Bernabé Wesley est professeur certifié en Lettres Modernes à l'Université de Montréal. Son mémoire de maîtrise, consacré à Céline, s’intitule Nord de Louis-Ferdinand Céline : une réécriture des chroniques médiévales ; Il prépare actuellement une thèse en Littérature française, sous la codirection de Suzanne Lafont (Université de Montpellier) et de Pierre Popovic (Université de Montréal) : L'altérité formelle du paradigme du passé dans l'oeuvre de Louis Ferdinand Céline.
Vous avez consacré votre mémoire de maîtrise aux relations entre Nord et les chroniques du Moyen Âge. Quels genres de textes regroupe ce terme de chronique ? Et quelles sont les références connues des lectures de Céline sur le sujet ?
À l’occasion de la parution de Nord, Céline met en avant un tournant majeur de son activité littéraire : « J’ai cessé d’être écrivain pour devenir un chroniqueur », déclare-t-il en 1959. Or la correspondance de l’écrivain indique qu’il se fit envoyer, en exil à Baden-Baden en 1944, un exemplaire des Chroniqueurs et Historiens du Moyen Âge, anthologie de la Pléiade établie par Albert Pauphilet et publiée en 1942. Deux ans plus tard, il précise dans une des Lettres de Prison avoir trois livres dans sa cellule, dont une anthologie qui ne peut être que celle des chroniqueurs. De Baden-Baden au Danemark en passant par Sigmaringen, Céline aura traversé toute la fin de la Seconde Guerre mondiale avec cette anthologie d’historiographes médiévaux en main.
Ce recours à la lignée littéraire des chroniqueurs doit d’autant plus être pris au sérieux qu’il est annoncé dès Normance, le second volume de Féerie pour une autre fois, et fait l’objet de nombreuses affirmations dans la trilogie allemande et dans les entretiens de l’après-guerre. L’ambition d’écrire une chronique à la façon des médiévaux est donc une constante de la trilogie allemande. A partir de Normance, publié en 1954, et jusqu’à sa mort, Céline n’écrira d’ailleurs plus que des chroniques.
Les chroniques auxquelles Céline fait référence dans la trilogie allemande ou dans les entretiens de l’après-guerre sont celles qu’il a lues dans l’anthologie mentionnée ci-dessus. En 1942, le médiéviste Albert Pauphilet, publiant des extraits de Robert de Clari, de Villehardouin, de Joinville, de Froissart et de Commynes, intitulait son livre Historiens et Chroniqueurs du Moyen Âge. De toutes les œuvres sélectionnées, seules peut-être les Conquête de Constantinople de Villehardouin et le livre éponyme de Robert de Clari méritent à juste titre d’être considérées comme des chroniques. La Vie de Saint Louis, ouvrage de commande rédigé par Joinville en vue de la canonisation de Louis IX, relèverait davantage du genre des vitæ ou de l’hagiographie si Joinville ne se canonisait pas lui-même en même temps qu’il canonise Louis IX, donnant ainsi à son œuvre les traits d’une autobiographie déguisée. Quant à Froissart, il est passé à la postérité pour ses Chroniques. Pourtant, celles-ci comportent une part de fiction, de poésie, de romanesque qui font de l’histoire du XIIIe siècle un vaste roman de chevalerie plutôt qu’une chronique. Enfin, ce que nous appelons les Mémoires de Philippe de Commynes paraît en 1524 sous le titre Cronique et histoire faite et composée par feu messire Philippe de Commines. Pour autant, Commynes est moins un chroniqueur que l’inventeur du genre des mémoires de personnage historique qui connaîtra, de Montluc à de Gaulle, un succès indiscuté.
En dépit de toutes ces disparités, la chronique conserve une relative unité formelle et thématique que l’on retrouve au moins partiellement chez tous les chroniqueurs médiévaux et dans les livres de Céline. Ce genre à vocation historique se définit par la construction d’un éthos de la vérité qui fonde l’autorité du chroniqueur sur un discours testimonial. La chronique prend donc la forme d’un récit à la première personne où le chroniqueur, unique instance d’énonciation, réunit à la fois le protagoniste et le témoin de l’histoire, mais aussi le narrateur et la personne biographique de l’auteur qui signe en son nom et solennellement une œuvre dont il assume la responsabilité civile devant une collectivité mémorielle.
Des chroniqueurs que Céline a lus, tous racontent l’histoire de leur temps et le pacte de vérité qu’ils scellent avec le lecteur s’inscrit dans un rapport à l’actualité historique de leur temps. L’histoire des Croisades et des luttes intestines de la Guerre de Cent Ans qu’ils racontent, ils en possèdent une expérience vécue et mettent en avant le rôle de conseiller, de messager, de diplomate qu’ils occupaient en le présentant comme un promontoire d’observation de l’histoire de leur temps. Dès lors, la vieille formule « j’étais là, telle chose m’advint » revient fréquemment dans ces textes et fonde la prétention à la vérité du chroniqueur. C’est donc le discours testimonial sur l’histoire qui permet de distinguer la chronique non seulement des autres genres de l’historiographie médiévale mais également de la tradition érudite de l’historien qui nous est plus familière.
Céline mentionne pour la première fois le mot « chronique » dans Féerie pour une autre fois II : « … je suis insuffisant pour déluges ! faudrait du genre pictural… j’ai que du petit don de chroniqueur… ». Mais son roman Nord serait celui qui se rapproche le plus de cette définition ?
