamu, c'est un idéal
depuis longtemps asservi à d'autres fins.
La vocat ion médicale de
Bardamu, si elle porte encore la trace d' une éthique originelle de
la solidarité, demeure une façon d'exorciser une invalidité de
guerre définitive. Elle a déjà fait l'expérience de ses propres
limites. Dès lors, le docteur-mutilé « 75 pour 100 »
sait qu'il ne sera jamais rien d'autre que le rouage d'un système
qui l'a lui-même broyé. Il ne peut espérer autre chose que révéler
à travers son statut paradoxal de médecin-maladif les
contradictions de cette mission curative, froidement assassine en
temps de guerre, désarmée face à la misère sociale en temps de
paix.
Chez Cripure, la guerre
ne constitue pas un traumatisme initial, mais une confirmation a
posteriori d'un échec existentiel. En effet, dans l'espoir
d'intégrer l'Université, Cripure a d'abord dû faire son deuil des
idéaux contenus dans sa thèse sur Turnier, puis accepter de devenir
un banal professeur de morale et enfin consentir à l'Union sacrée
des propagandes de masse. Pourtant, il est aussi celui qui, subissant
l'indiscipline naturelle de la jeunesse, la porte aux nues en son for
intérieur. Celui qui approuve secrètement «
l'irrespect des idoles »
(14) dont ces élèves les plus chahuteurs font preuve. Celui qui a
suscité la révolte pacifiste de Lucien et l'idéalisme
intransigeant d 'Etienne, mais qui ne peut l'assumer haut et fort
sans contredire, et son statut, et les leçons pessimistes qu'il en a
tirées. Car, Crtpure a compris depuis longtemps que ce qu'il
enseigne vraiment, il ne peut le communiquer que malgré lui, non pas
par simple lâcheté, mais parce que l'institution scolaire avec
laquelle il fait maintenant corps est par essence conformiste. Sa
libre-parole, institutionnalisée, est devenue une langue aussi morte
que celle en ordre de bataille. Si Bardamu avait tardivement pris
conscience que la société militarisée n'est qu'un immense hôpital
pour incurable et la médecine sociale un placebo de la misère
sociale, Cripure a compris depuis longtemps que toute pédagogie
libératrice est vouée à un mur d'incompréhension que la guerre
va mettre en abyme entre les rééduqués du Front et les donneurs de
leçon de l'arrière. D'une certaine façon, la pathologie du géant
invalide Cripure n'est que la somatisation d'une initiation à la
révolte en deuil d'elle-même, l'incarnation souffrante et grotesque
d'un impossible « professeur de désordre ».
« Cripure est le Don
Quichotte d'aujourd'hui. Dans la littérature française
contemporaine, je ne connais qu'une figure qui lui soit concurrente,
et c'est ce docteur Bardamu »(15),
conclut Aragon. Ne sont-ils pas tous deux, comme le chevalier à la
triste figure, prisonniers des contradictions d'une société malade
de corps et d'esprit, et dont la guerre suffit à révéler l'état
critique ? Ne sont-ils pas les petits-bourgeois fossoyeurs
d'eux-mêmes et du vieux monde qui va disparaître avec eux, comme le
seigneur Don Quichotte l'avait été avec l'époque féodale ? Cette
hypothèse fait cependant l'impasse sur un point essentiel : Don
Quichotte a été jusqu 'au bout le sujet belliqueux et téméraire
de sa propre faillite. On peut juger son épopée suicidaire, mais
non lui ôter son sens de l'héroïsme. Tandis que chez Cripure , il
s'agit d'emblée d' être plus suicidaire que la société elle-même,
mais d'un suicide qui ne serait pas porteur d'une quelconque valeur
héroïque. Sa mort est l'acte manqué d'un duel, autrement dit un
ami-duel passé à l'acte. Comme aboutissement logique d'un pur
itinéraire de petites lâchetés, compromis et reniements, il ne
délivre qu 'un sens en creux. De même, le docteur Bardamu,
professant une médecine sans honneur ni honoraire se voue-t-il, par
« provocation volontaire
», à la misère qu'il
est censé soigner, épousant alors le destin de son alter ego
Robinson, suicidé par procuration à la fin de Voyage selon
un programme aussi désespérant que désespéré : «
Eh bien, c'est tout, qui me répugne et qui me dégoûte à présent
! » (16). Les destins de Cripure et Bardamu
convergent ainsi en une seule et même politique du pire. Tous deux
ne font pas le sacrifice de leur vie pour que leurs contradictions
mortelles produisent un sens rédempteur ou un monde nouveau. Ils
refusent cet ultime don de soi, qui appartiendrait encore à une
rhétorique de combat. Aucun héroïsme ne fait plus illusion à
leurs yeux. Ils savent qu'ils vont mourir sur le champ de leur propre
déshonneur.
