mardi 31 janvier 2012

Société d'études céliniennes : dix-neuvième colloque du 6 au 8 juillet 2012 à Berlin

Le dix-neuvième colloque international Louis-Ferdinand Céline, organisé par la Société d'études céliniennes, se déroulera les 6, 7 et 8 juillet 2012 à Berlin. Les intervenants proposeront des travaux autour du thème "Céline et l'Allemagne". www.celine-etudes.org 

Lettre de Marcel Brochard à feu Louis-Ferdinand Céline - 14 octobre 1962

14 octobre 1962

Mon cher Louis,

Voici plus d’un an que tu reposes, que tu te reposes – enfin ! – et je crois qu’il est temps, avant que nous soyons tous partis, ceux de notre âge, de remettre en place les faits que tu as décrits. Que cela te plaise ou non, que cela plaise ou non à tes mémorialistes ou autres scribes, il faut bien qu’il y en ait UN, pour te redire, à toi, la vérité.
Je sais bien que tu as affirmé cent fois à tes visiteurs, les Robert Poulet, Marc Hanrez, Roger Nimier, etc. que la biographie, ça n’a pas d’importance. « Inventez-là ». Et tu ajoutais : « Il faut choisir, mourir ou mentir. »
- « On fait du vrai en arrangeant, en trichant comme il faut. »
La dernière fois, tu m’as dit à moi la vérité – et je ne t’ai pas cru, bien entendu – en me quittant à la grille de Meudon une fin d’après-midi de juin, l’année dernière. Tu m’as répété ce que tu avais rabâché tout au long de notre bavardage : « Ça y est ce coup-ci, je vais crever ! » Et moi de rire, et de te répondre de te secouer un peu ; je voulais te sortir de cette prison, t’emmener une heure en voiture, dans les bois à côté, tout doucement, à regarder une fille bien balancée se promener dans une allée, à te changer les idées.
Louis, cette fois, tu ne m’as pas menti. Quinze jours après, au fond de la Bretagne, j’apprenais ta mort, ta vraie mort, par le journal !
« Il faut choisir, mourir ou mentir. » Eh bien, Louis, tu n’as jamais choisi, tu as beaucoup menti, mais hélas, pour mourir, ça n’a pas raté.
Tu permets que je commence par la biographie. Oh, sur deux points seulement, car à un autre de rechercher les détails et de remettre tout d’aplomb. Même si cela te remue dans ta tombe. Avant tout, il faut rectifier l’histoire de tes parents. Tu leur dois bien cela. C’est dans « Mort à crédit » que tu en fais une peinture toute d’invention poétique ou pas, littéraire ou pas, imaginative et faussée à coup sûr. Pourquoi ? Tu aurais pu aussi bien parler des parents d’un autre. Non, c’est de ton père et de ta mère, braves gens tranquilles, petits bourgeois, effacés, dont toute la vie, tu le sais, depuis ta naissance à Courbevoie, puis tout au long de ton enfance passage Choiseul, tournait autour de toi. Tu les fais s’engueuler sans arrêt, se battre comme chiffonniers, tu parles du revolver de ton père ! le pauvre homme n’en avait probablement jamais tenu, même dans les champs de foire !
Et tu savais si bien, Louis, que ton Mort à crédit était si faux, si caricaturalement faux, si blessant, que tu demandes à ta mère de ne pas le lire… et elle ne l’a jamais lu ! Quant à ton père, nous nous souvenons de ton chagrin, bien sincère, à sa mort ! tu étais bouleversé !

Les Destouches étaient autrefois Destouches de Lenthillière, gentilshommes normands mais de petite fortune. Le grand-père de Louis était marié à une de la Villaubry, était professeur au Lycée du Havre, est mort jeune laissant plusieurs enfants, dont Ferdinand le père de Céline.
Ferdinand se maria avec Marguerite Guillou, fille de Céline Guillou. Celle-ci antiquaire à Paris, près de l’Opéra, s’était spécialisée dans les dentelles anciennes de valeur. Commerçante avisée, elle gagnait gros et portait les beaux diamants que Colette, fille de Louis, possède aujourd’hui.
Peu après leur mariage, Ferdinand et Marguerite s’installent à Courbevoie, elle dans le commerce. Lui, licencié ès lettres, travaille à la Compagnie d’Assurances Le Phénix où il terminera avec le rang se Sous-Chef. J’ai su récemment par M. Louis Montourcy, qui l’a bien connu, époque 1910, qu’il était très estimé par ses directeurs. Il le dépeint comme un homme posé, intelligent et cultivé. L.-F. Céline, dans je ne sais plus quel écrit, dit que son père à l’époque « gagnait honteusement 300 francs par mois ». Or ceux de notre génération savent que c’était là la solde d’un capitaine de l’armée. Les Destouches avaient une petite villa sur le bord de la Seine, à Ablon, le papa aimait la pêche à la ligne, et ayant toujours rêvé de la Marine naviguait à la voile avec une casquette de Commandant !
Ma femme Denise et moi, nous nous souvenons fort bien de cet homme tout rond au physique et au moral, jovial et tout franc, ainsi que de Marguerite, la mère de Louis. Nous déjeûnions parfois au 11 de la rue Marsollier vers 1923. On en sortait éberlué à la pensée que Louis était leur enfant !
Madame Ferdinand Destouches n’a jamais été ni ravaudeuse, ni « raccommodeuse de vieilles dentelles » (R. Poulet p.3), « à rapetasser les trous dans les marchés de banlieue » comme l’écrit Céline, comme répète Ducourneau dans l’édition de la Pléiade, comme Louis l’a raconté cent fois aux badauds ou aux journalistes qui buvaient ses paroles crayon en main ; le disait-il en toute crédulité ? se mentant à lui-même pour peut-être jouer sa comédie, ou par innocence et conviction !
Madame Destouches mère, après avoir tenu boutique passage Choiseul, vint donc avec son mari retraité, habiter l’appartement de la rue Marsollier. Elle était alors représentante de fabriques de dentelles, visitait les magasins avec sa grande boîte noire d’échantillons. Mais c’était du point d’Alençon ou de Bruges, avec comme clientèle la Grande Maison de Blanc, la Cour Batave, etc. Colette Destouches a été baptisé en 1920 dans une robe longue de bébé qui avait appartenu au Roi de Rome, avec abeilles brodées, en « mousseline blanche de l’Inde ». Les parents de Louis-Ferdinand s’aimaient beaucoup et faisaient très bon ménage. Ils sont morts lui vers 1933 et elle en 1946.

Il est exact Louis que tu étais un enfant endiablé, indiscipliné, ivre de liberté, et que tu as reçu des gifles et des fessées, sûrement bien méritées. On t’envoie en Allemagne à 14 ans en vue d’apprendre la langue et le commerce. Précoce, tu couches avec ta logeuse et te fais renvoyer. On t’expédie en 1909 en Angleterre, où des aventures de même genre te font « rendre » à tes parents.
Mais comme tu apprends avec facilité, lis énormément, tu t’inscris avec cette insatiable curiosité et cette intelligence que l’on sait ! Tu rêvais déjà de médecine. Tu retiens l’anglais et l’allemand admirablement, tu entres enfin dans une maison de commerce du quartier du Sentier, comme vendeur du rubans à ton corps défendant, puis chez un diamantaire de la rue de la Paix où une blague retentissante toujours du même ordre, du même désordre, te fait encore renvoyer. A 18 ans, tu te heurtes à des parents excédés, et excédé toi-même tu t’engages dans l’armée par coup de tête.

Ce qui est certain, c’est que l’enfance et la jeunesse de L.-F. Céline « misérable et honteuse » est de pure composition.

Enfin Louis, vieux soldat, veux-tu nous dire la vérité sur ta fameuse trépanation ! Tous, autant qu’ils sont, t’ont cru évidemment, toi le trépané des batailles d’août 1914, apuvre cerveau défoncé ; jusqu’à Henri Mondor, Professeur, pourtant du métier, qui dit et redit dans son propos de la Pléiade que tu as eu le crâne cassé.
Et d’aucuns bientôt d’ajouter que c’est peut-être par le trou du cerveau qu’est entré le Génie ! Un autre a même touché la plaque de métal que tu avais sur la tête ! ! !
Louis, non, disais vrai ; tu as été très gravement blessé dans les premiers combats de la vieille guerre, comme maréchal des logis de cuirassiers. On t’a assez honoré, décoré, fêté, illustré à ce sujet. Mais je t’ai souvent vu le torse nu, Louis. Ton bras droit, dans le haut presque à l’épaule, portait un trou à y mettre un œuf. C’était la cicatrice d’une fracture ouverte par éclat d’obus, blessure qui te tint plus d’un an à l’hôpital et qui te laissa toujours un peu de paralysie de la main droite. Bien qu’en 1924-1925 tu conduisis un gros side-car sur les routes de Bretagne, avec ta femme et la mienne dans le sabot.
Tu as eu aussi par le même et seul coup qui mit fin à ta guerre, le tympan abîmé par le bruit de l’explosion, te laissant de pénibles bourdonnements d’oreilles. Mais tenons-nous en là, veux-tu. Nous autres tes copains de Rennes, nous le savons bien tu n’as jamais été blessé à la tête, ni trépané !