Les « romans-chroniques » de Céline présentent différentes identités génériques renvoyant à la fois à l’écriture de soi, à la fiction, et à l’écriture de l’histoire. On a proposé de qualifier ces livres de « roman autobiographique » ou d’autofiction en se fondant sur la désignation « roman » qui est réservée à la couverture et aux pages de garde et sur le nombre important d’épisodes et de personnages fictifs que comportent ce triptyque. Seulement Céline qualifie son travail et cette alliance de « chronique ». Cette marque générique est elle-même confondue avec une lignée particulière de mémorialistes et, plus largement, avec un ensemble d’auteurs ayant plus ou moins trait à l’historiographie et qui forment une lignée de victimes de l’histoire. Ces brouillages génériques, loin de limiter la réécriture des chroniques à une facétie, indiquent que l’écriture de l’histoire célinienne opère une mise en lutte de différents genres entre eux, la chronique s’imposant comme le genre référentiel car son système d’énonciation et son discours testimonial créent l’illusion d’un rapport direct à l’histoire.
Si Nord se lit tout de même comme une chronique, c’est d’abord à cause des affirmations nombreuses et explicites d’un énonciateur se présentant en chroniqueur : « … vous me direz que j’invente… pas du tout !... chroniqueur fidèle !... il fallait y être bien sûr… les circonstances ! c’est pas tout le monde… » (N, 307) L’énonciateur de Nord exhibe l’historicité de sa trajectoire personnelle à travers la guerre. À l’instar des chroniqueurs médiévaux, il campe le statut de témoin direct, énonciateur d’une « vérité » historique formulée sur le mode catégorique de l’adage « j’y étais, j’ai vu ceci, je vous le raconte tel que ça s’est passé ». Le statut de témoin qu’affirme l’énonciateur de Nord soulève de nombreux problèmes puisque, sans même évoquer la question épineuse de l’existence même de cette vérité historique, cette prétention à détenir une vérité historique joue un rôle dans la rhétorique d’autojustification de l’auteur dans l’après-guerre et que, de toute façon, les trois livres de la trilogie comporte un nombre important d’épisodes et de personnages fictifs.
De plus, les marques d’énonciation de Nord confirment une parenté générique avec la chronique. De manière continue, l’énonciateur de Nord dit « je » et ce « je » correspond à la fois au protagoniste, au narrateur, mais il se confond également avec le personnage biographique qui a vécu ce qu’il raconte. Le système d’énonciation des chroniques médiévales se substitue ainsi au personnage-narrateur qui menait jusque-là l’énonciation des romans à la première personne de Céline. La première mention du mot « chronique », que vous citez, date de Féerie II : « … je suis insuffisant pour déluges ! faudrait du genre pictural… j’ai que du petit don de chroniqueur… » (FII, 294) Elle concorde avec la mise en place d’un réseau d’énonciation qui se maintient jusqu’à Rigodon où le « je », instance narrative unique du récit, établit une concordance entre le personnage « Ferdinand »/« Ferdine »/« Louis », le narrateur, mais aussi l’auteur Céline et même le Docteur Destouches. Du moment que Céline dit faire une chronique, la mise en scène de sa « foireuse épopée » (N, 311) à travers la guerre et de sa situation personnelle dans l’après-guerre accentue le caractère autobiographique de ses écrits.
Selon vous, quelle est sa définition de la « chronique » ? Vous soulevez le fait que le Céline d'après-guerre se servirait de la légitimité, de la véracité de la chronique (l'auteur est un témoin, quelqu'un qui a participé aux évènements qu'il relate), pour écrire et faire passer une version personnelle du second conflit mondial.
Les modifications que fait subir Céline à la chronique posent plusieurs problèmes d’ordre générique et poétique, mais c’est d’abord la vocation historique du genre qui subit une transformation majeure. En effet, Nord donne une version des événements de la Seconde Guerre mondiale dont le caractère illégitime et contestataire est partout affirmé. Au contraire, les travaux de Bernard Guenée, de Gabrielle M. Spiegel ou de Laurence Mathey-Maille montrent que les chroniques médiévales s’apparentent à une version officielle des événements que le pouvoir approuve. Liés personnellement au pouvoir dans la plupart des cas, les chroniqueurs assument la fonction de mémoire officielle du royaume et écrivent une version officielle des événements.
À l’inverse, la chronique de Nord est d’abord illégitime parce qu’elle conteste la version officielle des événements de 39-45. Le contexte historique de Nord est celui de l’après-guerre. La version officielle des événements de 39-45 consiste alors en un récit magnifié de la Libération qui oblitère quatre phénomènes importants : la défaite fulgurante de juin 1940, la période de collaboration, la participation active du gouvernement de Vichy dans la déportation et l’extermination des juifs; enfin la participation moindre de la population à la Résistance, qui ne fut jamais supérieure à 5%. La victoire et son prestige patriotique reviennent alors tout entiers à la Résistance. C’est la version des événements que viennent instruire grand nombre de témoignages de résistants, au premier rang desquels les Mémoires de guerre de Charles de Gaulle, dont le 3e tome fut publié en 1959, soit l’année précédant la publication de Nord. Robert Aron achève en 1954 son Histoire de Vichy et Louis Noguères, Président de la Haute Cour pendant l’épuration, publie La Dernière étape Sigmaringen deux ans plus tard.
La chronique de Nord conteste exactement les témoignages de Louis Noguères et de Charles de Gaulle. En faisant de la défaite de 1940 l’événement-clé de la Seconde Guerre mondiale, le chroniqueur de Nord remet en cause la légitimité historique de la Résistance à se prétendre vainqueur de la guerre. Bien au contraire, Céline fait le récit des injustices de l’épuration et décrit les récompenses sociales adjugées aux Résistants dans l’après-guerre comme l’usufruit de l’opportunisme et de la trahison. Illégitime, cette chronique l’est également parce qu’elle est une représentation de la souffrance des vaincus de la guerre dans l’Allemagne en débâcle de 1944, laquelle n’avait pas sa place dans les livres d’histoire des années 1950.
La chronique de Céline déconstruit ainsi le récit magnifié de « la Libération » que le gaullisme inspire dans l’après-guerre. Elle rappelle que ce récit se construit sur l’oubli de la débâcle de 1940 et des horreurs des derniers jours de la guerre. La chronique de Céline fait donc exactement l’inverse des chroniques médiévales. Au lieu d’attester par un témoignage écrit la version officielle des événements de son temps, elle récuse l’histoire officielle de son temps et désigne la part d’oubli, d’intérêt et d’accommodement avec les faits historiques qui est à son origine.
