« J'ai pas de veine avec l'art lyrique, le théâtre non plus.
Y a que le roman qui me réussit encore, enfin c'est à regarder. »
(L.-F.Céline, Maudits soupirs pour une autre fois, p.200).
(L.-F.Céline, Maudits soupirs pour une autre fois, p.200).
Le théâtre, chez
Céline, précéda le roman. Conscient de ses lacunes, face au métier
de Steve Passeur et de Jacques Deval, il renonce à la scène.
L'Église, écrite en 1926, éditée en 1933, est jouée une
seule fois, en 1936, à Lyon, par une troupe d'amateurs. On ne sait
même pas si l'auteur s'y rendit. Progrès, seconde comédie,
rédigée en 1927, n'est dénichée qu'en 1978 (1). «
Je n'ai pas le don du théâtre, du dialogue seulement »,
confiera-t-il à Milton Hindus (2).
Bien qu'il en dénonce
les limites, le cinéma le tente aussi. Il imagine en 1934 un
scénario de court métrage, Secret dans l'île, publié en
1936, et, en 1938, un argument de dessin animé, Scandale aux
Abysses, révélé en 1950. Ils n'ont pas encore été exploités.
Arletty, jeune fille dauphinoise, schéma d'un film proposé
en 1948, exhumé en 1983, ne rencontre pas plus de succès (3).
Trois arguments de
ballet, inclus, en 1937 dans Bagatelles pour un massacre,
proposés à maints chorégraphes, attendent encore un musicien. De
même, Foudres et flèches, édité en 1948 (4), et un
dernier, sans titre, reproduit 1984 (5). Quant à ses deux chansons,
À noeud coulant et
Règlement, composées en 1934 et déposées en 1936 (6),
elles n'eurent que lui pour interprète. Le spectacle a boudé Céline
tout au long de sa vie.
Que n'avait-il pas osé
pour déplaire? « Ni
écoutable, ni regardable »
(p. 13 (7)), lui-même se présentait ainsi. La critique ne retient à
sa mort que les premiers romans, «
au style argotique », et
l'antisémitisme « au
service du fascisme ».
Populiste - ordurier - morbide - dément - monstrueux - criminel,
sont les épithètes dont il est affublé dans les manuels ou les
quotidiens. Le seul génie qu'on lui prête est celui de l'injure. À
la conspiration du silence succède la rumeur de l'ignorance. On
parle de Céline sans l'avoir lu.
«
Elle aime que la gesticule ! elle est hystërique la masse !...
mais que faiblement émotive ! »
(p.28 (7)), assenait l'écrivain, ignorant que le geste et le verbe
du comédien révéleraient son autre visage et entraîneraient une
vraie lecture. Pourtant ! Dès la postface au Voyage, dans
Bagatelles, dans ses lettres à Hindus, Céline n'a cessé
d'opposer sa « langue
vivante » à la prose
de ses contemporains. Certain d'avoir «
capté l'émotion à travers le souvenir du langage parlé »,
il avance encore dans Entretiens avec le professeur Y : «
le lecteur qui me lit, il lui semble, il en jurerait, que quelqu'un
lui lit dans la tête ! » (p.122
(7)).
À la découverte d'un
style aussi « oral »,
depuis 1961, plus d'un acteur a tenté de le déclamer. «
Vingt cabotins recréent Molière !.. ils le
retranscriptent !... »
(p.43 (7)), s'insurgeait déjà l'écrivain, se méfiant des futurs
interprètes. D'aucuns pousseront le travers jusqu'à ressembler aux
photographies du modèle. Rendre l'effet des fameux «
trois points » exige un
immense talent, et camper Ferdinand, Bardamu ou Céline demande un
sacré brio. Le Vigan même aurait-il incarné La Vigue? Traduire ce
lyrisme au théâtre, c'est un peu mettre un fauve en cage. Mais
comment l'exhiber autrement ?
Plus vite que les
exégètes, attachés au contenu de l'oeuvre, les acteurs, inspirés
par son langage, ont imposé, au fil des ans, une image nouvelle du
poète. Le monstre avait du génie ! Une âme, une langue. Les études
de M.-C. Bellostas (8), de C. Sautermeister (9) ou de C. W. J. Tyczka
(10) confirmeront plus tard l'influence des lois de la scène sur la
structure des romans, l'action des héros, leur manière de parler.
Plutôt que de dresser un bilan des adaptations théâtrales par
oeuvre ou par thèmes, il nous a donc semblé préférable de
retracer l'évolution des mises en scène et de leur réception
critique.
Rappelons tout de suite
que Michel Simon et Arletty, les premiers, prêtèrent leur voix au
verbe de Céline. De son vivant, en 1956, pour les disques Urania. La
réalisation, qui est préfacée par Henri Mondor, en revient à Paul
Chambrillon, admirateur de l'écrivain. Simon lit deux chapitres de
Voyage au bout de la nuit, et Arletty dit deux épisodes de
Mort à crédit : choix des ouvrages les plus classiques donc,
et des pages au récit accessible par tous. Dans toute la presse de
l'époque, seul un poète rend compte de ce document. Théophile
Briant, qui marque une préférence pour la première face, s'exclame
dans son Goëland de juin : «
Le texte, sous la voix de bronze un peu gouailleuse de Michel
Simon, est encore plus percutant qu'à la lecture, et nous révèle,
cette fois par I'oreille, quel maître prodigieux fut CéIine dans
cette refonte de la syntaxe ».