Excusez-moi, Céliniens, de ramener ainsi à de très exactes proportions ces deux points de la biographie de Louis Destouches. J’estime que c’est l’amoindrir que de maintenir des fantaisies, qu’il était cependant le premier à inventer ! De notre temps à nous, il n’était pas moins grand à nos yeux qu’il ne l’est maintenant aux vôtres.
A peine ai-je connu Louis en 1919, à Rennes, alors qu’il venait de se marier avec Edith, la meilleure amie de ma femme, que j’ai été conquis, subjugué, envoûté par cet esprit unique et déjà gigantesque. Bien que de seulement cinq mois mon aîné, Destouches me semblait tellement mûri et érudit !
Jusqu’à notre départ pour Nantes, fin 1921, je retrouvais Louis dans son petit rez-de-chaussée rennais du 6, quai Richemont, pour ainsi dire tous les soirs de 6 à 8.
Je m’asseyais, nous bavardions, il écrivait et je me taisais. Où sont ces écrits de l’époque ? Edith n’a pas grand chose, je crois. C’étaient surtout des lettres que le futur Céline écrivait, à tour de bras, à cent destinataires. Je me souviens de l’un de ses correspondants, parce que j’avais été frappé de la notoriété de son nom le docteur Alexis Carrel qui alors professait aux Etats-Unis. Que pouvaient donc s’écrire ces deux esprits, celui du futur « Voyage » et celui de « L’homme, cet inconnu » ? des pages et des pages et où est cette correspondance ?
Louis connaissait Alexis Carrel, de vingt ans son aîné, à travers l’Institut Rockfeller, auquel Louis était attaché par cette mission américaine de lutte contre la tuberculose qui avait une section à Rennes. Il y servait aussi d’interprète et de conférencier.
Je crois me rappeler, et Edith aussi, que la correspondance suivie avec Carrel avait pour trait les études sur la prolongation de la vie. Il étudiait les covonlutas, mi-algues mi-animalicules, qui ressemblent à une mousse verte et que l’on trouve à marrée basse sur les plages de l’Atlantique. Il avait pu en conserver dans un laboratoire de recherches à Roscoff où il passait ses vacances, laboratoire dirigé par le Prince Cantacuzène. Déjà en 1920, le jeune chercheur qu’était Louis s’enchantait et discutait des théories qu’il formulait à cette époque et qui, d’après sa femme, anticipaient les théories actuelles de l’hibernation ( !) louis plus tard avait aussi étudié la longévité des vers à soie, et je crois me souvenir avoir lu un rapport imprimé de l’Académie des Sciences exposant les théories du futur docteur.
Mais déjà Destouches préparait sa thèse. Sa fameuse thèse sur Semmelweiss qui, éditée en 1924, a été si vivement remarquée. Je la possède dédicacée. Elle avait été tirée à cent exemplaires.
Je reviens maintenant et plus simplement à la lettre à mon Ferdinand.

Louis, mon vieux copain, le Destouches de notre jeunesse, de nos espoirs, de notre vie pleine de vie, de nos enthousiasmes, aussi bien ceux de l’esprit que les autres plus bas dont nous parlions toujours avec déchaînement !
Toi qui oses dire à Robert Poulet que tu étais « bourgeois » à Rennes, années 1920 ! lequel Poulet écrit tout un chapitre sur « Céline bourgeois » !
Anarchiste déjà tu étais, Louis. Brutal, aux aspects puérils, révolutionnaires, égalitaires, oui !
Mais tu racontes des âneries sur ton beau-père le professeur Follet, qui était un notable, c’est exact, mais qui ne t’a jamais demandé d’en être un autre. Il te connaissait, comme Edith et nous autres te connaissions bien, comme tu as toujours été, ennemi du conformisme, que ce soit dans les manières, dans les paroles ou dans l’habillement. Ton entrée dans un salon rennais faisait sensation. Le chapeau genre cow-boy sur l’oreille, tu disais salut à la ronde, et une fois assis on ne voyait que tes gros souliers. L’homme aux gros souliers, disait ma petite Jacqueline tout enfant !
Et tu avais, écris-tu, la « baraque » du beau-père sur le dos ? C’est à dire la direction de sa clinique de chirurgie ? Quel culot !… Par contre, ne dirigeais-tu pas la conscience de certaines bonnes amies de l’entourage de la famille ? Ça oui !
Non, Louis, tel ils t’ont connu les autres, après, même ceux de la fin, tel tu étais déjà à vingt ans ! Effarant de curiosité, versatile, blagueur, grossier, irritable, mythomane et génial ! Et paradoxal. Ne t’ai-je pas entendu dire à plusieurs reprises dans ton cinquième de la rue Girardon en 1941-1942 : « Moi, je prouverai que Hitler est juif ! »

Quelle instabilité ! A peine entré dans un cinéma, dans un café, que sorti ! A peine tenant une fille qu’il en fallait une autre, et souvent sans y toucher. A peine écrite une demi-page ? le style, le destinataire et l’idée changeaient, mêlant le meilleur et le pire.
« L’enfant du peuple transporté soudain dans un milieu au-dessus de sa condition. » Non, Monsieur Poulet, vous ne l’avez pas connu. Louis Destouches a toujours été près du peuple, mais au-dessus de la « condition ». Là où il respirait, c’était pour tous autour de lui, du peuple ou de la « condition », une stupéfaction, un saisissement, une admiration. Edith la première était subjuguée.

Comédien, oui, Bardamu carnaval, tu étais un comédien né. Avec un cerveau moins rempli et moins brillant, tu aurais fait un excellent acteur. Et ceux qui comme moi te pénétraient, voyaient à ton visage, à tes yeux légèrement rieurs, à une petite moue des lèvres, que tu ne croyais pas un mot de ce que tu nous racontais ! mon ironique !… Quand devant moi, à Meudon, tu montrais à tes visiteurs le banc de bois sur lequel s’asseyait ta mère pour ravauder, je n’ai rien dit, mais je riais en dedans. Vieux farceur, va !

Céline, dans le Robert Poulet, crache sur « ses » familles, et cela fait joliment bien, trente ans après ! Il continue son rôle, le comédien ; on le lui fera jouer jusqu’au bout, jusqu’au bout de la vie !
Après avoir fini tard son bachot, Louis Destouches n’a pu faire sa médecine à Rennes que par son mariage avec Edith. Oui. Mais hors du conformisme. On l’aimait ainsi.
Et quand diplôme en poche il s’installa médecin de quartier, en 1925, place des Lices à Rennes, je le vois toujours me montrant les jolis petits rideaux tuyautés de son cabinet, et me disant : « Dehors, vieux, il y a la liberté ! »

Louis, le jour où ton premier client est entré dans la salle d’attente, tu pris la liberté par la porte de service. Ce n’est pas tout à fait vrai, car tu es resté deux ou trois mois « installé », mais c’est une image à ton image.
Et personne n’a rien dit ! ni jugé. Toi parti, ce n’était pas une « incartade » comme on l’écrit, c’était du Céline, et du vrai. Sans applaudir, on a essuyé. Et ton vieil ami t’écrivait et tu lui répondais. Que n’ai-je gardé tous tes papiers !

Epoque de l’écriture du « Voyage », 1930. Il m’écrit, et celle-là, je l’ai conservée ! « Bonne santé, vieux, bonne broche toujours ? Voici l’âge de la redoutable ! Affectueusement à toi. Louis. »
A 36 ans l’âge de la « redoutable » !… Impuissance ? Conséquences des longues journées de dévouement au dispensaire de la rue Fanny à Clichy ? Conséquence des soirées de la rue Lepic où après le frugal repas, chez la mère Marie – à l’eau – Louis se mettait à écrire.
Elisabeth était grande, belle, sculpturale. Il l’avait connue à Genève, cette danseuse américaine. Elle a été sa compagne plus de trois années. Il lui a dédié le « Voyage ». Elle le méritait bien, car tandis qu’il écrivait et jetait à terre ses feuillets jaunes, nous attendions qu’il s’endorme pour les assembler.
Nous n’imaginions pas que c’était le manuscrit du « Voyage au bout de la nuit », de chaque nuit ! que nous tenions ainsi entre nos mains.