Céline aurait la volonté de s'inscrire dans une lignée de mémorialistes disgraciés, de victimes de l'histoire, l'occasion pour lui de se réhabiliter aux yeux des lecteurs ?
L’énonciateur se présente à la fois comme un « chroniqueur aimable » (N, 644) et comme un « mémorialiste », utilisant les termes « mémoires » et « chroniques » l’un pour l’autre et le plus souvent au sens large « d’écriture de soi dans l’histoire ». La diversité des auteurs auxquels il se réfère en évoquant cette lignée de chroniqueurs-mémorialistes ajoute à la confusion. Il s’agit tout autant des chroniqueurs médiévaux comme Robert de Clari ou Villehardouin que de mémorialistes comme le Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe ou comme Saint-Simon. En outre, il rapproche arbitrairement d’autres œuvres de ces mêmes mémorialistes. Les Commentaires de Montluc, Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, mais aussi les Historiettes de Tallemant des Réaux, la correspondance de Mme de Sévigné et le Journal de Léon Bloy forment à ses yeux une lignée de mémorialistes dont l’unité n’est pas apparente. La diversité des chroniqueurs et des mémorialistes dont l’auteur revendique la filiation n’a en fait d’unité que si l’on considère qu’ils forment à ses yeux une lignée de victimes de l’histoire où Céline puise des figures d’identification.
Vous avez consacré votre mémoire de maîtrise aux relations entre Nord et les chroniques du Moyen Âge. Quels genres de textes regroupe ce terme de chronique ? Et quelles sont les références connues des lectures de Céline sur le sujet ?
À l’occasion de la parution de Nord, Céline met en avant un tournant majeur de son activité littéraire : « J’ai cessé d’être écrivain pour devenir un chroniqueur », déclare-t-il en 1959. Or la correspondance de l’écrivain indique qu’il se fit envoyer, en exil à Baden-Baden en 1944, un exemplaire des Chroniqueurs et Historiens du Moyen Âge, anthologie de la Pléiade établie par Albert Pauphilet et publiée en 1942. Deux ans plus tard, il précise dans une des Lettres de Prison avoir trois livres dans sa cellule, dont une anthologie qui ne peut être que celle des chroniqueurs. De Baden-Baden au Danemark en passant par Sigmaringen, Céline aura traversé toute la fin de la Seconde Guerre mondiale avec cette anthologie d’historiographes médiévaux en main.
Ce recours à la lignée littéraire des chroniqueurs doit d’autant plus être pris au sérieux qu’il est annoncé dès Normance, le second volume de Féerie pour une autre fois, et fait l’objet de nombreuses affirmations dans la trilogie allemande et dans les entretiens de l’après-guerre. L’ambition d’écrire une chronique à la façon des médiévaux est donc une constante de la trilogie allemande. A partir de Normance, publié en 1954, et jusqu’à sa mort, Céline n’écrira d’ailleurs plus que des chroniques.
Les chroniques auxquelles Céline fait référence dans la trilogie allemande ou dans les entretiens de l’après-guerre sont celles qu’il a lues dans l’anthologie mentionnée ci-dessus. En 1942, le médiéviste Albert Pauphilet, publiant des extraits de Robert de Clari, de Villehardouin, de Joinville, de Froissart et de Commynes, intitulait son livre Historiens et Chroniqueurs du Moyen Âge. De toutes les œuvres sélectionnées, seules peut-être les Conquête de Constantinople de Villehardouin et le livre éponyme de Robert de Clari méritent à juste titre d’être considérées comme des chroniques. La Vie de Saint Louis, ouvrage de commande rédigé par Joinville en vue de la canonisation de Louis IX, relèverait davantage du genre des vitæ ou de l’hagiographie si Joinville ne se canonisait pas lui-même en même temps qu’il canonise Louis IX, donnant ainsi à son œuvre les traits d’une autobiographie déguisée. Quant à Froissart, il est passé à la postérité pour ses Chroniques. Pourtant, celles-ci comportent une part de fiction, de poésie, de romanesque qui font de l’histoire du XIIIe siècle un vaste roman de chevalerie plutôt qu’une chronique. Enfin, ce que nous appelons les Mémoires de Philippe de Commynes paraît en 1524 sous le titre Cronique et histoire faite et composée par feu messire Philippe de Commines. Pour autant, Commynes est moins un chroniqueur que l’inventeur du genre des mémoires de personnage historique qui connaîtra, de Montluc à de Gaulle, un succès indiscuté.
En dépit de toutes ces disparités, la chronique conserve une relative unité formelle et thématique que l’on retrouve au moins partiellement chez tous les chroniqueurs médiévaux et dans les livres de Céline. Ce genre à vocation historique se définit par la construction d’un éthos de la vérité qui fonde l’autorité du chroniqueur sur un discours testimonial. La chronique prend donc la forme d’un récit à la première personne où le chroniqueur, unique instance d’énonciation, réunit à la fois le protagoniste et le témoin de l’histoire, mais aussi le narrateur et la personne biographique de l’auteur qui signe en son nom et solennellement une œuvre dont il assume la responsabilité civile devant une collectivité mémorielle.
Des chroniqueurs que Céline a lus, tous racontent l’histoire de leur temps et le pacte de vérité qu’ils scellent avec le lecteur s’inscrit dans un rapport à l’actualité historique de leur temps. L’histoire des Croisades et des luttes intestines de la Guerre de Cent Ans qu’ils racontent, ils en possèdent une expérience vécue et mettent en avant le rôle de conseiller, de messager, de diplomate qu’ils occupaient en le présentant comme un promontoire d’observation de l’histoire de leur temps. Dès lors, la vieille formule « j’étais là, telle chose m’advint » revient fréquemment dans ces textes et fonde la prétention à la vérité du chroniqueur. C’est donc le discours testimonial sur l’histoire qui permet de distinguer la chronique non seulement des autres genres de l’historiographie médiévale mais également de la tradition érudite de l’historien qui nous est plus familière.