Pacific réédite le disque en 1957. Vogue en 1968. Chambrillon, plus
touché par l'autre face, peut écrire : «
L'enregistrement d'Arletty n'est pas seulement une oeuvre d'art
accomplie. C'est une initiation au rythme. Après cette écoute, la
phrase coule pour tous les lecteurs. »
Les deux romans, que
Céline appelait ses «
Carmen », font l'objet
d'une seconde anthologie sonore. En 1958, pour Festival, Pierre
Brasseur enregistre «
Portraits des Henrouille »,
trio de Voyage, et Arletty encore «
Marché à Dieppe », aria
de Mort à crédit. L'initiative en revient au même
Chambrillon. On pouvait donc lire du Céline à voix haute !
L'exemple était donné. D'autres acteurs l'ont suivi. Raymond
Bussières en 1964, Roger Basil et Jean-Louis Barrault en 1969,
Philippe Moreau et Pierre Delbon en 1974. Gérard Desalles en 1979.
Michel Vitold en 1980. Sur les ondes. Pour illustrer des émissions
de radio consacrées à Céline. Aucun autre disque n'a été pressé.
Quand pourrons-nous entendre Le Vigan déclamer les lettres de son
ami selon les règles de la prosodie grecque ?
Bien que les publications
se multiplient de 1961 à 1967, Céline ne tente alors aucun metteur
en scène. Michel Audiard annonce en 1964 une adaptation de Voyage
au bout de la nuit, dans une réalisation de Fédérico Fellini,
mais l'ambitieux projet n'aboutit pas. Longtemps considéré comme le
chef d'oeuvre célinien, ce roman intéressa plusieurs cinéastes, et
l'écrivain souhaitait le voir porter à l'écran. Il en a confié la
conception à Jacques d'Arribehaude. D'Abel Gance à Jean-Luc Godard,
tous ont fini par renoncer. En découper l'intrigue est un travail
aisé. Le problème est ailleurs. Dans la poésie de la langue. Par
son expression théâtrale, le cinéma muet ne serait-il pas beaucoup
plus émouvant que le parlant qui en appauvrirait paradoxalement la
singulière métrique ?
Raymond Hermantier, lui,
« déniche »
L'Église,
et veut la mettre en scène. Le projet de monter la pièce, en 1964,
confine encore au scandale. «
Hermantier vit clandestinement avec son auteur maudit »,
relate Jean Paget dans Arts, ajoutant, qu' «
il rumine, fomente et complote ».
Dominique de Roux compare L'Église à du Genet. Paget évoque
Fitzgerald, Henry Miller, les frères Tharaud et Queneau. «
Extravagant, hallucinant, délirant »
sont les mots dont il définit la comédie de Céline. Ils seront
longtemps accolés au nom de l'écrivain. La conspiration
d'Hermantier échoue : «
les commanditaires ont peur de Céline ».
L'idée prend corps, trois ans plus tard, à l'étranger. L'Église
est jouée en 1967 au Théâtre Nero de Rome. La censure impose une
interdiction provisoire pour «
pornographie, sadisme, triviolité et cynisme ».
Bienheureux Italiens !
Le coup de théâtre de
1968, en France, remet Céline en scène. Découvre-t-on enfin sous
les pavés des listes noires, dans l'imaginaire célinien, une plage
infinie de mots libérés de leur poids ? De jeunes acteurs épris de
nouveauté redonnent la parole à l'imprécateur. Timidement encore,
devant un public restreint. Au Centre américain de Paris,
Yves-Robert Viala propose un montage de textes, sous le titre Vers
Céline et la nuit, qui est repris l'année suivante par Jacques
Bocquet au café-théâtre de l'Absidiole. La grande presse ne fait
pas d'écho à l'audace de ces trublions. Les merles moqueurs avaient
chanté trop tôt.
Le Monde consacre
une double page à Céline en 1969. Michel Polac le ressuscite
également à la télévision. La brèche est faite. Claude Duneton
choisit d'interpréter un seul ouvrage, Les Beaux draps, en
compagnie de trois autres acteurs, à la librairie des Anamorphoses,
transformée en théâtre pour l'occasion. Le local est petit, les
spectateurs fervents. Ce choix d'un pamphlet est significatif. Céline
passe encore pour « un
homme à messââges »,
et non, comme il le voulait, pour «
le petit inventeur » d'un
style. Les projets de réforme de mai 68 occupaient toujours les
esprits. Une affiche prophétique signée Céline, lance un appel aux
nostalgiques : « Je
décrète... Personne ne peut gagner plus de 100 balles... Je
nationalise les banques... Plus de chômage bien entendu... ».
Paul Chambrillon feint-il d'être surpris, dans Valeurs actuelles,
qu'on portât à la scène «
ce texte maudit » ?
Sensible aux propos sur l'enfance, il décèle en Céline un «
Rousseau réaliste ».
À l'audition de certains passages, jouissant du paradoxe, il
découvre un «
Céline maoïste ».
Mais il est le premier à mettre aussi l'accent sur «
la voix
du poète où tristesse et drôlerie se mêlent »,
tranchant par là avec les jugements stéréotypés de l'époque.
Duneton n'obtient pas de Lucie Destouches l'autorisation de reprendre
Les Beaux draps. Ne l'a-t-il pas assez blanchi de ses
anathèmes racistes ? Le titre seul était une provocation. Céline
fait encore peur. Une émission de télévision, réalisée par
Charles Chaboud en 1971, ne sera jamais diffusée. Duneton deviendra
par la suite un historien des locutions populaires.