Ce distinguo est
essentiel. En effet, si l'oeuvre au noir du pessimisme de Guilloux et
de Céline conduit à refuser de donner un sens cathartique à la
défaite de leurs personnages, c'est parce que le suicide collectif
militariste n'a pas vocation à délivrer une issue révolutionnaire.
La guerre est une apogée de morbidité, non le lieu d' une secrète
dialectique entre la vie et la mort . Contrairement à nombre de
leurs contemporains, ils n'ont pas tiré des leçons schématiquement
marxistes de l'hécatombe mondiale de 14-18. En ce sens, Cripure et
Bardamu sont plus proches d'Hamlet que de Don Quichotte, ils
condamnent les venus de l'héroïsme en bloc, fut-il retourné contre
lui-même. Leur perdition volontaire ne les venge pas non plus. C'est
ce que sous-entend à mots couverts Guilloux, tra nsformant
l'enterrement de Cripure en une cérémonie expiatoire poussant à
son paroxysme le théâtre sacrificiel de l'Union sacrée des
consciences. Le sens de sa rébellion auto-destructrice n'échappera
pas à son ultime récupération. Les « récupérés »
des Conseils de guerre en ont fait trop souvent l'expérience
malheureuse. Quant à Bardamu, son suicide différé n'hésite pas
sur le seuil d'une révolution, il est seulement à l'image d'une
guerre qui n'a pas encore cessé de finir.
Si ces deux romans sont
aussi « noirs »
l'un que l'autre, c'est parce qu'ils décrivent la guerre, non comme
une expression ouverte d'un antagonisme social, mais comme un système
morbide en vase-clos. Certains jugeront cependant que le parallèle
est quelque peu forcé. Entre Céline et Guilloux, il y a aussi les
mutineries de 1917, celles que le premier passe sous silence, que
l'autre met en point d'orgue de sa fiction. Leur sensibilité
politique, comme leur stratégie narrative diffèrent sur ce point.
De même, à travers le personnage de Lucien, une autre porte est
laissée entrouverte, celle du voyage en URSS. Mais sont-ce vraiment
là les issues majeures ou les ferments d'émancipation collective
qui iraient au-delà du « bout de la nuit » ? On remarquera à cet
égard que la mutinerie manquée du Sang noir s'achève sur le
lynchage rituel de l'officier au départ du train, selon une clôture
typiquement célinienne. On notera en outre que le soviétisme
affiché du voyageur Lucien, n'est pas l'unique point de fuite qui
changerait la perspective du livre, mais une fugue adolescente parmi
d'autres, le détail d'un puzzle romanesque jamais unifié. Or c'est
sans doute ce morcellement-là qui permet d'accéder aux paradoxales
leçons d'espérance du vitalisme de Guilloux.