Louis, dis-moi, si c’est bien moi, vieux de 14, qui ai ramassé sur le plancher de ta chambre la page du Colonel : « Lui, je ne lui voulais pas de mal. Lui pourtant aussi il était mort… ils s’embrassaient tous les deux pour le moment et pour toujours. »
Ou est-ce Elisabeth l’Américaine qui a épinglé la page de Molly : « Il le souvient de ses gentillesses, de ses jambes longues et blondes et magnifiques déliées et musclées, des jambes nobles. La véritable aristocratie humaine, on a beau dire, ce sont les jambes qui la confèrent, par d’erreur. »
Et nous n’avions pas lu, ou si peu. C’était si mal écrit. Et je frémis à la pensée que pour un peu, pour un rien, tout ce « Voyage » se serait perdu feuille à feuille, dans les poubelles de la rue Lepic !
Gloire de la littérature française. Gloire à toi, Louis-Ferdinand, de nous avoir montré un nouveau chemin. Rappelle-toi l’étonnement, l’effarement, la…

Marcel BROCHARD

Cinq ans après - Gazette de Lausanne - 16 juillet 1966

A cinq ans de la mort de Louis-Ferdinand Céline, je ne pense pas que c'est faillir à quelque respect que ce soit que de rappeler qu'il demeure aussi – et surtout ! - l'auteur du « Voyage au bout de la nuit ».
Le docteur Louis-Ferdinand Destouches, invalide de la Première Guerre mondiale, débarqué à Genève en 1924 pour travailler à la section d'épidémiologie et d'hygiène de la SDN, porte en sa chair le résultat cruel de cet affrontement sur lequel Romain Rolland écrira « Au-dessus de la mêlée » et Henri Barbusse le réquisitoire du « Feu », Henri Barbusse que Céline, dans une lettre datée de Copenhague en 1947, place curieusement à côté de Paul Morand quand il bat le rappel de ses maîtres.
Mais le « docteur blessé » ne commence à être vraiment intéressant que lorsqu'il brigue, au retour de Genève, l'achat d'un appartement situé dans la région de la place Clichy.
Ce fils d'un intellectuel devenu, par les hasards de la vie, un « préposé aux écritures », et d'une ouvrière en dentelles, peu loti quant aux biens terrestres, parvient tout de même à devenir propriétaire en écrivant un livre qu'il signe du prénom de sa mère.
C'est le « Voyage au bout de la nuit ».
Bien sûr, la vie ne s'arrête pas à la hauteur de ces pages qui, en 1932, ratèrent de peu le Goncourt en dépit des voix de Jean Ajalbert, de Lucien Descaves et de Léon Daudet.
On doit pourtant au carabin Destouches, né à Courbevoie chez « ces petites gens de la Belle-Epoque dont l'existence tenait plus du cauchemar que du rêve », une première oeuvre, celle-là même qui lui ouvre les portes de l'exercice de la médecine, une thèse sur Semmelweiss, le gynécologue maudit.
Il n'en demeure pas moins que le « Voyage » va faire école, ce « Voyage » dont Maurice Nadeau dira : « Quant à nous autres, jeunes, nous eûmes le souffle coupé; nous n'avions encore rien lu qui, dans notre expérience de la vie et de la littérature, nous parût plus fort et plus vrai, c'est à dire plus conforme à ce que nous étions en train de nous laisser aller à penser du monde et de l'existence. »
Mais, souligne Nadeau, « Le « Voyage », c'était aussi une leçon d'écriture, et quelle ! On n'avait pas le sentiment d'avoir affaire à un auteur, un écrivain, avec, comme ils l'ont tous, une auréole en filigrane, mais à un homme qui ne savait pas mieux s'exprimer que chacun de nous et qui s'était vu obligé de prendre la plume pour dire ce qu'il avait sur le coeur. »
Par un retour étonnant, surprenant des choses, Destouches commence, dès après le « Voyage », à vivre Céline au travers de Bardamu.
Habité par son personnage, il n'existe plus qu'à la hauteur d'une contemplation amère de la chose vivante. Il choisit, lui aussi, entre le concert des autres ou la solitude qui le conduit aux « Bagatelles pour un massacre », le livre que Bardamu n'aurait jamais écrit mais que Céline écrit quand même.
Pas à son insu, hélas, mais avec une conscience hérissée, mêlant blessures et blessure, coups à coup, hommes et société, bile et billevesées.
La consternante cruauté de ce libelle inaugure, pour Céline, son vrai voyage au bout de la nuit, de sa propre nuit, une nuit dont les étapes l'entraîneront dans le sillage de « Je suis partout », de la retraite, de la débâcle, du cortège des vaincus fuyant les tribunaux d'exception, de la misère.
Céline n'est donc pas une victime au sens légal du mot. Lui, qui reproche à Baudelaire de s'être « rué sur les poisons pour être sûr d'être damné », opère un calcul semblable. Sans aller jusqu'au crime gratuit de Raskolnikov ou à celui de Lafcadio, il pousse si loin le racisme des « Bagatelles pour un massacre » qu'il devient complice d'un génocide dont notre siècle demeure marqué, tout en laissant derrière lui l'impression, ainsi que l'explique encore Maurice Nadeau, « d'un saltimbanque qui demande encore quelques pièces de monnaie avant de se produire, tout en se vautrant dans un masochisme qui justifie ses appels la pitié. Par sa vie, il donne la preuve de ce qu'il avançait dans le « Voyage » quant à la réalité de son nihilisme ».
Cette complicité avec ce que Péguy appelle, au temps de l'affaire Dreyfus, les « renaissantes erreurs », la misère et le mort de l'écrivain l'ont reculée en quelque sorte, sortie du champ, déplacée.
Il ne reste plus sur l'écran qu'un visage tourmenté à la Paul Léautaud, celui d'un centenaire de soixante-deux ans qui n'écorchait que parce qu'il était lui-même écorché vif, qui ne blessait que parce qu'il était blessé.
Mais au-delà de cette projection, il demeure le styliste du « Voyage », celui chez qui nous irons longtemps quêter cette « petite musique » qui n'est perceptible que là.

Richard BERNARD
Gazette de Lausanne, 16 juillet 1966.

En kiosque : Spécial Céline n°4 - Céline l'insoumis

Vient de paraître Spécial Céline n°4 (février/mars/avril 2012). En vente en kiosque.
Sommaire :

Éditorial
Céline visionnaire par Joseph Vebret et David Alliot
Actualité
Présence célinienne par David Alliot
Entretien
Jérôme Dupuis par David Alliot
Portrait
Quand Bardamu rencontrait Cloud par Francis Bergeron
Archives
Céline avant Céline : Hazebrouck, novembre 1914 par Pierre-Marie Miroux
Analyse
Gen Paul et Céline. Acte II par Éric Mazet
Extrait
Frédéric Mitterrand évoque l’« affaire Céline » par David Alliot
Étude
Céline et la Grande Guerre par Charles-Louis Roseau
Portrait
Maurice Bardèche, protéiforme par Francis Bergeron
Lectures
About… and around ! par Frédéric Saenen

Le numéro 5 de Spécial Céline paraîtra le 2 mai 2012

lundi 30 janvier 2012

La profondeur drôle...

Je l'avais pas reconnu !... Harras lui-même !... à mon tour, je présente...
« M. Le Vigan, le célèbre acteur ! »
Le Vigan s'incline... que nous voilà heureux de nous retrouver !... oh, maintenant, compromis à fond, ennazifiés jusqu'à la glotte... et alors ?... au moins lui est pas un douteux ! Président de Riechgesund... il doit faire au moins colonel !... je l'ai vu en uniforme, seulement colonel !... il est pas trop chauve pour un « professor » de son âge... c'est le sympathique dynamique, et de subtil bon sens, un genre d'esprit que nous n'avons guère : la profondeur drôle... la sagesse bien irréfutable avec des échappées de clown... là, qu'est-ce qu'il commandait Harras ?... une cave sous les ronces ? un tunnel ?...

Louis-Ferdinand Céline, Nord, 1960.
Commande possible sur Amazon.fr.

Napoléon, Mauriac, Céline, etc. Poste restante - Apostrophes - 14 août 1981

Cet Apostrophes présente les correspondances intimes et littéraires de plusieurs écrivains ou personnages historiques. Avec : Caroline Mauriac, épouse de Jean Mauriac, fils cadet de François MAuriac, éditrice des "Lettres d'une vie" de François Mauriac; Philippe Labro, préfacier des "Lettres de Raymond Chandler"; Gérard Guegan, écrivain, pour les "Lettres de Céline à Albert Paraz (1947-1957)", Jean Tulard, qui présente les "Lettres d'amour à Joséphine" de Napoléon; Roger Vrigny pour la "correspondance Albert Camus-Jean Grenier,1932-1960" et pour la "correspondance André Gide-Dorothy Bussy", tome II. Chacun des participants tente de déterminer dans quelle mesure ces correspondances ont été publiées dans leur totalité et dans leur vérité et quel intérêt elles présentent par rapport à la personnalité de leur auteur. L'émission s'achève par la présentation de plusieurs livres de correspondance (souvenirs de François Mauriac ; correspondance de Stéphane Mallarmé ; correspondance de Voltaire, 6ème volume ; correspondance de Marcel Proust, 7ème volume. ..)


dimanche 29 janvier 2012

Ceux qui ne croient plus à l’enchantement bolchéviste - Gazette de Lausanne - 15 janvier 1937