En 1973 seulement, en
France, une grande salle, le Théâtre de la Plaine, programme, à
Paris, un texte important de Céline : L'Église, montée par
François Joxe et trente comédiens du Chantier Théâtre. C'est un
événement. Ce qui a séduit le metteur en scène : «
la tendresse pathétique au fond d'un regard implacable ».
Le motif est nouveau. Les premiers compte rendus, plutôt négatifs,
se cantonnent à l'intrigue de la comédie. Pour Robert Kanters, dans
L'Express du 4 février, «
c'est l'autobiographie à peine transposée, et cela reste
passablement décousu. L'auteur oppose au monde pourri son amour de
la vie. Mais les admirateurs de Céline seront obligés de nourrir le
cinéma de la pièce avec leurs souvenirs de lecture des autres
oeuvres. Si la pièce n'a pas été jouée, c'est qu'elle ne le
méritait pas ».
Pierre Marcabru, dans France-Soir, n'est pas moins réservé :
« L'Église n'est que
la carcasse théâtrale d'un livre qui reste à faire. Les
silhouettes sont de carton et les répliques sonnent faux. »
II retrouve dans la comédie tous les défauts qui, paradoxalement,
marquent l'adaptation des romans à la scène : «
Il manque l'épaisseur et la souplesse d'une écriture, le liant
qui est la voix du narrateur, le discours de Céline. »
Se trompait-il ? La leçon sera entendue,
mais d'une autre façon.
En puisant dans les autres textes. L'expérience de Joxe est reprise
au Théâtre des Mathurins. Dans Magazine littéraire d'avril,
contrairement aux autres journalistes, Debout s'étonne que la farce
« ait si peu de succès
malgré la qualité du texte ».
La comparaison tant attendue ne saurait manquer, mais elle survient
d'une manière inattendue : «
Paradoxe, les répliques sont d'un style moins "oral"
que beaucoup des phrases narratives du Voyage ! »
Debout reproche à L'Église son «
manque de mouvement dramatique »,
mais y voit « une
succession de tableaux merveilleux »,
et regrette « l'accueil
tiède ou hostile de la grande presse »,
alors qu' « une
véritable ovation a salué la troupe ».
La réception critique, en effet, est assez ambiguë. Dans Le
Monde du 29 avril, Michel Cournot applaudit le spectacle par les
mots « authenticité,
génie, sauvagerie »,
y voit « un cauchemar
un peu féerique »,
note « la paranoïa
antisémite », et,
pour conclure, parle d'«
une aberration, un combat perdu, un sommet ».
Dans Le Canard enchaîné du 25 juillet, Philippe Tesson
n'échappe pas à l'ambivalence : «
L'Église n'est pas une pièce, c'est un fourre-tout. »
Mais il ajoute : « C'est
un spectacle passionnant »
Son commentaire marque un tournant dans l'accueil réservé à
Céline, en employant les termes de «
légèreté douce et farceuse »,
de « pathétique
», d'«
écriture condensée »,
en formulant surtout : «
Rien de ce qui touche Céline ne doit être négligé. »
L'entreprise de François Joxe n'a pas été vaine. Sous la
Coupole, lors de sa réponse à J.-J. Gautier, Marcel Achard, faisant
l'éloge des «
cafés-théâtres, par lesquels le vrai théâtre pourrait bien
revenir », nomme
Céline parmi « les
textiers de grand talent »
(Le Monde, 18 mai 1973). La 3è chaîne de la télévision
programme en avril la mise en scène de Joxe. Quasiment inimaginable
peu avant ! Dans Le Canard enchaîné, Clément Ledoux exulte
en comparant « le
brouillon qu'est L'Église »
aux « brouillons de
Shakespeare », et,
dans France-soir, Monique Pantel reprend : «
Vive les brouillons quand ils ont cette vigueur, cette santé. »
Depuis plus de douze ans, malgré tout, L'Eglise n'a
pas été
reprise.
