Alors que le roman de Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, est actuellement adapté au Théâtre de l'œuvre à Paris, l'académicien Frédéric Vitoux revient sur l'art de transposer les textes de l'un des plus grands écrivains français du XXe siècle.
La prose de Céline
relève-t-elle du théâtre, du spectacle ? Peut-elle passer la rampe,
comme on dit ? Oui, bien entendu. Quel grand écrivain, du reste,
interdirait un tel exercice ? S'imaginer pour autant qu'avec l'auteur du Voyage au bout de la nuit
et son écriture qui malmène la syntaxe, son style souvent imprécateur
et mâtiné d'argot, l'exercice serait plus facile relèverait d'une
fâcheuse illusion. Rien n'est en vérité plus écrit, millimétré,
précieux, rythmé jusqu'au murmure et la féerie, que la phrase de Céline.
Son fameux « langage parlé », à la vérité, n'a jamais existé. C'est une
vaste blague.Quand vous plantez un bâton dans l'eau, il paraît
cassé. Céline définissait le travail du styliste comme l'art de casser
le bâton pour qu'il paraisse droit dans l'eau. Comme l'art, plus
précisément, de transposer, de gauchir, de réinventer le parler émotif,
voire populaire, pour qu'il tienne à la page et emporte son lecteur. Qui
veut lire les textes de Céline ne doit certes pas imiter l'écrivain
dans son élocution « réelle », si je puis dire, mais partir de la poétique
célinienne, l'assumer et casser légèrement le bâton, cette fois, dans
l'autre sens, vers l'oralité. Rude travail !
Un souvenir me vient de ces années déjà lointaines où Fabrice Luchini entreprenait ses premières lectures de Céline sur scène… J'avais été invité à son spectacle mais j'avais hésité à m'y rendre, en dépit de son accueil critique et public exceptionnel. Au fond, tenais-je tellement à ce qu'une autre voix s'interpose entre Céline et moi, oriente ma lecture, brise cette intimité qui s'établit entre un auteur et celui qui le lit ou qui l'entend dans le silence de sa lecture ? Peu après - était-ce une coïncidence ? -, un soir que ma femme et moi retrouvions Lucette Destouches, la veuve de Céline, pour dîner chez elle à Meudon, Fabrice Luchini nous rejoignit. Lucette non plus n'avait pas encore assisté à son spectacle. Pour elle, pour nous, Fabrice s'embarqua dans un long monologue célinien, un fragment de son spectacle en quelque sorte.
Luchini, qui ne ressemble en rien à Céline, ne cherchait pas davantage à contrefaire ses attitudes, à retrouver sa façon de parler. Il était déjà Luchini, hyperboliquement Luchini, avec son enthousiasme surjoué, son intelligence du texte, son phrasé si singulier. Pourtant, la musique de Céline s'imposa là, dans cette maison où avaient été composés D'un château l'autre, Nord et Rigodon, et où l'écrivain était mort. Lucette fut bouleversée, comme si elle retrouvait Louis, comme si elle l'entendait. Nous aussi.
Pour le dire autrement, j'envie ceux qui n'ont pas encore lu Céline et pour qui de grands comédiens ou de grands passeurs viennent incarner cette prose ou cette voix qui n'a pas fini de nous hanter ; ils auront le temps ensuite d'en venir à l'essentiel, de retrouver et de s'approprier, dans la solitude indispensable de la lecture, l'un des plus grands écrivains français du XXe siècle.
Frédéric VITOUX
Le Figaro, 7 décembre 2012
Un souvenir me vient de ces années déjà lointaines où Fabrice Luchini entreprenait ses premières lectures de Céline sur scène… J'avais été invité à son spectacle mais j'avais hésité à m'y rendre, en dépit de son accueil critique et public exceptionnel. Au fond, tenais-je tellement à ce qu'une autre voix s'interpose entre Céline et moi, oriente ma lecture, brise cette intimité qui s'établit entre un auteur et celui qui le lit ou qui l'entend dans le silence de sa lecture ? Peu après - était-ce une coïncidence ? -, un soir que ma femme et moi retrouvions Lucette Destouches, la veuve de Céline, pour dîner chez elle à Meudon, Fabrice Luchini nous rejoignit. Lucette non plus n'avait pas encore assisté à son spectacle. Pour elle, pour nous, Fabrice s'embarqua dans un long monologue célinien, un fragment de son spectacle en quelque sorte.
Luchini, qui ne ressemble en rien à Céline, ne cherchait pas davantage à contrefaire ses attitudes, à retrouver sa façon de parler. Il était déjà Luchini, hyperboliquement Luchini, avec son enthousiasme surjoué, son intelligence du texte, son phrasé si singulier. Pourtant, la musique de Céline s'imposa là, dans cette maison où avaient été composés D'un château l'autre, Nord et Rigodon, et où l'écrivain était mort. Lucette fut bouleversée, comme si elle retrouvait Louis, comme si elle l'entendait. Nous aussi.
Pour le dire autrement, j'envie ceux qui n'ont pas encore lu Céline et pour qui de grands comédiens ou de grands passeurs viennent incarner cette prose ou cette voix qui n'a pas fini de nous hanter ; ils auront le temps ensuite d'en venir à l'essentiel, de retrouver et de s'approprier, dans la solitude indispensable de la lecture, l'un des plus grands écrivains français du XXe siècle.
Frédéric VITOUX
Le Figaro, 7 décembre 2012
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