Il deviendra bientôt fastidieux d’établir la liste des gens qui rentrent du paradis bolchéviste déçus de n’avoir pas trouvé là-bas le peuple heureux, la société inédite qu’ils imaginaient, navrés de ce qu’ils ont vu et décidés à nous faire part de leurs désillusions.
Grâce à l’excellente organisation de l’Intourist, il est vrai que bon nombre de voyageurs sont revenus très satisfait de leur voyage. Ils nous racontent, le plus sérieusement du monde, qu’ils ont visité deux ou trois hôpitaux, une usine électrique, une ferme modèle et que tout cela est admirable. Ces pauvres gens n’ont, semble-t-il, jamais vu, dans leur propre pays, un hôpital, une usine ou un établissement public quelconque. Le malheur pour les Soviets est que l’enthousiasme de ces voyageurs, à billet combiné et à courte vue, n’est pas partagé par des esprits plus subtils, par des touristes plus libres de leurs mouvements et qui savent observer, tirer des déductions et les exprimer.
On sait l’impression générale que Roland Dorgelès a rapporté de Russie. Plus précieuse encore fut celle d’André Gide, car si Dorgelès a visité l’URSS, libre de toute prévention, l’auteur de l’Immoraliste y allait porté par la foi du néophyte qui a été touché par la grâce. Après avoir dit son fait à la société bourgeoise et avoir célébré l’avènement du régime soviétique dans des réunions de « camarades », Gide n’a pas résisté au désir de contempler la terre promise. Il n’a pas résisté au désir non moins grand de la quitter et de lui préférer la bourgeoisie et la pourriture occidentale.
Ce n’est pas que nous en soyons particulièrement flattés ou attendris, mais l’incident et les aveux de Gide ont leur saveur, et sa sincérité qui ne saurait être mise en doute, a son prix.
On sait avec quelle amertume les Soviets ont commenté et flétri cette palinodie. Etaient-ils assez ravis d’avoir gagné à leur cause ce grand bourgeois raffiné, cet hôte de choix qu’on avait été accueillir à la gare avec la fanfare et dont on allait inscrire les œuvres au programme des écoles primaires ?
Les injures dont on l’accable aujourd’hui en disent long sur le ressentiment de ses hôtes, et on ne lit pas sans plaisir et délectation l’article que lui a consacré la Pravda et que l’organe socialo-commuiniste vaudois a reproduit in-extenso. On y trouve quelques perles de jolies dimensions, celles-ci par exemple : « Le communisme de Gide n’était pas un résultat de réflexions logiques. » Ou encore : « Gide vit avec son œil critique certains défauts soviétiques , un certain manque de confort et de goût. Mais il ne remarqua pas la grandeur de l’ensemble. » Plus loin on lit encore : « Le peuple est reconnaissant à Staline pour le pain et pour la viande, pour l’ordre et pour l’instruction, enfin, pour la défense de ces acquisitions par la création d’une nouvelle armée. » Malheureusement Gide qui n’a pas été ému par ces baïonnettes protégeant la bouillie de gruau soviétique ! On relève aussi cet aveu qui doit faire tressaillir dans leur tombe les communistes de la première heure : « Est-il étonnant que dans un pays dont le principe essentiel proclame : « Chacun selon ses capacités et selon son travail » on cherche à intensifier la production par la rationalisation et par le paiement à la pièce. » Enfin relevons cette constatation de la Pravda : « Certes, une tolérance plus grande reste encore, dans certains domaines, très désirable. » Et voilà pourquoi Gide n’en est pas revenu : ou plutôt, si, il en est revenu, et les Soviets sont mécontents de son livre qui constitue « un coup porté au progrès général ».

Et maintenant, c’est au tour de M. Céline de nous dire ce qu’il pense de ses expériences bolchévistes.
M. Louis-Ferdinand Céline, il y a quelques années, a fait son apparition dans le monde des lettres (si l’on peut dire) en publiant un Voyage au bout de la nuit, et d’emblée les bourgeois ont contemplé avec stupéfaction cet enfant terrible qui pataugeait dans la boue et lançait à la tête des honorables spectateurs des paradoxes et des vérités premières enveloppés d’argot et d’expression ordurières.
On peut critiquer les dons littéraires de M. Céline, on ne saurait mettre en doute sa franchise et l’audace de son vocabulaire qui lui aurait certainement valu une place enviable dans la garde impériale à Waterloo.
Moscou, ayant reconnu en lui un précieux auxiliaire et démolisseur des préjugés bourgeois, l’a encouragé, traduit, édité. Afin de tirer parti de droits d’auteur gelés qui ne sauraient passer la frontière de l’URSS, M. Céline s’en est allé les grignoter sur place. Ce séjour a permis à ce médecin-auteur qui a l’habitude des diagnostics, de formuler son jugement sur le pays des Soviets dans un petit livre intitulé Mea Culpa (Denoël et Steele, éditeurs).
En vingt-cinq pages d’une lecture parfois difficile (car à force d’être argotique Céline en devient hermétique), l’auteur nous dit tout son dégoût du communisme russe « entièrement matérialiste ! Revendications d’une brute à l’usage des brutes !… Regardez donc dans cette URSS comme le pèze s’est vite requinqué ! Comme l’argent a retrouvé tout de suite toute sa tyrannie ! et au cube encore ! »
Avec la vigueur d’un forgeron, Céline cogne sur les moscoutaires et dénonce la misère et l’injustice qui règnent là-bas.
Il n’est pas facile de le citer. On peut néanmoins détacher le passage suivant qui donne le ton de cette confession. Parlant de la condition qui est faite au citoyen russe, Céline écrit : « On l’enferme soigneusement, le nouvel élu de la société rénovée… Même à « Pierre et Paul », la prison fameuse, les séditieux d’autrefois n’étaient pas si bien gardés. Ils pouvaient penser ce qu’ils voulaient. Maintenant, c’est fini totalement. Bien sûr plus question d’écrire ! Il est protégé, Prolovitch, on peut bien l’affirmer, comme personne, derrière cent mille fils barbelés, le choyé du nouveau système ! Contre les impurs extérieurs et même contre les relents du monde décati. C’est lui qu’entretient, Prolovitch, la police (sur sa propre misère) la plus abondante, la plus sadique de la planète. Ah ! on ne le laisse pas seul ! La vigilance est impeccable ! On l’enlèvera pas, Prolovitch !… Il s’ennuie quand même !… Ça se voit bien ! Il s’en ferait crever de sortir ! De se transformer en « Ex-tourist » pour varier un peu ! Il reviendrait jamais. C’est un défi qu’on peut lancer aux autorités soviétiques. Aucun danger qu’elles essaient ! On est bien tranquille ! Elles tenteront pas ! Il resterait plus là-bas personne ! »
Décidément, les Soviets n’ont pas de chance avec leurs protégés, enfants adoptifs et autres transfuges d’un instant.

P.D.
Gazette de Lausanne, 15 janvier 1937.

Louis-Ferdinand Céline par Vassilieff (1986)


samedi 28 janvier 2012

« Ballades dans un voyage... » : trois chansons inspirées de CÉLINE

Trois chansons inspirées de Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand CÉLINE : MADELON, TONTON ALCIDE et MOLLY, extraites de l'album « Ballades dans un voyage... ». Textes de Bruno GRATPANCHE, interprétations de Jean-Michel DAUPHY. Source.


Céline à Copenhague, Automne 1945 par Bente Johansen-Karild

Rie Lindequist et Karen Marie Jensen devant "Viben", Strøby Egede (1943)
Troisième volet des témoignages de Bente Johansen, après Les Destouches à Copenhague et Ma première rencontre avec Céline.

Céline à Copenhague, Automne 1945 par Bente JOHANSEN-KARILD

Le jeudi 24 août 1945, je suis rentrée de Strøby Egede. Comme auparavant, Céline passait la majeure partie de son temps à sa table de travail. Pour lui, comme pour la plupart des écrivains, c’était une nécessité vitale d’écrire tous les jours. Il écrivait à la main, Bébert sur ses genoux ou allongé sur le bureau. Grâce à une relation familiale, nous avions toujours pu fournir à Bébert de la viande de premier choix. Il était très exigeant et se faisait toujours servir dans la plus belle porcelaine ou dans de la faïence anglaise de Karen Marie. Il faisait ses griffes sur ses meubles. Karen Marie avait dans sa bibliothèque les livres de Céline en édition originale. Je me souviens qu’il les prenait souvent, en lisait des passages à haute voix tout en notant quelques corrections en vue d’une réédition ultérieure.

Quand Madame Lindequist venait à la maison, il était tout à fait naturel de parler de ce qui se passait au Théâtre Royal, où Haral Lander était maître de ballet depuis 1932. Je me rappelle très bien ses ballets Boléro et Le Printemps sur la musique de Ravel, et L’Apprenti sorcier sur la musique de Dukas. C’est néanmoins son ballet Qarrtsiluni, sur le retour du soleil au Groenland, qui avait fait la plus forte impression sur moi. La musique était de Knudåge Riisager, avec qui Harald Lander allait nouer une étroite collaboration.

Anne-Marie Lindequist se présentait toujours comme « Rie » Lindequist, et je l’avais toujours connue parce qu’elle était la cousine germaine de Karen Marie (leurs pères étaient frères). Elle était alors une photographe en renom, portraitiste et et photographe de scène. Quand je revois aujourd’hui ses photos d’Harald et de Margot Lander, j’ai l’impression qu’elles ont été prises hier et non il y a soixante ans.