L'Avant-Scène, n°584, 1er avril 1976 |
L'intérêt s'est porté
ailleurs. On a trouvé de la magie dans la langue de Céline, et de
l'humour dans ses tirades. On se penchera sur les petits textes avant
d'aborder les ouvrages plus connus. Ils sont loin d'être
négligeables. Leur apparence innocente permet d'afficher le nom de
Céline en insistant sur l'ironie et non plus la violence. Le moins
vendu de ces écrits attire Jean Rougerie : Entretiens avec le
professeur Y, l'art poétique de Céline. Gageure ! L'adapter à
la scène, y intéresser un public relevait de l'audace. Le point de
vue du comédien est de première importance : «
Pour beaucoup Céline au thëâtre semble surprenant. Et pourtant
! Il a dialogué tout le temps. Son æuvre n'est faite que de
répliques. Céline s'adresse toujours à vous. On parle Céline, on
ne le joue pas. Parce qu'il y a avant tout un langage Céline. La
structure de la phrase est là. La respiration aussi. Céline semble
avoir écrit pour le confort du comédien. À chaque trois petits
points, on n'a qu'à respirer. La phrase devient poème »
(11). On est loin des «
Castête » et «
Mouchard », du «
style qui tourne au procédé »
! La première a lieu au Théâtre Firmin Gémier d'Antony, en 1975,
avec Jean Saudray dans le rôle du colonel. Un banc de square, la
vespasienne constituent le décor. Dans Le Brigadier du 26
novembre, Chambrillon ne peut endiguer sa passion : «
Céline était un homme de spectacle. Son souci de fournir au
lecteur la matière même du langage réel assure à cet amoureux de
la danse une démarche parallèle à celle du dramaturge. »
Il n'est plus question de l'intrigue, mais du style avant tout, même
si Chambrillon entrevoit «
la matière de 20 films et de 50 pièces »
dans l'oeuvre de Céline. Peu convaincu de la nouveauté, dans Le
Figaro, François Nourissier ne partage pas cet enthousiasme : «
Si vous êtes un célinien inconditionnel, si vous avez le goût
des prouesses verbales, vous pouvez aller finir une soirée à Antony
où se déroule le culte de notre maudit le plus célèbre. »
Cependant, à son tour, Marcabru reconnaît dans France-soir :
« Tout contribue à un
bonheur qui est d'abord de style. Céline est là présent dans ce
qu'il avait de meilleur. »
Charlie-Hebdo, par sa conclusion, répond au voeu de tout
acteur : « En
entendant Rougerie dire du Céline, on a une idée précise de la
façon dont il faut le lire. »
C'est un succès. La pièce est présentée au Théâtre du
Lucernaire en mars 1976, au Greenwood Theater à Londres le mois
suivant. Consécration. Le livret intégral de I'acteur est publié
dans la revue L'Avant-scène
d'avril 1976. Rougerie reprendra son spectacle en novembre 1981 sous
le titre Interviouve, avec Étienne Berry comme partenaire, au
Théâtre de Poche-Montparnasse. L'insolence et la rhétorique de
Céline étaient enfin reconnues par la presse.
Affiche du spectacle de J. Rougerie |
Ce travail est suivi. En
1979, au Lucernaire, Stéphane Varègues, assisté de la danseuse
Catherine Morelle, propose un récital intitulé Une Heure avec
L.-F. Céline. Les textes sont pris des romans. Scandale aux
Abysses procure une «
saynette délirante »
et reflète « un
Céline méconnu ».
L'artiste s'explique : «
J'ai voulu montrer son humour, dont on ne parle jamais. Si ça
pouvait aider à faire redécouvrir Céline, ça serait tout à fait
merveilleax. » Dans
Le Matin de Paris, cependant, Richard Cannado, par réflexe,
rend compte des orgues de Voyage et non du piano de Guignol's
: « Il y a dans cette
heure avec L.-F. Céline, toute la violence du poète du malheur, sa
hargne, son amour, sa haine. »
Dans les Nouvelles d'Orléans, Louis Derenne analyse mieux
l'intérêt du spectacle : «
Les textes de Céline ne sont-ils pas déjà chansons ? Car
Céline, bien avant le discours, c'est avant tout un style. Céline,
c'est de la musique ! Par le canal de lq chanson, une assez grande
part de ce qui pouvait n'apparaître chez I'auteur du Voyage que
comme de la colère ou de la hargne, se charge d'un singulier degré
d'humour, de poésie, de sensibilité. »
Une critique du Figaro magazine du 3 mars illustre encore
mieux la nouvelle approche du romancier : «
N'est-ce pas Céline lui-même qui parlait de sa " petite
musique" ? Oui, Céline, ça peut se chanter. La tendresse et
les colères de Stéphane Varègues et de l'auteur du
Voyage coincident. On savait déjà que Céline fut notre
Rabelais, mais il avait aussi été Villon. »
Léon Daudet l'avait déjà révélé en 1932.
Le génie lyrique de
Céline étant redécouvert par les journalistes, les entreprises
d'adaptation vont devenir plus ambitieuses. S'attaquer à un roman
entier semble encore impossible. Christian Cappezone tente de rendre
Voyage au bout de la nuit, à lui tout seul, mais sa création
au Troglodyte n'est pas mentionnée par la critique. En puisant des
extraits dans l'ensemble de l'oeuvre, pour offrir une large vision de
cet univers célinien et en trouver l'unité dans une optique
freudienne, des acteurs vont faire de Céline le héros d'un
spectacle rempli de fureur et de rêves.
Le premier à opter pour
ce choix est le Belge Daniel Peeters. D'abord à l'Atelier
Sainte-Anne de Bruxelles, en janvier 1979, puis au Théâtre Oblique
de Paris en septembre. Dans La Débâcle de Ferdinand ou
Céline au miroir, seul en scène, il incarne l'ermite de Meudon,
en pantoufles et gilets, derrière un bureau, pendant la nuit d'une
insomnie. D'un château l'autre, Nord et Rigodon
sont les textes de base. Les motifs du comédien ne manquent pas
d'ambition : « Un
fastidieux ressassement laisse surgir quelques phrases peu connues
qu'il semble intéressant de réunir en gerbe. Si la vérité parle,
c'est là, nous apprend la psychanalyse, où l'on s'y attendrait le
moins, là où ça souffre. Et Céline, c'est la souffrance populaire
qui nous crie l'humiliation de sa misère. »
Dans La Nouvelle République du Cente-Ouest du 11
juillet, la critique ne tarit pas d'éloges sur le résultat : «
Quelle utilisation prodigieuse du verbe. Aussi bien du classique
que de l'argot le plus vert. Tout était là. La révolte politique,
Ies petites haines, les règlements de compte. Il y avait surtout
Céline lui-même ressuscité sous les espèces de Daniel Peeters.