Céline mentionne pour la première fois le mot « chronique » dans Féerie pour une autre fois II : « … je suis insuffisant pour déluges ! faudrait du genre pictural… j’ai que du petit don de chroniqueur… ». Mais son roman Nord serait celui qui se rapproche le plus de cette définition ?
Les « romans-chroniques » de Céline présentent différentes identités génériques renvoyant à la fois à l’écriture de soi, à la fiction, et à l’écriture de l’histoire. On a proposé de qualifier ces livres de « roman autobiographique » ou d’autofiction en se fondant sur la désignation « roman » qui est réservée à la couverture et aux pages de garde et sur le nombre important d’épisodes et de personnages fictifs que comportent ce triptyque. Seulement Céline qualifie son travail et cette alliance de « chronique ». Cette marque générique est elle-même confondue avec une lignée particulière de mémorialistes et, plus largement, avec un ensemble d’auteurs ayant plus ou moins trait à l’historiographie et qui forment une lignée de victimes de l’histoire. Ces brouillages génériques, loin de limiter la réécriture des chroniques à une facétie, indiquent que l’écriture de l’histoire célinienne opère une mise en lutte de différents genres entre eux, la chronique s’imposant comme le genre référentiel car son système d’énonciation et son discours testimonial créent l’illusion d’un rapport direct à l’histoire.
Si Nord se lit tout de même comme une chronique, c’est d’abord à cause des affirmations nombreuses et explicites d’un énonciateur se présentant en chroniqueur : « … vous me direz que j’invente… pas du tout !... chroniqueur fidèle !... il fallait y être bien sûr… les circonstances ! c’est pas tout le monde… » (N, 307) L’énonciateur de Nord exhibe l’historicité de sa trajectoire personnelle à travers la guerre. À l’instar des chroniqueurs médiévaux, il campe le statut de témoin direct, énonciateur d’une « vérité » historique formulée sur le mode catégorique de l’adage « j’y étais, j’ai vu ceci, je vous le raconte tel que ça s’est passé ». Le statut de témoin qu’affirme l’énonciateur de Nord soulève de nombreux problèmes puisque, sans même évoquer la question épineuse de l’existence même de cette vérité historique, cette prétention à détenir une vérité historique joue un rôle dans la rhétorique d’autojustification de l’auteur dans l’après-guerre et que, de toute façon, les trois livres de la trilogie comporte un nombre important d’épisodes et de personnages fictifs.
De plus, les marques d’énonciation de Nord confirment une parenté générique avec la chronique. De manière continue, l’énonciateur de Nord dit « je » et ce « je » correspond à la fois au protagoniste, au narrateur, mais il se confond également avec le personnage biographique qui a vécu ce qu’il raconte. Le système d’énonciation des chroniques médiévales se substitue ainsi au personnage-narrateur qui menait jusque-là l’énonciation des romans à la première personne de Céline. La première mention du mot « chronique », que vous citez, date de Féerie II : « … je suis insuffisant pour déluges ! faudrait du genre pictural… j’ai que du petit don de chroniqueur… » (FII, 294) Elle concorde avec la mise en place d’un réseau d’énonciation qui se maintient jusqu’à Rigodon où le « je », instance narrative unique du récit, établit une concordance entre le personnage « Ferdinand »/« Ferdine »/« Louis », le narrateur, mais aussi l’auteur Céline et même le Docteur Destouches. Du moment que Céline dit faire une chronique, la mise en scène de sa « foireuse épopée » (N, 311) à travers la guerre et de sa situation personnelle dans l’après-guerre accentue le caractère autobiographique de ses écrits.
Selon vous, quelle est sa définition de la « chronique » ? Vous soulevez le fait que le Céline d'après-guerre se servirait de la légitimité, de la véracité de la chronique (l'auteur est un témoin, quelqu'un qui a participé aux évènements qu'il relate), pour écrire et faire passer une version personnelle du second conflit mondial.
Les modifications que fait subir Céline à la chronique posent plusieurs problèmes d’ordre générique et poétique, mais c’est d’abord la vocation historique du genre qui subit une transformation majeure. En effet, Nord donne une version des événements de la Seconde Guerre mondiale dont le caractère illégitime et contestataire est partout affirmé. Au contraire, les travaux de Bernard Guenée, de Gabrielle M. Spiegel ou de Laurence Mathey-Maille montrent que les chroniques médiévales s’apparentent à une version officielle des événements que le pouvoir approuve. Liés personnellement au pouvoir dans la plupart des cas, les chroniqueurs assument la fonction de mémoire officielle du royaume et écrivent une version officielle des événements.
À l’inverse, la chronique de Nord est d’abord illégitime parce qu’elle conteste la version officielle des événements de 39-45. Le contexte historique de Nord est celui de l’après-guerre. La version officielle des événements de 39-45 consiste alors en un récit magnifié de la Libération qui oblitère quatre phénomènes importants : la défaite fulgurante de juin 1940, la période de collaboration, la participation active du gouvernement de Vichy dans la déportation et l’extermination des juifs; enfin la participation moindre de la population à la Résistance, qui ne fut jamais supérieure à 5%. La victoire et son prestige patriotique reviennent alors tout entiers à la Résistance. C’est la version des événements que viennent instruire grand nombre de témoignages de résistants, au premier rang desquels les Mémoires de guerre de Charles de Gaulle, dont le 3e tome fut publié en 1959, soit l’année précédant la publication de Nord. Robert Aron achève en 1954 son Histoire de Vichy et Louis Noguères, Président de la Haute Cour pendant l’épuration, publie La Dernière étape Sigmaringen deux ans plus tard.