Rie Lindequist faisait partie du Tout Copenhague d’alors. Elle assistait à d’innombrables réceptions et savait tout ce qui se passait aussi bien dans le milieu du théâtre que dans les cercles de la noblesse et de la bourgeoisie. Elle venait souvent chez nous et nous racontait spirituellement ce qu’elle avait vu et entendu. J’étais fascinée qu’elle pût parler aussi clairement et distinctement avec une cigarette au coin des lèvres.

Bien qu’ayant commencé ma propédeutique et des études de langues à l’Université de Copenhague en septembre 1945, j’avais le temps de suivre, en compagnie de Lucette, les cours de danse de Birger Bartholin tous les matins. Je me souviens très bien de ma première rencontre avec Elsa-Marianne von Rosen au vestiaire, où elle me dit qu’elle s’entraînait aussi au Théâtre Royal. Dans son charmant suédois mêlé de Danois, elle me fit part de ses projets. Je ne savais pas alors qu’après avoir été une belle danseuse, elle allait devenir une chorégraphe de talent, qui, avec son mari, l’historien de la danse Allan Fridericia, allait marquer l’art du ballet sur le plan non seulement scandinave, mais international.
C’est à peu près à la même époque que fut fondé le Club danois du Ballet à l’intention des danseurs et des balettomanes, avec, à sa tête, Poul Gnatt.
Pendant l’automne de 1945, j’allais au Théâtre Royal au moins une fois par semaine et, naturellement, j’y remarquais l’art virtuose de Poul Gnatt,, dont j’avais, des années durant, suivi l’enseignement inspirateur. Il devait aussi acquérir une renommée internationale comme danseur et être fait docteur honoris causa pour avoir fondé The Royal New Zealand Ballet (Le Ballet Royal Néo-Zélandais).
C’est dans le cadre du Club danois du Ballet que je fus, les années suivantes, appelée à rencontrer, lors de conférences et de festivités diverses, les trois personnalités que je viens d’évoquer.

Ce fut comme un choc pour nous, le 18 décembre 1945, d’apprendre par Birger Bartholin que Lucette lui avait téléphoné pour lui dire que la police était devant l’appartement de Ved stranden. Il parvint à persuader Louis et Lucette d’ouvrir, de s’habiller et, malgré leur effarement, de suivre calmement les policiers.
Ma première pensée alla à Bébert. L’appartement avait été mis sous scellés, donc nous ne pouvions pas aller le chercher. Ayant appris qu’il avait été transporté à la clinique vétérinaire, je m’y rendis et le ramenai avec moi. Le 20 décembre, il était installé dans ma chambre, sur mon lit, où il retrouva vite ses aises.
Je me revois grelottante de froid, la veille de Noël, alors qu’avec de nombreuses familles de prisonniers, j’attendais de remettre mon « panier de Noël » contenant nourriture, friandises, fruits et journaux français. Louis m’écrivit une lettre affectueuse pour me remercier de m’occuper de Bébert. Je ne lui rendis jamais visite en prison, mais continuai d’avoir une correspondance avec lui. C’est bien plus tard seulement qu’en lisant le livre d’Helga Pedersen (1), j’ai pris conscience du nombre de procédures juridiques complexes qu’il avait fallu entreprendre avant que le gouvernement danois se décidât à ne pas extrader Céline pour cause de haute trahison comme le lui demandaient les autorités françaises.

Bente KARILD

Traduction François Marchetti.


Notes
1 – Helga Pedersen, Le Danemark a-t-il sauvé Céline, Plon, 1975.

Les écrivains et l'Occupation - Le Magazine Littéraire - février 2012

Le Magazine littéraire consacre son dossier de février 2012 aux écrivains sous l'Occupation.
Sommaire du dossier :


Les écrivains et l’Occupation, dossier coordonné par Maxime Rovere
Entretien avec Claire Paulhan
Paris à la veille de la guerre, par A. Betz
Offices de la haine et maquis de la pensée, par Gisèle Sapiro
Lourmarin, loin de Weimar, par C. Paulhan
Exilés en Amérique, par Laurent Jeanpierre
Lévi-Strauss, par Emmanuelle Loyer
Drieu la Rochelle, par Hélène Baty-Delalande
Joutes par chevaliers interposés entre Aragon et Drieu, par Olivier Barbarant
Parcours : Giono, Guitry, Colette, Mauriac, Péret, Jouhandeau, Cocteau, Joë Bousquet, Céline, Bernanos, Sartre
La Nouvelle Revue rancie, par O. Cariguel
Ramon Fernandez, par Dominique Fernandez
Robert Brasillach, par David Alliot
Raymond Aron, par Iain Stewart
Les Éditions de Minuit, par Anne Simonin
Jean Guéhenno, par Jean-Kely Paulhan
Les imprimeries clandestines, par J.-Y. Mollier
Bibliographie, par O. Cariguel
Les prix littéraires, par Gisèle Sapiro
Maurice Blanchot, par Jérémie Majorel
L’épuration, par Gisèle Sapiro
Roger Nimier, par Marc Dambre
Antoine Blondin, par Alain Cresciucci
André Malraux, par Pierre Assouline

www.magazine-litteraire.com

vendredi 27 janvier 2012

Céline le grand imprécateur - Journal de Genève - 12 octobre 1991

Pas facile d’être l’éditeur de Céline ! L’auteur du « Voyage au bout de la nuit » passe son temps à engueuler ses correspondants de la N.R.F., comme d’ailleurs le monde entier. Avec lui, on ne peut que s’amuser ou se fâcher.

Pascal Fouché, qui a établi et annoté ces six cents pages de Lettres à la NRF, est un habitué des travaux au long cours puisqu’il s’est déjà occupé en 1989 de la volumineuse correspondance de Proust avec Gaston Gallimard. Proust, Céline : le romancier de la mémoire et celui de la rupture ont en commun d’avoir d’abord été publiés ailleurs, par Grasset ou Denoël. Et ni l’un ni l’autre n’oubliera jamais le refus ou le manque de décision qui a précisé à leurs premiers rapports avec la NRF.
En avril 1932, le Dr Louis Destousches dépose chez l’éditeur son manuscrit du « Voyage au bout de la nuit (5 ans de boulot). Je vous serais particulièrement obligé de me faire savoir le plus tôt possible si vous êtes désireux de l’éditer et dans quelles conditions ». Il le définit comme « une manière de symphonie littéraire, émotive plutôt que d’un véritable roman », qui brasse « 700 pages de voyages à travers le monde, les hommes et la nuit, et l’amour, l’amour surtout que je traque, abîme, et qui ressort de là, pénible, dégonflé, vaincu… »

« EFFROYABLEMENT FRANÇAIS »
Le futur Céline (prénom de sa grand-mère) termine sa lettre sur cette étonnante prophétie : « C’est du pain pour un siècle entier de littérature. C’est le prix Goncourt 1932 dans un fauteuil pour l’Heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareil, ce moment capital de la nature humaine… » De fait, publié par l’outsider Denoël qui lui a répondu plus vite que Gallimard, Céline ratera de peu le Goncourt (attribué à un certain Guy Mazeline) qu’il aurait probablement obtenu s’il avait été édité par la NRF. Faut-il imputer à ce déni de reconnaissance originel sa haine de l’establishment littéraire, sa dérive raciste ultérieure et tous ses ennuis avec la société ? Ce n’est pas totalement exclu, chez un persécuté-né de cette espèce.
Sa correspondance avec la NRF commence véritablement quinze ans plus tard, à la fin 1947. Céline vit au Danemark, assigné à résidence, après avoir été détenu quatorze mois sous l’inculpation de trahison (il sera condamné en 1950 puis amnistié en 1951). A Jean Paulhan qui prend sa défense, l’exilé dit, en attaquant les juifs dans ses pamphlets, n’avoir pas voulu Auschwitz, ni Buchenwald ; il se proclame « EFFROYABLEMENT FRANÇAIS », se dépeint comme « la victime expiatoire idéale », « l’auteur le plus maudit du Siècle » et s’exclame « ah que je n’aime pas les vainqueurs ! »
La littérature l’horripile : Racine est pour lui un bouffon, Balzac et Gide des imposteurs, Genet, Sartre, Mauriac, Montherlant, Lacretelle, etc. « absolument même tambouilles-chromos plus ou moins maniérés, tarabiscotés, Dellys… Dellys Brothers ». A Proust, qui « n’écrit pas en français mais en franco yiddich tababiscoté », il reconnaît « un petit carat de créateur ce qui est rarissime, il faut l’avouer ». Quant au « truc de faire passer le langage parlé à travers l’écrit », ils sont peu nombreux à l’avoir réussi avant lui : « Barbusse dans Le FeuRamuz un peu… Paul Morand dans Ouvert la nuit et puis c’est tout. Je ne les ai plagiés ni les uns ni les autres. »
Pour lui, qui a « horreur d’écrire », tout son travail a été de « rendre la prose française plus sensible, raidie, voltairisée, pétante, cravacheuse et méchante, en lui injectant un langage parlé, son rythme, sa sorte de poésie et de tendresse malgré tout, du rendu émotif » : il se tient, modestement, pour le « petit inventeur » d’une forme « qui périme toujours les autres littératures »…
Gallimard regrette son erreur, Gallimard le veut à son catalogue ? « Il l’aura Gaston mon trésor ! (…) Mais billes sur Table ! Oh làlà ! Je suis méchant à la chanson ! Quand je serai sorti d’être hors la loi je me vois encore comme mille fois plus chiant ! Il a pas fini le Gaston ! ». Ce qu’exige Céline, c’est d’être payé comme un ouvrier, « comptant, à la livraison de son boulot, net, sec, cash, pas d’Histoire ». Le 18 juillet 1951, l’écrivain (qui n’a plus que dix ans à vivre) signe avec l’éditeur un contrat « très avantageux » sur le contenu exact duquel Pascal Fouché ne nous renseigne malheureusement pas, en dehors du montant des droits d’auteur (18%, la norme variant de 10 à 15%). Il ne faut pas croire que, dès lors, il ne sera plus question d’argent entre les deux hommes. Au contraire !
L’autre grande préoccupation de Céline es d’être réédité, moitié pour « l’amélioration du goût littéraire français », moitié « pour emmerder le monde ». Il n’aura de cesse d’être publié en édition de poche, d’obtenir une édition illustrée du Voyage au bout de la nuit, qu’il ne verra pas plus que son entrée dans la Pléiade, pourtant revendiquée avec insistance, dès février 1955, « entre Bergson et Cervantès par exemple ». Son éditeur hésite à employer le mot de génie à son propos ? Réponse, du tac au tac : « Vous serez toujours désespérément 1900 ! Sourire, modestie, bas noirs, et tout ! » Et à Marcel Arland, il précise au moment de la sortie de D’un Château l’autre qu’il entend être situé « une bonne fois pour toutes entre Rabelais et Dostoïevski et très fermement ! »
Sur tout, Céline a toujours son mot à dire : problèmes de correction, confiés à la fidèle Marie Canavaggia ; envoi des services de presse, même s’il taxe les articles de « néants embêtants » ; publicité et campagnes de lancement, même s’il se refuse aux interviews, sauf à la fin de sa vie (par exemple à la « Radio des goîtreux » : la nôtre donc) ; tirages et chiffres de vente en librairie, toujours insuffisants à ses yeux : boycott ! sabotage !, accuse t-il. Lisant vite et mal son courrier, qu’il ne conserve pas, il force (c’est sans doute une stratégie) ses divers correspondants à répéter leurs explications. Et il ne cesse de les harceler, surtout, avant et pendant les vacances, qu’il vomit.