» Marcabru, dans Le
Figaro, est plus réservé : «
Céline est là comme un vieil ivrogne qui seul dans la nuit
interpelle les ténèbres. Ce n'est pas le Céline des grands livres.
C'est le Céline de la fin. »
Ce dernier jugement traduit bien le retard de la critique
journalistique, fixée aux premiers romans, sur la recherche
universitaire, plus ouverte au style des suivants. Marcabru termine
néanmoins son article en saluant le verbe célinien : «
Daniel Peeters cherche à rendre plus qu'un discours, un état, un
souffle, une voix. Cette écriture tremblée, sans cesse reprise, est
faite pour Ia bouche qui en rend les silences et les pointillés.
» Dans un cadre aussi
intime, le monologue attira plus de convertis que de curieux, malgré
la performance.
Les créations se
multiplient et, en dépit des mises en garde historiques de rigueur,
continuent à divulguer Céline. «
Appelez-moi Ferdinand »,
émission de Claude Duneton et de Gérard Follin, diffusée le 16
avril 1980 sur Antenne 2, ne se veut pas «
un documentqire sur l'homme, son oeuvre, sa vie, ses idées »
ou « sa
nauséeuse philosophie » :
« Il s'agit de faire
entendre sa voix, c'est-à-dire sa langue, de donner à voir le
langage célinien.»
La leçon est comprise. Dans L'Aurore, Renaud Matignon, après
la précaution d'usage - «
Louis Destouches a tout pour déplaire »
-, reconnaît son admiration pour l'harmonie célinienne : «
Cette prose qui crache et qui éructe est une des plus savantes
qui soient. Nord est un électrochoc. »
Avec la mise en scène de
Jean-Philippe Guerlais et d'Irène Lambelet on en revient au grand
spectacle. Leur montage C comme Céline, joué à Lausanne en
1977, prévu à Paris, ne fut pas autorisé par Lucie Destouches à
cause de l'usage des pamphlets. Modifié sous le titre D'un Céline
l'autre, il est présenté en 1980 au Festival Mondial de Nancy,
repris au Festival du jeune théâtre de Liège, et enfin à la
Cartoucherie de Vincennes en 1981. Dans une suite de décors
impressionnants, la vie de Céline est retracée en quatre
mouvements. Le nombre des acteurs répond à la puissance épique.
Dans sa chronique du Figaro du 3 juin, Marcabru fait part de
sa déception. Présentant d'abord Céline - non sans ironie - comme
« le bouc émissaire
providentiel, seul antisémite français »,
il reproche aux metteurs en scène «
de remonter le courant, d'expliquer, de témoigner pour une vie
», et répète : «
Cet homme en a trop dit. Et ce qu'il dit sans cesse, toujours
condamne l'homme. Désespoir enragé ».
Au sujet du spectacle lui-même, Marcabru s'en prend aux comédiens :
« Ils veulent être
Céline. Ils hurlent. Ils vont naturellement vers l'atroce. À la
lecture, on s'y fait. Au théâtre, ce pessimisme haletant est
quasiment insupportable. »
Chacun est en droit de ne pas goûter un certain théâtre de
la cruauté.
Des montages plus
modestes atteignent parfois mieux leur objectif. Au premier festival
de café-théâtre de Cannes, en 1980, Didier Carette présente, sous
le titre Le Cocu d'infini, divers extraits choisis selon leur
trendresse et leur humour. Comme le rapporte Le Méridional du
13 avril 1981, lors d'une reprise à Aix-en-Provence, l'acteur révèle
« un Céline
débarrassé des scories de l'idéologie »,
« une autre facette de
l'auteur du Voyage »,
« un personnage tendre
et fragile, ironique, mais surtout pacifiste ».
Et le critique découvre «
un Céline plus clown qu'on ne l'imagine parfois ».
On peut deviner Carette heureux en lisant l'article.
L'audience de Céline
s'élargit encore. Les 27 et 28 mars 1982, la radio libre bruxelloise
« Air libre »
diffuse, sans interruption, une lecture intégrale de Voyage
au bout de la nuit, chaque chapitre étant dit par une personne
différente. Le l8 mai, Antenne 2 programme une adaptation, réalisée
par Marie-Claude Treilhou, d'un sommet de Mort à crédit,
intitulée « Conseil de
famille ». Dans son
spectacle littéraire et poétique, Éric Chartier, en tournée dans
les universités américaines, récite des textes de Charles
d'Orléans, Molière, La Fontaine, Hugo, Desnos, et un long extrait
de Voyage au bout de la nuit.
L'année 1983 serait plus
riche en créations si Lucie Destouches ne refusait pas l'adaptation
de Voyage et de la trilogie qu'André Engel proposait, après
un an de travail, de monter au Théâtre des Amandiers de Nanterre.