La chronique de Nord conteste exactement les témoignages de Louis Noguères et de Charles de Gaulle. En faisant de la défaite de 1940 l’événement-clé de la Seconde Guerre mondiale, le chroniqueur de Nord remet en cause la légitimité historique de la Résistance à se prétendre vainqueur de la guerre. Bien au contraire, Céline fait le récit des injustices de l’épuration et décrit les récompenses sociales adjugées aux Résistants dans l’après-guerre comme l’usufruit de l’opportunisme et de la trahison. Illégitime, cette chronique l’est également parce qu’elle est une représentation de la souffrance des vaincus de la guerre dans l’Allemagne en débâcle de 1944, laquelle n’avait pas sa place dans les livres d’histoire des années 1950.
La chronique de Céline déconstruit ainsi le récit magnifié de « la Libération » que le gaullisme inspire dans l’après-guerre. Elle rappelle que ce récit se construit sur l’oubli de la débâcle de 1940 et des horreurs des derniers jours de la guerre. La chronique de Céline fait donc exactement l’inverse des chroniques médiévales. Au lieu d’attester par un témoignage écrit la version officielle des événements de son temps, elle récuse l’histoire officielle de son temps et désigne la part d’oubli, d’intérêt et d’accommodement avec les faits historiques qui est à son origine.
Commynes par E. Lequesne, 1853 (Musée du Louvre) |
L’énonciateur se présente à la fois comme un « chroniqueur aimable » (N, 644) et comme un « mémorialiste », utilisant les termes « mémoires » et « chroniques » l’un pour l’autre et le plus souvent au sens large « d’écriture de soi dans l’histoire ». La diversité des auteurs auxquels il se réfère en évoquant cette lignée de chroniqueurs-mémorialistes ajoute à la confusion. Il s’agit tout autant des chroniqueurs médiévaux comme Robert de Clari ou Villehardouin que de mémorialistes comme le Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe ou comme Saint-Simon. En outre, il rapproche arbitrairement d’autres œuvres de ces mêmes mémorialistes. Les Commentaires de Montluc, Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, mais aussi les Historiettes de Tallemant des Réaux, la correspondance de Mme de Sévigné et le Journal de Léon Bloy forment à ses yeux une lignée de mémorialistes dont l’unité n’est pas apparente. La diversité des chroniqueurs et des mémorialistes dont l’auteur revendique la filiation n’a en fait d’unité que si l’on considère qu’ils forment à ses yeux une lignée de victimes de l’histoire où Céline puise des figures d’identification.
Cette lignée regroupe des seigneurs dont la disgrâce les amène à expliquer et à justifier leurs actions. Le succès du texte pionnier de Commynes, qui figure dans l’anthologie que Céline a lue, conféra à cette figure du noble disgrâcié qui entend se rendre justice par l’écriture le statut d’un modèle. Commynes fonde en effet une lignée durable de mémorialistes qui ont tous en commun de faire de la disgrâce une scène énonciative préférentielle à partir de laquelle s’engendre le discours sur l’histoire. C’est dans cette lignée que s’inscrivent les Mémoires de La Rochefoucauld et de Retz, puis ceux de Saint-Simon et bien sûr les Mémoires d’Outre-Tombe de Chateaubriand. Tous ces auteurs veulent immortaliser leur action ou redorer un blason envers lesquels l’Histoire, estiment-ils, s’est montrée injuste.
Pour autant qu’il s’identifie à ces figures de victimes historiques, il me semble que Céline ne réécrit pas ce genre des mémoires de nobles disgrâciés. Le genre des mémoires – celles de Charles De Gaulle en sont un exemple édifiant – décrit une histoire faite par les grands hommes dont le cours se joue dans des événements majeurs qui obéissent à une logique que l’on ne perçoit qu’avec un peu de distance. La chronique de Céline raconte une histoire sans sens ni logique; c’est une histoire où tout est brouillé et chaotique, dont le sens n’est pas plus apparent avec le temps et où ceux qui croient agir en faisant l’histoire sont des histrions bercés d’illusions de grandeur.
Mais les chroniqueurs utilisent aussi largement la légende. Céline construirait donc ses derniers romans, en utilisant le modèle des chroniques, en y mêlant fabula et historia, faits imaginés et faits réels. Vous parlez d'épuisement du roman par l'histoire. Pourriez-vous expliciter cette idée ?
Comme l’indique son sous-titre, Nord reste un « roman ». Mais c’est par référence à la part d’affabulation des chroniques médiévales qu’il affirme cette caractéristique générique – sur ce point, je revois à l’article de Kirk Anderson mentionné en bibliographie. Ce n’est pas la moindre des surprises de ce livre que de présenter, au beau milieu de la catastrophe de la fin de la guerre, autant de personnages de nobles, d’usages propres à l’aristocratie et d’idéaux féodaux. À Zornhof, Céline et les siens sont les hôtes des von Leiden, famille de noblesse prussienne proche des Hollenzollern qui possède manoir, châteaux, terres et manants dans le Haut Brandebourg. Cet univers reconfigure un semblant de société féodale à la dérive au beau milieu de la Seconde Guerre mondiale. Dans une œuvre qui se présente comme une chronique, cet univers de nobles ne peut manquer de rappeler les figures historiques dont Froissart a conté les prouesses.
L’écriture célinienne de l’histoire pratique un entrelacement de l’historia et de la fabula que l’on retrouve sans peine dans les inclusions fictionnelles que comportent les Chroniques de Froissart. La légende et le merveilleux chrétien de l’histoire providentialiste que racontait le chanoine de Valenciennes, Céline se les réapproprie pour donner le spectacle d’une Apocalypse advenue sans justice divine. Du registre épique ne reste plus que les effets rythmiques, qui chantent cette fois une histoire privée de héros qui sombre dans un chaos violent et irrationnel. Des amorces courtoises et du chevaleresque de la noblesse des cours d’Europe ne restent plus qu’un tableau satirique des bassesses des grands de ce monde. C’est la ruine de ces fables, évidées de leur fonction laudative et sujettes à différentes formes de parodie, qui représente chez Céline « une certaine idée » du roman français et de la culture que la guerre a emportées avec elle.