Au cours de mes
recherches sur Céline, il m'est apparu que si la trame de Voyage
ne fictionnalisait pas une seule doctr ine politique, l'oeuvre
fourmillait pourtant de microfictions subversives, dont j'ai sondé
les affinités anarchisantes (17). La plupart de ces brèches
tenaient à un même processus : se priver de tout honneur pour
advenir au gai savoir de l'opprobre social. Cette quête du «
déshonneur automatique » conduira Bardamu à devenir le maquereau
de Molly aux Amériques pour refuser l'exploitation salariée chez
Ford. Elle conduira le caporal Princhard à voler des boîtes de
conserve pour être emprisonné loin du Front. Elle conduira Robinson
et la mère Henrouille à se faire passer pour fous afin de mieux
échapper à la folie homicide de l'ordre familial . Il me semblerait
essentiel de soumettre Le Sang noir à une analyse similaire
partant du même précepte énoncé par Cripure : « Rouler jusqu'à
l'extrême fond de la bassesse, là où les derniers liens humains
achèvent de se dénouer et de pourr ir » et se perdre dans une «
Ivresse mal dirigée »
(18). On s'apercevrait alors que, faute de croire aux vertus
réalistes-socialistes d'un message globalisant, Guilloux a lui aussi
parsemé son roman de projets d'émancipation précaires, d'attitudes
éthiques fragiles et d'objections de conscience partielles . Il
faudrait citer le chapardage d'une bouteille de champagne par Moka,
échappant ainsi brièvement à sa condition de répétiteur du
conformisme social. Il faudrait citer Simone, se rendant étrangère
à ses parents en les volant d'abord, puis en les insultant selon les
vers libres du roman tisme anglais. Il faudrait citer Madame de
Villapane, imposant à sa pension un règlement si sévère qu'elle
en tarit la clientèle pour mieux préserver l'utopie d'un hors champ
amoureux délivré du principe d'échange commercial. Il faudrait
bien sûr prendre au pied de la lettre toutes les tentations
fantasmatiques de Cripure : passer la « saison du bachot » au
bordel pour inventer un « rapport fraternel avec des femmes qui
savaient ne pas se moquer de lui, ne pas avoir pitié non plus »
(19), rêver d'un mariage en blanc avec sa souillon illetrée au
banquet duquel on inviterait tous les « vagabonds » du voisinage
et, enfin, évidemment, selon le programme minimum d'un hédonisme
jamais triomphant, boire pour être deux.
Toutes ces lignes de
fuite romanesques dessinent la véritable trame politique du livre,
éphémère, disparate et jamais totalisante, celle d'une sensibilité
libertaire latente, rétive à son propre crédo doctrinal et,
surtout, ayant fait son deuil de tout idéalisme après la défaite
mondiale de 14-18. Dès lors , il est temps de revenir à la seule
filiation manifeste du Sang noir et de Voyage, Georges
Palante, cet alter ego de Cripure que Guilloux a côtoyé au
lycée, ce suicidé de la société dont la légende, revenue aux
oreilles du breton Céline à la fin des années vingt (20), l'a sans
doute secrètement inspiré.
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Cette communication a paru initialement dans les Actes du Colloque Louis Guilloux et la guerre (Saint-Brieuc 4-5-6 novembre 1994).
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Nous remercions l'auteur d'avoir bien voulu nous autoriser à reproduire ce texte.
Sur son site internet, une page est consacrée à l'ensemble de ses écrits sur Céline : http://www.archyves.net/html/LesFictionsdupolitique.html
NOTES
(1) Voyage, p. 10,
Denoël, 1932 (cil~ in Bibliothèqu e de la Pléiade,
1981).
(2) Le Sang noir,
Folio Ga llimard, p. 12.
(3) Voyage, p. 47.
(4) Idem, p. 54.
(5) Le Sang noir,
p. 207.
(6) Voyage, p. 90.
(7) Idem, p. 72 .
(8) Idem, p. 61.
(9) Idem, p. 94.
(10) Le Sang noir,
pp. 109-110.
(11) Voyage, p.
87.
(12) Le Sang noir,
p. 306.
(13) Phrase inscrite sur
le bandeau du Sang noir à sa sortie en 1935. Cf. la citation
de Céline «
La vérité de ce monde, c'est la mort »,
Voyage, p. 200.
(14) Le Sang noir,
p. 199.
(15) Arogon parle avec
D. Arban, Segben. 1968, p. 98.
(16) Voyage, p.
493.
(17) Yves Pagès, Les
Fictions du politique chez L.-F. C éline, Seuil, 1994.
(18) Le Sang noir,
p. 238.
(19) Le Sang noir,
p. 142.
(20) «
Edith Lebon (première épouse de Céline) reconnaît l'influence
qu'exerça sur Louis Destouches le philosophe Georges Palante »
(Pierre Lainé, De la débacle à l'insurrection contre le
monde moderne,
Doctorat d' Etat, Université Paris VI, 1973, pp, 95-96).
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