Le livret du metteur en scène n'était sans doute pas exempt de
toute allusion idéologique. La seconde comédie, oubliée par
l'auteur, Progrès, est présentée par Gabriel Le Doze à
Limoges, au Centre théâtral du Limousin. Dix ans après la reprise
de L'Église par François Joxe, l'attitude de certains
critiques à l'égard de Céline a peu évolué. Elle s'en réfère
toujours aux premiers romans, et ne sait rien des prospections
universitaires. Dans Le Populaire du Centre, Pascal Antoine
applaudit avec ferveur la première, mais fait part de son embarras :
« Chacun attendait de
retrouver dans le texte dramatique du romancier génial les thèmes
et le style qui font l'originalité et la force de son æuvre. On
demeure surtout étonné du caractère totalement disparate de
Progrès : la Terre
est un bordel dont le Seigneur est le tenancier. »
Pascal Antoine ignore, à l'évidence, les études de Denise
Æbersoldr (12). Mise en scène par Henry van Schaick, la traduction
néerlandaise est jouée à La Haye devant une salle comble, et
obtient un véritable triomphe, si l'on en juge par les rires et les
applaudissements. Céline a plus de chance à l'étranger. Une
adaptation de Voyage au bout de la nuit, réalisée par
Alessandro Bordini et Carlo Panni, est présentée au Théâtre La
Piramide, à Rome, par la compagnie Téatroinaria.
Revenons aux chansons, en
France évidemment. Stéphane Varègues remanie en 1984 son tour de
chant qu'il intitule Ferdinand et la Sirène au Point du Jour.
Il propose des morceaux de Casse-pipe «
Maréchaôôgi »,
de Féerie (« Bébert
»), et de D'un château
l'autre (« La Mort de
Bessy »). La danseuse Aud
Allonville incarne Virginia, Delphine, Molly et mime la scène du «
Touit-touit Club »
de Guignol's Band. Ce spectacle donné à Liège, au Théâtre
de l'Étuvé, puis à travers la France, connaît un certain succès.
Dans Le Figaro, Jacques Deslande retient «
la parfaite adéquation entre le lyrisme haletant de l'écrivain
et la respiration du chanteur ».
La Libre Belgique conclut que les deux interprètes «
contribuent à sortir de l'enfer Céline ».
Cette remarque prouve au moins que l'écrivain n'est pas encore
absous de tout crime.
Fait symbolique, en marge
du festival officiel du théâtre et de la danse, en Avignon, Pascal
Vieillard interprète, au Théâtre de la Tarasque, des extraits de
Voyage, de Mort à crédit, de la trilogie et de
Bagatelles pour un massacre, sous le titre : «
Qu'on n'en parle plus !... ».
Là encore l'acteur tente de rendre, à partir de morceaux choisis,
une vision globale de l'auteur, et, quoique non célinien,
s'identifie à Céline en copiant sa physionomie et son accoutrement.
La mise en scène est des plus sobres. Trente spectateurs remplissent
la petite salle. Ils voient tomber la nuit sur les jugements derniers
du prophète. La mort, la haine, l'amour, la guerre poussent assez
peu le public au rire, sauf quand le comédien entonne Règlement
aussi faux que possible. Seul le Bulletin célinien de Marc
Laudelout rend compte de la courageuse tentative. Pascal Vieillard a
cependant révélé Céline à quelques marginaux. Ingrat métier ! «
Grosse bataille, petit butin !... »
Au studio des Mathurins,
en décembre 1984, Pierre Lafont présente un récital d'une heure,
Poésie nue, durant lequel il dit notamment un chapitre de
Mort à crédit qui entraîne l'admiration de Chambrillon dans
La Presse française : «
Faire appel à Céline peut passer pour une facilité. Chaque page
chante d'elle-même... Ouais ! Allez la dire, allez la jouer... Il y
faut un talent subtil et maîtrisé que Pierre Lafond possède. Il
attaque le sujet en pleine pâte : I'exploration des archives du
"Génitron",
un voyage au centre du papier. Dépassé Jules Verne ! On éclate de
rire et de stupeur à suivre ce voyage. »
Peut-on compter au nombre
des adaptations céliniennes la pièce de Jean Fondane sur le docteur
Semmelweis ? Ne laissez pas vos femmes accoucher dans les
maternités est monté en 1985 au Théâtre de l'Essaïon. Céline
a inspiré l'auteur, qui l'avoue, mais son nom ne figure pas sur
l'affiche. Fantastique scénario, la thèse du docteur Destouches,
Semmelweis, fit l'objet de deux mises en scène, en Angleterre
et en Italie : celle de Gary O'Connor et de Nigel Bryant en 1975 pour
l'Oxford Theater Group, dans le cadre du Festival Fringe à Edimmourg
; celle d'Enzo Veitrano et de Stephano Rundizi, en 1984, pour la
Cooperativa Nuova Scena au Testoni de Bologne. On regrette d'autant
plus le décès, en 1983, de Maurice Ronet, qui en préparait une
adaptation pour Antenne 2.
Une expérience, datant
d'avril 1985, est une réussite totale. Dans le cadre d'une «
Semaine de la Véhémence »,
également consacrée à Bossuet et à Zola, Yves Pignot dit
Casse-pipe au Salon de lecture du Petit-Odéon. Le florilège
peut étonner. Jacques Baillou s'en explique : «
Avec eux, pas question de se targuer de les découvrir. Et
pourtant, la légende parle à leur place et leurs voix méconnues ne
se font plus vraiment entendre. Leurs verbes impétueux exigent
encore la parole. Chacun d'entre eux chemine sur cette crête de la
langue française où l'écriture questionne avec véhémence la
condition humaine. » Seul
en scène, livre en main - car c'est une lecture -, en civil, sans
jouer, l'acteur réussit à faire rire franchement, aux endroits les
plus verts, un public composé de dames assez âgées. Modulant sa
diction sur les divers registres, Yves Pignot exprimait aussi bien la
menace des silences que la saveur des jurons, sans qu'il fut
nécessaire d'en souligner le sens. Aucun passage n'était omis, et
surtout pas la narration, quand le héros dit sa stupeur. Nous étions
ainsi doublement spectateurs de la comédie qu'aiment à jouer entre
eux les militaires. Cette lecture à la fois expressive et retenue
rendait tout le génie poétique et comique de Céline.