En ce sens, la réécriture des chroniques médiévales dans Nord est d’abord une création de romancier qui procède à un épuisement du roman par l’histoire. Cette indéniable nostalgie pour des modes anciens de fiction n’a pourtant rien d’anachronique car elle résonne avec le contexte de crise de la fiction dans l’après-guerre qu’évoque Henri Godard. Pour Céline comme pour d’autres écrivains, la guerre a disqualifié le roman, l’invention de personnages et d’univers fictifs étant jugée indécente ou impuissante à la lumière des événements tragiques qui venaient de se produire. Si Céline réécrit les fables désuètes de Froissart, c’est qu’il trouve chez les chroniqueurs une écriture de l’histoire dont l’actualisation répond autant à l’urgence de témoigner du désastre qu’à la nécessité de trouver de nouvelles formes d’invention littéraire plus aptes à raconter une guerre dont le chaos dépasse de loin la fiction elle-même.
Pourquoi selon vous Céline se rattache à une tradition si lointaine ? A un genre quelque peu désuet et oublié ? On trouve aussi des références aux historiettes, comédie-ballet et chanson de geste...
J’aimerais, en guise de réponse, citer le passage de Nord où Céline et les siens sont sur le point d’aller pique-niquer aux côtés d’Isis von Leiden :
Pour autant qu’il s’identifie à ces figures de victimes historiques, il me semble que Céline ne réécrit pas ce genre des mémoires de nobles disgrâciés. Le genre des mémoires – celles de Charles De Gaulle en sont un exemple édifiant – décrit une histoire faite par les grands hommes dont le cours se joue dans des événements majeurs qui obéissent à une logique que l’on ne perçoit qu’avec un peu de distance. La chronique de Céline raconte une histoire sans sens ni logique; c’est une histoire où tout est brouillé et chaotique, dont le sens n’est pas plus apparent avec le temps et où ceux qui croient agir en faisant l’histoire sont des histrions bercés d’illusions de grandeur.
Mais les chroniqueurs utilisent aussi largement la légende. Céline construirait donc ses derniers romans, en utilisant le modèle des chroniques, en y mêlant fabula et historia, faits imaginés et faits réels. Vous parlez d'épuisement du roman par l'histoire. Pourriez-vous expliciter cette idée ?
Comme l’indique son sous-titre, Nord reste un « roman ». Mais c’est par référence à la part d’affabulation des chroniques médiévales qu’il affirme cette caractéristique générique – sur ce point, je revois à l’article de Kirk Anderson mentionné en bibliographie. Ce n’est pas la moindre des surprises de ce livre que de présenter, au beau milieu de la catastrophe de la fin de la guerre, autant de personnages de nobles, d’usages propres à l’aristocratie et d’idéaux féodaux. À Zornhof, Céline et les siens sont les hôtes des von Leiden, famille de noblesse prussienne proche des Hollenzollern qui possède manoir, châteaux, terres et manants dans le Haut Brandebourg. Cet univers reconfigure un semblant de société féodale à la dérive au beau milieu de la Seconde Guerre mondiale. Dans une œuvre qui se présente comme une chronique, cet univers de nobles ne peut manquer de rappeler les figures historiques dont Froissart a conté les prouesses.
L’écriture célinienne de l’histoire pratique un entrelacement de l’historia et de la fabula que l’on retrouve sans peine dans les inclusions fictionnelles que comportent les Chroniques de Froissart. La légende et le merveilleux chrétien de l’histoire providentialiste que racontait le chanoine de Valenciennes, Céline se les réapproprie pour donner le spectacle d’une Apocalypse advenue sans justice divine. Du registre épique ne reste plus que les effets rythmiques, qui chantent cette fois une histoire privée de héros qui sombre dans un chaos violent et irrationnel. Des amorces courtoises et du chevaleresque de la noblesse des cours d’Europe ne restent plus qu’un tableau satirique des bassesses des grands de ce monde. C’est la ruine de ces fables, évidées de leur fonction laudative et sujettes à différentes formes de parodie, qui représente chez Céline « une certaine idée » du roman français et de la culture que la guerre a emportées avec elle.
En ce sens, la réécriture des chroniques médiévales dans Nord est d’abord une création de romancier qui procède à un épuisement du roman par l’histoire. Cette indéniable nostalgie pour des modes anciens de fiction n’a pourtant rien d’anachronique car elle résonne avec le contexte de crise de la fiction dans l’après-guerre qu’évoque Henri Godard. Pour Céline comme pour d’autres écrivains, la guerre a disqualifié le roman, l’invention de personnages et d’univers fictifs étant jugée indécente ou impuissante à la lumière des événements tragiques qui venaient de se produire. Si Céline réécrit les fables désuètes de Froissart, c’est qu’il trouve chez les chroniqueurs une écriture de l’histoire dont l’actualisation répond autant à l’urgence de témoigner du désastre qu’à la nécessité de trouver de nouvelles formes d’invention littéraire plus aptes à raconter une guerre dont le chaos dépasse de loin la fiction elle-même.
Pourquoi selon vous Céline se rattache à une tradition si lointaine ? A un genre quelque peu désuet et oublié ? On trouve aussi des références aux historiettes, comédie-ballet et chanson de geste...