« GASTON D’ALIBI »
Paulhan a très vite rompu toute relation avec lui : Céline ne pardonne pas à ce « Landru proustreux » de lui avoir, « monstrueux outrage », demandé des coupures dans un texte. Fin 1956 verra l’arrivée chez Gallimard de l’interlocuteur rêvé : le jeune et gai romancier Roger Nimier, qui remplit dans la maison la fonction indispensable de renseigner les auteurs sur l’état de leurs manuscrits ou de leurs livres sans leur donner l’impression qu’ils sont des « trouble-fête obscènes et super incongrus ».
En attendant, il faut tout l’esprit de Gallimard – dit « Gaston d’Alibi », « Père Déficit », « paltoquet », « Méphisto », « désastreux épicier » - pour résister avec courtoisie à ces soupçons et à ces reproches perpétuels. Mais l’éditeur sait bien, même si Céline reste (comme Sartre plus tard) son débiteur, que c’est au bout du compte la NRF qui y gagne, en s’assurant l’exploitation d’une telle œuvre durant un demi-siècle.
On lit cette correspondance avec beaucoup d’intérêt, parce qu’elle éclaire tout un pan d’histoire littéraire. Mais on ne la lit pas sans malaise. Voir partout, dans la presse comme dans le « bazar » NRF, une conjuration des « youtrons, cocos, académiques, figarotteux » signale un racisme peut-être assez ordinaire. Mais dire que personne ne parlerait plus de Proust s’il n’avait pas été juif, qu’est-ce sinon de l’aveuglement et de la bêtise ? Dans une lettre de recommandation à Claude Gallimard, Malraux parle de Céline comme d’un grand écrivain, en même temps que d’un « pauvre type ». Une assertion qu’on vérifie trop souvent hélas dans cette correspondance.

Isabelle MARTIN
Journal de Genève, 12 octobre 1991.


Louis-Ferdinand Céline, Lettres à la N.R.F., 1931-1961, Galimard, 1991.
Commande possible sur Amazon.fr.

Salon du livre ancien et des vieux papiers du 2 au 12 février 2012 à Paris

Du 2 au 12 février 2012 se déroulera le Salon du livre et papiers anciens aux halles Freyssinet (Paris 13, face au quartier de Bercy). La librairie Abraxas-Libris (stand 16) proposera un ensemble d'ouvrages de Céline, dont D'un château l'autre et Féérie pour une autre fois en cartonnage Bonnet, et quelques études recherchées.

Un château en Allemagne: La France de Pétain en exil, Sigmaringen 1944-1945

Sigmaringen (Allemagne), 1944-1945. Par des itinéraires différents, Pétain et quelques uns de ses fidèles, Pierre Laval et plusieurs de ses ministres, Céline, Rebatet et de nombreux journalistes et écrivains compromis par quatre années de collaboration, les membres de la frange armée de la Milice et leurs familles, sous la conduite de Darnand, enfin les militants du PPF, emmené par Doriot, passent le Rhin pour échapper à l'épuration et maintenir vivante une certaine idée de la France. Cet ouvrage fait revivre les illusions et les déceptions, les angoisses alimentaires, les grands projets et les petites joies de la « France allemande » pour partie exilée volontairement, pour partie captive des nazis à Sigmaringen et dans les environs, une ville princière du Bade-Wurtemberg dominée par le célèbre château des Hohenzollern. Dans cette chronique haute en couleur, fondée sur une large documentation, souvent inédite et un humour corrosif, l’auteur ressuscite les fantômes de Sigmaringen, pétainistes et collaborateurs, entrêtenant leurs vieilles querelles, tout en se disputant le contrôle d'un royaume irréel: 30.000 collaborateurs en cavale accrochés au rêve d'un retour triomphal à Paris et deux millions de prisonniers de guerre et de requis du STO supposés servir de base légitime à un « gouvernement d’exil » singeant la France libre. Un château en Allemagne est le premier livre d’Henry Rousso, paru une première fois en 1980. Il est réédité avec une préface inédite de l’auteur.

Henry Rousso, Un château en Allemagne: La France de Pétain en exil, Sigmaringen 1944-1945, Fayard/Pluriel, 2012.
Commande possible sur Amazon.fr.

Théâtre : "ça a commencé comme ça" samedi 28 janvier 2012 à Cintegabelle (31)

Ce premier volet du Voyage au bout de la nuit de Louis Ferdinand Céline se jouera ce samedi 28 Janvier à 20h30 à la Salle Gérard Philipe - Cinéma de Cintegabelle.

La création de ce spectacle est destinée à un public large à partir de 15 ans par la compagnie AB&CD sur une mise en scène de Chloé Desfachelle interprété par Antoine Bersoux. Bardamu, engagé par enthousiasme suite à une conversation enflammée dans un café parisien, plonge dans la guerre de 14/18. Il découvre vite l'absurdité totale de celle-ci. Il crie sa haine du monde moderne, monde absurde, monde gâté, où l'on n'aperçoit pas le bout de la nuit. L'accent à été mis sur la cocasserie et la truculence des nombreux personnages, « galerie de portraits » que rencontre Bardamu; L'acteur les fait apparaître, passant de l'un à l'autre physiquement et rythmiquement. C'est donc un beau voyage que celui-ci. Dire qu'il s'agit d'une performance d'acteur lui donnerait une connotation sportive qui ne traduit en rien l'intensité de ce voyage ; le texte, le verbe, le geste, les expressions, ajoutés à une mise en scène dont l'apparente simplicité n'avait d'égale que l'astucieuse symbolique. La Compagnie AB&CD est en résidence de création au Tracteur cette semaine pour préparer le 2°Volet de «Voyage au bout de la nuit» intitulé «De l'Afrique à l'Amérique» - la Partie africaine - avec Antoine Bersoux et Ibrahim Bah dans une mise en scène de Chloé Desfachelle.

La Dépêche du Midi, 27 janvier 2012.


Réservations conseillée auprès de la compagnie Beaudrain de Paroi au 05 61 08 60 26.

Ce spectacle s'est déjà joué à Couture, Beauregard, Avignon, et Toulouse.

jeudi 26 janvier 2012

Rencontre-débat autour de Céline samedi 28 janvier 2012 à Prayssac (Lot)

L'association « Des souris et des livres » des amis de la bibliothèque organise, samedi 28 janvier à 16 heures, dans les locaux de cette même bibliothèque (entrée libre), une évocation-débat portant sur l'écrivain français Louis-Ferdinand Céline, disparu il y a 50 ans.

On se souvient de la polémique qui a opposé, en 2011, le ministre de la Culture Frédéric Mitterrand et le représentant des Israëlites de France [sic], Serge Klarsfeld, à propos de la célébration de cet anniversaire. Il est vrai que l'auteur du célèbre roman « Voyage au bout de la nuit » (tiré à près de 2 millions d'exemplaires et traduit en une vingtaine de langues) a eu pendant la Seconde Guerre mondiale une attitude collaborationniste et antisémite notoire, qui lui a valu cette appréciation du maire de Paris, Bertrand Delanoë : « Écrivain extraordinaire et immonde salaud ».