Casse-pipe fait
l'objet d'une autre expérience, en mars 1986, au Théâtre Marie
Stuart de Paris. La compagnie de Jarnisy vient du Bassin du Fer.
Cette fois, la mise en scène – de Bernard Beuvelot - vise à créer
une ambiance réaliste. On entend les chevaux hennir et ricaner le
corps de garde. La paille vole dans le noir et l'on sent presque le
crottin. Yves Thouvenel et Didier Patard jouent deux cuirassiers,
échangent leurs rôles, et se multiplient en brigade. L'engagé est
symbolisé par une robe en dentelle qu'on empoigne, jette à terre,
enfourche, fait voler, et dont on s'entoure la tête pour incarner le
civil. Le programme annonçait un «
spectacle de la férocité »,
« un humour d'une rare
cruauté », et «
une plongée dans la langue de Céline »,
« une des voix majeures
du siècle ». Les deux
acteurs, casqués, cuirassés et bottés, se donnent à fond, forcent
la note, et nous plongent vraiment dans un monde de violence physique
et verbale. Les jurons fusent, trop fort, trop vite, et
s'entrechoquent. Plus de silences, plus de trois points, plus de
soupirs. La grosse cavalerie de naturalisme a tout écrasé en
chargeant au galop. Réduire Casse-pipe à ses dialogues pour
en valoriser l'argot, c'est en affaiblir le génie lyrique et n'y
voir que de la satire. Céline devient l'héritier des auteurs
poissards, du Père Duchesne et des comiques troupiers. La
vulgarisation effraie dans ces conditions.
Trois autres adaptations
sont aussi à l'affiche en ce même mois de mars. Jean Rougerie
reprend Interviouve avec Jean Saudray à la Comédie de Paris.
L'éloge est superflu. À la Fondation Deutsch de la Meurthe, la
Compagnie du Théâtre en Pièces propose un montage de textes sous
le titre de Mort à crédit. Dévoiler aux spectateurs «
un univers aussi féroce que les charges de Daumier »,
« une biographie
imaginaire aux délires rabelaisiens »
est l'ambition de la troupe. La conception dramatique, due à Robert
Azencott, s'inspire de l'expressionnisme. Un théâtre ambulant
promène une « Revue
légère et militaire »
où Ferdinand, bonimenteur de Café-Concert, fait le récit de son
enfance et de la vie à la caserne. Il est accompagné d'un mutilé
de Verdun, sorte de double, d'anima ou de Commandeur muet. Le
grotesque et la farce côtoient l'insolite et la mort sur des rythmes
des Années folles et dans le style du music-hall. Comme Frégoli
changeait de costume, Jacky Azencott joue tous les rôles. Entre deux
airs de fanfare militaire, à la façon de Jules Berry, il campe un
Rancotte insidieux et désinvolte, puis, entre deux refrains de 1925,
à la manière de Louis Jouvet, il incarne un Auguste impitoyable et
dérisoire. Avec l'accent du Sentier, il donne les conseils de
Gorloge, esquisse trois pas de Matchiche, se lance dans une
pantomime, et livre les secrets de Larcille avec la voix de Ferdinand
Bach. Le numéro est de qualité, pour qui se souvient de la lettre
où Céline confie à Paraz : «
J'ai piqué mes trilles dans le music-hall... Mes livres sont
chansons... » Jacky
Azencott aurait aussi bien recréé l'atmosphère des deux Guignol's
Band. La fantaisie, l'esprit et la cadence des «
grandes machines à voix et à trompettes »,
des « opéras sans
musique » (13) de
Céline étaient enfin restitués. Dans le Herald Tribune,
Thomas Curtiss parle de «
dynamite théâtrale ».
Laurence Bloch et G. Henri-Durand, sur France-Culture, applaudissent
le spectacle « fidèle
à ce grand - et souvent contestable - manipulateur de langue ».
Le spectacle de Fabrice Luchini au Théâtre du Rond Point a de quoi surprendre ensuite par
son souci de dépouillement. Son florilège de textes, qui prend pour
titre Voyage au bout de la nuit, a pour thème la médecine en
banlieue. Les prophèties de Gustin Saboyot et la mort de Mme
Bérange, extraits de Mort à crédit, voisinent avec les
soliloques de Robinson et les conseils de la tante à Bébert.