J’aimerais, en guise de réponse, citer le passage de Nord où Céline et les siens sont sur le point d’aller pique-niquer aux côtés d’Isis von Leiden :
« Il paraît qu’il est tout à fait démodé d’écrire “qu’à dix heures le char à bancs des comtesses était avancé...” eh bougre ! qu’y puis-je si je me démode ?... ce qui fut fut !... et nous-mêmes Lili, La Vigue, moi, Bébert, absolument démodés, prêts à l’heure !... » (N, 548)
Céline passe outre la prescription de Valéry, lequel se refuse à commencer un roman par « La Marquise sortit à cinq heures ». L’adverbe choisi par Céline fait allusion au vœu rimbaldien d’être « absolument moderne » dans la « lettre du Voyant ». Se dire « absolument démodé », c’est refuser une conception de la création littéraire et de la valeur esthétique d’une œuvre pétrie par les impératifs de la modernité. La critique de la modernité qui est celle de Céline a été largement commentée par Suzanne Lafont à partir des Compagnonnages littéraires de l’auteur. Alors que les avant-gardes du XXe siècle portent l’innovation au sommet des valeurs légitimes en art, la réécriture des chroniques médiévales que fait Céline est un réinvestissement d’un genre désuet qui suppose, sinon une posture d'héritier, du moins un rapport particulier à la tradition et à l'histoire littéraire. La révolution esthétique du roman célinien doit donc être pensée en dehors des idées de rupture et d’œuvre engendrée ex nihilo qui fondent une conception moderne de la production artistique.
Michäel Ferrier, dans l'entretien qu'il nous a accordé en octobre dernier, affirme que « pour Céline, et pour un nombre non négligeable de ses contemporains, la musique n'est pas une langue universelle. Au contraire, elle chante mieux que tous les autres arts la spécificité de la patrie. » Avec ses références à la Chanson de Roland notamment, Céline tenterait de se rattacher à une lignée typiquement française, à une certaine « Francité » ?
Le dialogue conflictuel et durable que l’œuvre de Céline entretient avec certaines œuvres du patrimoine littéraire national dépasse largement la stratégie de relégitimation littéraire qui est celle de l’auteur dans l’après-guerre. Peu d’œuvres cherchent comme celle de Céline à trouver une place dans le panthéon national des artistes de la francité. Qu’il s’agisse de la Chanson de Roland dans Féerie, de L’Impromtu de Versailles de Molière dans Rigodon ou des chroniques médiévales dans Nord, les relations intertextuelles de l’œuvre de Céline tissent des liens profonds avec le panthéon littéraire national qui, après la défaite de 1870, fut l’instrument d’un renouveau nationaliste.
En ce qui concerne les chroniques médiévales, elles forment un genre considéré comme « spécifiquement français » parce qu’elles sont liées dès leur origine à l’avènement de l’idée de nation en France et forment l’histoire officielle de la collectivité mémorielle à laquelle elles s’adressent. C’est cette lignée de la francité qui réactivée à la fin du XIXe siècle, moment où les historiens redécouvrent le Moyen Âge et posent les bases d’une imagerie scolaire où Froissart est omniprésent (1). Au XXe siècle, cette relation entre chroniques et francité est d’autant plus forte que le genre forme désormais une lignée du « génie français » avec l’autre genre médiéval qui trône dans ce panthéon littéraire national, la chanson de geste. Les Légendes épiques de Joseph Bédier, fortement marquées par l’idéologie d’avant-guerre, firent du genre épique une « preuve de génie national » qui traduit le sentiment nationaliste d’une France antigermaniste et profondément enracinée dans son terreau médiéval.
Pour autant, ce recours aux genres désuets et le lien très fort à la tradition littéraire qui caractérise l’œuvre de Céline ne peut être assimilé au folklore qui enthousiasme tant les écrivains d’extrême-droite dans les années 1930. L’idée d’un art typiquement français ne surgit dans l’œuvre de Céline qu’à partir des pamphlets. De manière générale, les soubassements idéologiques liés à ce folklore ont, chez Céline, tout de la cause perdue. Il s’agit de genres désuets et de traditions littéraires tombées dans l’oubli, de figures de l’histoire littéraire qui ont été oblitérées par la mémoire collective. La figure de dernier héritier de filiations traditionnelles perdues ne devient d’ailleurs prépondérante que dans les œuvres de l’après-guerre, où l’expérience de l’exil a ravivé ce sentiment d’appartenance nationale : « l’enchantement de Paris, à la démence, est pas tellement dans les chansons... effets d’ombres projetées de becs de gaz, rengaines à l’alcool, qu’au coeur des vieillards exilés, désespérés, au loin… la force des choses... » (N, 542), avoue le chroniqueur. D’une certaine manière, la lignée de la francité dans laquelle Céline se place a depuis toujours été oubliée des français. En ce sens, le caractère déceptif du rapport à la tradition célinien le distingue des stratégies de récupération de lignées traditionnelles de l’histoire littéraire par les écrivains d’extrême droite au XXe siècle.
Michäel Ferrier, dans l'entretien qu'il nous a accordé en octobre dernier, affirme que « pour Céline, et pour un nombre non négligeable de ses contemporains, la musique n'est pas une langue universelle. Au contraire, elle chante mieux que tous les autres arts la spécificité de la patrie. » Avec ses références à la Chanson de Roland notamment, Céline tenterait de se rattacher à une lignée typiquement française, à une certaine « Francité » ?
Le dialogue conflictuel et durable que l’œuvre de Céline entretient avec certaines œuvres du patrimoine littéraire national dépasse largement la stratégie de relégitimation littéraire qui est celle de l’auteur dans l’après-guerre. Peu d’œuvres cherchent comme celle de Céline à trouver une place dans le panthéon national des artistes de la francité. Qu’il s’agisse de la Chanson de Roland dans Féerie, de L’Impromtu de Versailles de Molière dans Rigodon ou des chroniques médiévales dans Nord, les relations intertextuelles de l’œuvre de Céline tissent des liens profonds avec le panthéon littéraire national qui, après la défaite de 1870, fut l’instrument d’un renouveau nationaliste.