Inventeur d'un style qui a influencé nombre d'écrivains contemporains, il connut pour le moins une vie agitée qui le mena dans (presque) tous les coins du monde.

La Dépêche, 26 janvier 2012.

Café littéraire sur Louis-Ferdinand Céline samedi 28 janvier 2012

Les médiathèques municipales de Villeneuve-Saint-Georges et Laurent Perreaux organisent un café littéraire autour de Céline le samedi 28 janvier 2012 à 10h30.

Médiathèque René Fallet
10 allée Mozart
94190 Villeneuve St Georges

Entrée libre et gratuite

mardi 24 janvier 2012

Céline et le thème du Roi Krogold par Erika Ostrovsky

Céline lui aussi est d'abord, avant tout : rêveur. Au centre de cette nuit qui l'entoure et qui inonde ses oeuvres, au bout de tous les chemins de l'existence qu'il explore si implacablement, se trouve un immense réservoir de poésie et de rêve. Caché, protégé du regard vulgaire ou indifférent par un mur de silence, de défi ou de dureté, Céline préserve un sens profond, une faim inépuisable de ce domaine ancien et lointain qui appartient aux vrais poètes de tous les temps : celui du conte, de la légende, du mythe. Ce domaine est la retraite secrète à l'abri du monde d'ici-bas.
La plus frappante de ces irruptions de l'élan poétique, légendaire, mythique chez Céline, se trouve dans le thème du roi Krogold qui court comme un fil conducteur à travers les pages de Mort à crédit. Thème d'abord étrange et presque enfantin, proche du conte de fée, de l'évasion pure et de l'imagination primitive, défense contre les misères du monde, il évolue, fait irruption à plusieurs endroits capitaux du roman, indique à chaque reprise l'opposition foncière entre les deux pôles de l'existence. (A la fois symbole et synthèse du monde de l'imagination, de la poésie, du rêve); le thème du roi Krogold semble hanter Céline pendant toute sa vie (1), et continue à paraître sous une forme transfigurée, élargie jusque dans les tout derniers romans.
Si nous voulons regarder de près le thème de Krogold, nous devons nous baser sur les fragments que nous trouvons dans Mort à crédit. Bien que Céline parle à plusieurs reprises de tout un manuscrit perdu, d'un « roman épique (2) », d'une « légende celte (3) », intitulée La Volonté du roi Krogold, nous n'en avons retrouvé aucune trace. Heureusement, la légende, telle qu'elle paraît dans Mort à crédit, est suffisante pour révéler des aspects très intéressants de la vision fondamentale de Céline et nous fournit donc une clef précieuse pour la compréhension de son oeuvre.
La légende elle-même fait irruption assez abruptement dans Mort à crédit, à chaque fois qu'elle apparaît. Le récit ne se fait nullement de manière suivie : il saute, s'arrête, reprend ; ce n'est pas dans l'intrigue que réside son importance. L'histoire elle-même n'a rien d'extraordinaire : elle ressemble superficiellement à maintes oeuvres médiévales qui décrivent une lutte entre deux adversaires, et pourrait presque passer pour un pastiche des romans épiques. Céline, en parlant de Krogold, le classe parmi ses oeuvres lyriques, ironiques (4), indiquant peut-être que son penchant pour l'humour se fait sentir dans la forme donnée à la légende. Cet humour révèle peut-être un souci de dissimuler l'importance fondamentale du thème de Krogold.
Le fragment le plus important est aussi le premier qui paraît dans Mort à crédit. Introduit dans un chapitre qui débute sur un plan terre à terre, il étonne par son ton élevé, son style lyrique, la profondeur de ses jugements. La lutte entre la réalité et la légende, décrite de manière frappante, font de ce chapitre l'un des plus importants du livre.
Celui qui est élu pour écouter la légende est Gustin Sabayot, homme désabusé, fatigué, un peu charlatan, connard, abruti par les circonstances, le métier, la soif, les soumissions les plus funestes. Ferdinand lui demande : Peux-tu encore, en ce moment, te rétablir en poésie ?... faire un petit bond de cœur et de bite au récit d'une épopée, tragique certes, mais noble, étincelante !... Te crois-tu capables ?... (5) Mais Gustin reste assoupi sur son escabeau, passif, indiquant dès le début qu'il sera incapable du bond qu'on réclame de lui : ce qui fait de la légende un récit prononcé dans le vide, mais qui doit être prononcé quand même.
Le récit commence après une courte introduction, en langage parlé, comme une dernière tentative pour atteindre Gustin, pour l'entraîner vers la légende. Puis, il s'élève soudainement, prenant l'allure d'un conte ; la langue devient littéraire, noble ; le rythme ralentit. Nous sommes en pleine légende. La scène est un champ de bataille : Dans l'ombre montent les râles de l'immense agonie d'une armée. Parmi eux, Gwendor le Magnifique expire, mis à mort par le roi Krogold pour l'avoir trahi. A l'aube, la mort paraît devant Gwendor. Suit le dialogue entre Gwendor et la Mort, qui est d'une importance capitale :

« As-tu compris, Gwendor ?
— J'ai compris, ô Mort ! J'ai compris dès le début de cette journée... J'ai senti dans mon coeur, dans mon bras aussi, dans les yeux de mes amis, dans le pas même de mon cheval, un charme triste qui tenait du sommeil... Mon étoile s'éteignait entre tes mains glacées... Tout se mit à fuir ! Ô Mort ! Grands remords ! Ma honte est immense !... Regarde ce pauvre corps !... Une éternité de silence ne peut l'adoucir !...
— Il n'est point de douceur en ce monde, Gwendor ! rien que de légende ! Tous les royaumes finissent dans un rêve !... »

Le chapitre se termine sur la réaction de Gustin : sa méfiance face à la beauté, son refus de « rajeunir », sa défense contre la légende, ses demandes d'explications. Mais il n'est pas facile de mettre le monde de la poésie sur la table de dissection, sous la lumière crue de tous les jours : C'est fragile comme papillon. Pour un rien ça s'éparpille, ça vous salit. Il vaut mieux ne pas
insister, s'éloigner de ceux qui ne peuvent pas comprendre.
Et cependant, quelque chose pousse l'auteur à continuer son récit. Il se tourne vers nous dans le chapitre suivant, sans grand espoir d'être compris et avec un sourire amer, semble-t-il, pour nous décrire le château du roi Krogold : ... Un formidable monstre au cœur de la forêt, masse tapie, écrasante, taillée dans la roche... pétrie de sentines, crédences bourrelées de frises et de redans... d'autres donjons... Du lointain, de la mer là-bas... les cimes de la forêt ondulent et viennent battre jusqu'aux premières murailles...
Et Gustin a, encore une fois, une réaction négative : Gustin il n'en pouvait plus. Il somnolait... Il roupillait même. Je retourne fermer sa boutique.