Bardamu nous fait pénétrer dans son dispensaire et dans
l'arrière-cour de la mère Cézanne, nous raconte la vie mesquine
des Henrouille, et l'hémorragie d'une fille devant sa famille. Rien
de très gai dans ce choix. Le public est pourtant confondu par
l'actualité des réflexions, et ne peut s'empêcher de rire à
l'énoncé de certaines conclusions. Ce sont assurément des morceaux
de bravoure, mais le jeu de l'acteur est proche de la perfection. Un
Pierrot lunaire aux yeux candides pose son regard sur le mensonge et
la sottise. Faisant sonner chaque syllabe selon la tradition, mais
sur un ton incantatoire qui lui est personnel, Fabrice Luchini nous
plonge dans le rêve éveillé cher à Léon Daudet, et dans lequel
Céline écrivait ses romans. Ce jeune acteur a la même présence,
faite d'absence, que Le Vigan dont il est l'héritier. Car au lieu
d'imposer le texte, il avance en état second, et y attire le
spectateur, ainsi que Céline souhaitait entraîner le lecteur dans
son métro magique. Jamais salle ne fut aussi comble, ni les rappels
aussi nombreux. Sous le titre ambigu de «
Bagatelles pour un sacre »,
après ce récital, Pierre Marcabru, dans Le Point, analyse
ainsi l'engouement des acteurs pour Céline : «
C'est simple, il est vivant, direct et franc. On écoute une voix.
Les mots s'incarnent. II ne triche pas avec ses usines et ses dégouts
».
Céline n'est plus un nom
de guerre, et il n'appartient plus aux «
céliniens ». Qui s'en
plaindrait ? Il ne fait pas toujours recette, mais il attire bien des
artistes. C'est sa langue, et non pas ses idées, qui fascine ces
acteurs. Avouent aussi leur penchant pour Céline : Jacques Villeret,
Roland Blanche, Jean-Pierre Stevenin et Gérard Depardieu. Ils ont
encore un continent à explorer. Semmelweis est à prendre. Si
des chapitres de Voyage au bout de la nuit et de Mort à
crédit ont inspiré des interprètes, ces deux romans, en leur
entier, effraient toujours les metteurs en scène ou les
commanditaires. Des comédiens ont extrait des pamphlets, qu'on le
veuille ou non, des pages éblouissantes de lyrisme. Guignol's
Band, véritable scénario, a surtout attiré des compositeurs.
Casse-pipe, le plus théâtral des récits, a donné lieu à
trois lectures différentes. Entretiens avec le professeur Y,
sur scène, est presque la réussite du genre. Féerie pour une
autre fois et la trilogie allemande ont souvent servi de chevalet
à des portraits de l'écrivain que sa correspondance peindrait d'une
manière tout aussi émouvante.
Que de chemin parcouru
cependant, entre la création de L'Église et les montages de
Casse-pipe, leur perception par les journalistes de la grande
presse, toujours un peu à la traîne du théâtre. D'abord captivés
par les ouvrages les plus célèbres, les comédiens se sont attachés
à en traduire l'absurdité moderne, puis ils se sont servis du
personnage de Céline comme d'un modèle de fantasmes, pour
redécouvrir enfin, dans des oeuvres un peu moins connues, le verbe
allègre et acide d'un auteur comique. Aux clichés de désespoir, de
haine, de véhémence que Céline provoquait, ont succédé, par la
révélation d'une écriture, des images d'émotion, de fragilité,
de tendresse. Grâce à la magie du théâtre, plus que dans les
dictionnaires, quelques lecteurs ont découvert une oeuvre, non pour
son contenu, mais par son écriture, exauçant le souhait de Céline,
outre mesure, assurément, car il n'était certes pas homme sans
idées sur le monde et la vie.
Éric MAZET
La Revue des Lettres Modernes, n° 849-856, 1988, « L.-F. Céline (5) : Vingt-cinq ans d’études céliniennes ».
Nous remercions chaleureusement l'auteur d'avoir bien voulu nous autoriser à reproduire ce texte.
1. L.-F. Céline, Progrès
(Paris, Mercure de France, 1978).
2. Milton Hindus, L.-F.
Céline tel que je l'ai vu, (Paris, L'Herne, 1969), p. 140,
lettre du 29 mai 1947.
3. L.-F. Céline,
Arletty, jeune fille dauphinoise, Scénario. Préface de
Frédéric Monnier (Paris, La Flûte de Pan, 1983).
4. Scandale aux
Abysses, « La
Naissance d'une fée », «
Voyou Paul, brave Virginie »,
« Van Bagaden »,
Foudres et flèches ont été réunis et publiés sous le
titre Ballets sans musique, sans personne, sans rien (Paris,
Gallimard, 1959).
5. L.-F. Céline, Lettres
de prison, suivies d'un synopsis de ballet inédit, Copenhague
[Liège], sans nom d'éditeur, 1945 (juin 1984).
6. Textes et documents
2 (Paris, B.L.F.C., 1982).
7. Entretiens avec Ie
professeur Y (Paris, Gallimard, 1955).
8. M.-C. Bellosta, «
De la foire au pitre »,
in Actes du Colloque international de Paris, 1976 (Paris,
B.L.F.C., 1978).
9. C. Sautermeister, «
Quelques traits caractéristiques du comique de Céline à
partir de Casse-pipe »
(ibid.).
10.
C.W.J. Tyczka, « Céline et la comédie », in Actes du Colloque
international d'Oxford, 1981
(Paris, B.L.F.C., l98l).
11. Entretiens avec le
professeur Y, L'Avant-Scène, n°584, 1er avril 1976.
12. D. Æbersold, «
Des rébus de Gnomographie à la mystique Labiche de
progrès-Péricles »
in Actes du Colloque international d'Oxford (op. cit.).
13. Cahiers Céline 6,
Lettes à Albert Paraz (Paris, Gallimard, 1980), pp 177-8.
Très bel article. Il n'a pas pris une ride depuis 1988.
RépondreSupprimerTout à fait passionnant.
RépondreSupprimerMerci !