Dans ces deux pages de Mort à crédit, Céline réussit à nous donner une synthèse de sa vision fondamentale. Nous reconnaissons d'abord l'opposition foncière entre le domaine de la poésie, de la légende ou du mythe, et celui de la vie quotidienne. Le bond qui projette l'homme, au-dessus, en dehors de cette vie, le moment où il se « rétablit en poésie », est le seul qui puisse le sauver d'un avilissement quasi total. Ici, cette conviction fondamentale nous est présentée de façon pessimiste, car Gustin n'est nullement capable de se rétablir en poésie. Dans son métier de médecin (et, en ceci, il est en quelque sorte le double de Ferdinand, comme Robinson l'était pour Bardamu dans le Voyage), il a été inondé par toute la misère du quartier où il exerçait : Eczémateux, albumineux, sucrés, fétides, trembloteurs, vagineuses, inutiles, les « trop », les « pas assez », les constipés, les enfoirés du repentir, tout le bourbier, le monde en transferts d'assassins, était venu refluer sur sa bouille, cascader devant ses binocles depuis trente ans, soir et matin.
C'est Gwendor le Magnifique qui paraît le premier. Le décor est important. C'est sur un énorme lit de mort, sur un champ de bataille que nous le voyons, agonisant, entouré de blessés qui râlent dans l'ombre. Lentement, le silence se fait, étouffant tour à tour cris et râles, de plus en plus faibles, de plus en plus rares... A l'aube, la Mort paraît. Le dialogue de Gwendor avec elle résume sa propre vie, la vie humaine.
La Mort devient la voix de la lucidité, de l'amère réalité. Elle fait contraste avec la douce mélancolie de Gwendor, avec ses idées romanesques et presque naïves, ses efforts pour trouver des solutions à la misère de la vie et de la mort.
Le roi Krogold, qui paraîtra plus tard dans la légende, impose déjà sa présence dans les premières remarques et dans la description de son château. Nous savons qu'il est brutal, qu'il rend sa terrible justice sans pitié. Son château, comme lui, est un formidable monstre, une masse taillée dans la roche, pleine d'oubliettes, une vraie demeure de bourreau. N'avons-nous pas là déjà l'évocation de tous les domaines monstrueux que Céline va décrire dans ses romans ultérieurs, la fondation de ces châteaux cauchemardesques qui vont s'élever dans ses dernières œuvres ? Et les armes royales, le serpent tranché au cou saignant qui proclame Malheur aux traîtres ! ne flotteront-elles pas à la cime de toutes les forteresses bourrées de cachots qui hantent les dernières œuvres de Céline ? Ici, cependant, Krogold et son château symbolisent, sans plus, tout ce qui est opposé à Gwendor : la cruauté, la victoire, l'autorité établie, la vie impitoyable.
Le côté bourreau du roi Krogold ressort plus clairement dans les autres parties de la légende que nous trouvons à divers endroits de Mort à crédit.
Grâce à lui, les forces bestiales, barbares, l'emportent ; la défaite totale, la subjugaison des victimes, de tous ceux qui ont osé s'opposer à son règne, s'accomplit. Et même dans la légende, l'amère vérité s'impose : le monstre n'est pas vaincu par le héros; la justice ne triomphe pas. C'est là le fond de la pensée de Céline qui se révèle. Il revient toujours à la surface dans ses œuvres.
Et la légende elle-même, domaine de l'imagination et du rêve qui s'incarne en Gwendor, n'est-elle pas aussi menacée que lui ? Pour triompher, les forces de la brutalité doivent rejeter ou détruire celles de la poésie. En effet dans Mort à crédit, la légende devient un danger pour son auteur, car on l'accuse d'avoir débauché le petit André par ce moyen, d'être un révolté dangereux qui sème l'indiscipline à travers les rayons de Monsieur Lavelongue. Il doit donc être châtié comme traître à l'ordre établi. Pour ses proches, il devient le maudit qui, c'est évident, finira sur l'échafaud. Il faut l'éloigner comme un pestiféré.
Ferdinand lui-même, ahuri par les conséquences de ses incursions dans le monde défendu de la poésie, devient peureux et commence à se défendre contre les tentations du rêve, de la légende. Mais il y a toujours danger qu'elles reviennent. Nora, au « Meanwell College », le menace par sa féerie, son sortilège, par des ondes, des magies, et il se défend de toutes ses forces. Le monde poétique agit avec puissance. C'est lui qu'incarne Nora à côté de l'érotique : elle émanait toute l'harmonie, tous ses mouvements étaient exquis... C'était un charme, un mirage... Quand elle passait d'une pièce à l'autre, ça faisait comme un vide dans l'âme.
En fait, Nora ressemble à Wanda la Blonbe, évoquée dans la légende du roi Krogold. Le plus grand danger, cependant, se présente quand l'enchantement de Nora est renforcé par celui des légendes, par l'éblouissement d'un livre de contes anciens. Mais celui qui a été châtié pour avoir autrefois dévoilé son dévouement au monde de la poésie, n'en veut plus souffrir ; et Ferdinand rejette celui-ci de manière féroce, brutale : Je me suis cramponné au gazon... J'en voulais plus, moi, merde ! des histoires J'étais vacciné !...
Je m'en rappelais pas moi des légendes ?... Et de ma connerie? A propos ? Non ? Une fois embarqué dans les habitudes où ça vous promène ?... Alors, qu'on me casse plus les couilles ! Cependant, il est impossible de renoncer à ce monde si puissant (6) ; Ferdinand, adulte, n'est nullement guéri de son penchant d'enfant et raconte toujours sa légende à Gustin. Il nous dit à la deuxième page du roman (qui, chronologiquement, en est la dernière) : J'aime mieux raconter des histoires. J'en raconterai de telles qu'ils reviendront exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Phrase étrangement prophétique : ce sera, en effet, le destin de Céline poète.
Si la légende du roi Krogold raconte la défaite de Gwendor (le Poétique), si le roman lui-même semble décrire les attaques du monde brutal qui menace, ou les marchés dégradants qu'il faut quelquefois conclure, les dénonciations mêmes qui sont parfois nécessaires (7), Mort à crédit dans sa totalité affirme le rêve, la poésie, la légende. Non que Céline partage, avec Marcel Proust, la conviction que le domaine de l'imagination est tout-puissant. Il est vrai que la légende de Krogold, comme celle de Golo, est une projection magique, mais elle ne peut pas transfigurer la réalité. Elle reste opposée à celle-ci, île de rêve ou de poésie — fragile, facilement salie ou détruite. L'image de Krogold ne peut pas, comme celle de Golo, effectuer la métamorphose du bouton de porte de la réalité. C'est plutôt l'image qui est déchirée, anéantie, si le bouton de la porte est brusquement secoué par une main brutale ou indifférente. En dépit de cela, cependant, le côté légendaire, féerique, poétique revient continuellement dans l'oeuvre de Céline, par des moyens obliques, dans des phrases isolées, des apartés presque...
Et la légende du roi Krogold, même si Céline déplore sa disparition, n'est pas vraiment perdue. Elle ne nous donne pas seulement une clef importante pour Mort à crédit, mais elle se réanime de maintes manières dans toute son oeuvre. Ses thèmes ont des racines tellement profondes dans l'esprit de l'auteur qu'elles ne peuvent que se frayer un chemin dans ses écrits. Nous n'avons qu'à regarder les derniers romans pour voir combien les lignes du roi Krogold, esquissées d'abord de manière assez sommaire, se sont élargies et approfondies : le château de Krogold, dont nous ne voyons que la silhouette dans Mort à crédit, se concrétise pour atteindre toutes ses proportions ahurissantes dans l'immense domaine habité de monstres qu'est Kräntzlin, ou le château cauchemardesque de Siegmaringen où les démons sont des familiers. C'est là aussi que nous retrouvons un Krogold d'autant plus terrible qu'il est devenu femme : Nicha qui règne avec ses dogues et règle l'ouverture des portes de l'enfer. Mais l'autre face de la légende se réaffirme aussi. La beauté, la douceur, l'harmonie, la pitié, la poésie essentielle que nous trouvions chez Gwendor, s'étendent sur des êtres divers: des jeunes filles gracieuses qui passent un instant dans une vie(8) ; de vieilles dames fragiles qui habitent le monde de la poésie, chez lesquelles on ressent une « musique de fond », comme Mme Bonnard (9) ; des animaux qui ont une justesse, une beauté, même dans leur agonie (10), les danseuses finalement, qui s'acheminent vers toute la poésie, l'harmonie possible à l'homme, et à leur tête celle qui en est l'incarnation : Lili, Arlette, Lucette.

Erika OSTROVSKY
Céline et le thème du Roi Krogold, Herne, 1972.



A lire :
> Erika Ostrovsky, Céline, le voyeur voyant, Buchet Chastel, 1973.
> Reliquats de la « Légende du Roi Krogold », L'Année Céline 1994, Du Lérot, 1995.
> Erika Ostrovsky, Le bestiaire célinien (extrait de Céline, le voyeur voyant) : Le Petit Célinien 35, 36 et 37.
> Tomohiro Hikoe, Les influences culturelles de la Légende du Roi Krogold, Le Petit Célinien14 et 15.


Notes
1. Voir les références au manuscrit perdu du
Roi Krogold dans les dernières oeuvres de Céline : Féerie pour une autre fois, D'un château l'autre, ainsi que dans les versions manuscrites de ces romans.
2. Version manuscrite de
D'un château l'autre.
3. Version manuscrite de
D'un château l'autre.
4.
Féerie pour une autre fois, II, Gallimard, 1954.
5.
Mort à crédit, Édition de la Pléiade.
6. Comme le marché conclu avec Mireille dans lequel Ferdinand propose: «
Tu me raconteras des saloperies... Moi je te ferai part d'une belle légende... »
7. Comme dans l'épisode de Nora, décrite ci-dessus.
8.
Féerie pour une autre fois.
9.
D'un château l'autre, Gallimard, 1957.
10.
D'un château l'autre.

Louis-Ferdinand Céline par José Correa (inédit)

Céline par José Correa

lundi 23 janvier 2012

Secrets dans l'île mardi 24 janvier 2012 à Ivry-sur-Seine

Deux ans après avoir jeté l’ancre au Café de la plage, à Paris, Maxence Gourdault-Montagne et Charles-Louis Roseau présentent à nouveau Secrets dans l’île, un récit de Louis-Ferdinand Céline, le mardi 24 janvier à 20h00 dans le cadre des Mardis d’Ivry.

Depuis, des kilomètres ont été parcourus, de l’eau a passé sous les ponts… Entre conte, ambiances sonores, théâtre de rue et chansons rurales... C’est la troisième escale d’un voyage qui se veut au long-cours.

Collectif Arts/Traversée
Gare RER d'Ivry
1 place Marcel Cachin
94200 IVRY-SUR-SEINE

Dans le hall de la gare, trouver la petite porte verte et toquer.

Réservations impératives
Tél : 01.46.58.56.33 ou 06.74.15.21.87
Courriel : collectifartstraversee@gmail.com

dimanche 22 janvier 2012

Le Petit Célinien - Lettre d'actualité n°20

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Le Petit Célinien - Lettre d'actualité n°20.