En ce qui concerne les chroniques médiévales, elles forment un genre considéré comme « spécifiquement français » parce qu’elles sont liées dès leur origine à l’avènement de l’idée de nation en France et forment l’histoire officielle de la collectivité mémorielle à laquelle elles s’adressent. C’est cette lignée de la francité qui réactivée à la fin du XIXe siècle, moment où les historiens redécouvrent le Moyen Âge et posent les bases d’une imagerie scolaire où Froissart est omniprésent (1). Au XXe siècle, cette relation entre chroniques et francité est d’autant plus forte que le genre forme désormais une lignée du « génie français » avec l’autre genre médiéval qui trône dans ce panthéon littéraire national, la chanson de geste. Les Légendes épiques de Joseph Bédier, fortement marquées par l’idéologie d’avant-guerre, firent du genre épique une « preuve de génie national » qui traduit le sentiment nationaliste d’une France antigermaniste et profondément enracinée dans son terreau médiéval.
Pour autant, ce recours aux genres désuets et le lien très fort à la tradition littéraire qui caractérise l’œuvre de Céline ne peut être assimilé au folklore qui enthousiasme tant les écrivains d’extrême-droite dans les années 1930. L’idée d’un art typiquement français ne surgit dans l’œuvre de Céline qu’à partir des pamphlets. De manière générale, les soubassements idéologiques liés à ce folklore ont, chez Céline, tout de la cause perdue. Il s’agit de genres désuets et de traditions littéraires tombées dans l’oubli, de figures de l’histoire littéraire qui ont été oblitérées par la mémoire collective. La figure de dernier héritier de filiations traditionnelles perdues ne devient d’ailleurs prépondérante que dans les œuvres de l’après-guerre, où l’expérience de l’exil a ravivé ce sentiment d’appartenance nationale : « l’enchantement de Paris, à la démence, est pas tellement dans les chansons... effets d’ombres projetées de becs de gaz, rengaines à l’alcool, qu’au coeur des vieillards exilés, désespérés, au loin… la force des choses... » (N, 542), avoue le chroniqueur. D’une certaine manière, la lignée de la francité dans laquelle Céline se place a depuis toujours été oubliée des français. En ce sens, le caractère déceptif du rapport à la tradition célinien le distingue des stratégies de récupération de lignées traditionnelles de l’histoire littéraire par les écrivains d’extrême droite au XXe siècle.
Ces lectures du Moyen Âge ont-elles pu influencer son écriture, son style ?
Un grand nombre des traits stylistiques propres à l’art de la chronique se retrouvent dans l’écriture romanesque de la trilogie allemande. Un premier groupe de faits de langue compose ce que l’on peut appeler une écriture de l’histoire par l’anecdotique. La trilogie allemande foisonne de micro-événements et multiplie ce que Froissart appelait les « incidences ». La prolifération de détails donne au passé un relief quasi-halluciné et utilise tous les recours de la fiction pour mettre en scène l’histoire à partir d’éléments pittoresques et secondaires, lesquels acquièrent une valeur d’édification dans les commentaires sur l’histoire que fait l’énonciateur.
Le second aspect stylistique important consiste en une poétique de la mémoire. L’hétérochronie de la trilogie superpose en permanence des époques distinctes; l’écriture fait libre usage des répétitions, des digressions, des affabulations et des incomplétudes propres à la logique de la remémoration.
Le dernier élément central de cette poétique est son esthétisation de la guerre. Céline mêle les registres et les genres, passe du tragique au bouffon, de la pastorale au drame shakespearien, etc. Le barde de Meudon compose même ses chroniques comme des opéras-bouffe où la musique, la danse et le théâtre se réunissent en une synthèse des arts.
En septembre 2012, les éditions Huit ont fait paraître les Écrits polémiques. A cette occasion, vous vous êtes prononcé favorablement à « cette édition scientifiquement viable », qui permettrait « d'enlever le coefficient d'interdit » des pamphlets. Pensez-vous que cette démarche permettra de donner aux lecteurs une vision nouvelle de ces textes si particuliers ?
S’il est un conte qui a la vie dure, c’est bien celui de la censure des pamphlets de Céline. Aucune instance légale n’a jamais interdit les écrits idéologiques de l’auteur. Leur interdiction émane en fait de Lucette Destouches, veuve de l'écrivain, qui s'oppose à toute réédition, tenant à respecter la volonté de Céline qui ne voulait pas que ces textes fussent republiés après 1945. Sur le plan juridique, elle exerce là un droit dont on ne pourrait sérieusement mettre en doute la légitimité. Sur le plan moral, sa fidélité à la volonté de l’écrivain et à sa mémoire sont louables.
Seulement les pamphlets sont sur internet depuis longtemps. Les écrits pamphlétaires de Céline circulent sur la toile sans nulle précaution ni contextualisation. Tels quels, ces textes constituent un produit culturel anodin. Le livre publié aux éditions Huit comporte une introduction et un appareil critique établis par l’un des spécialistes des pamphlets de Céline. Pour la première fois, le lecteur dispose donc d’une édition scientifiquement viable qui les dérobe à la banalisation culturelle dans laquelle ils se trouvaient.
Pour terminer, j'aimerais évoquer votre thèse, actuellement en préparation. Pourriez-vous la présenter à nos lecteurs ? Quels seront les thèmes abordés ?
Entreprise sous la codirection de Suzanne Lafont (Université Paul Valéry) et Pierre Popovic (Université de Montréal), ma thèse porte sur « l’altérité formelle du paradigme du passé dans la trilogie allemande de L.-F. Céline ». Le projet qui donne son unité à l’œuvre de Céline est de raconter, telle qu’un individu l’a vécue, l’histoire de ce qu’Eric Hobsbawm nomme le « court XXe siècle ». Or ce projet a recours dans les deux tomes de Féerie pour une autre fois et dans la trilogie allemande à toute une série d'éléments (genres, intertextes, marques linguistiques, discours, allusions historiques et culturelles) qui relèvent d'un paradigme du passé et que l'écriture de Céline désigne comme étrangers lors même qu'elle les déconstruit et les reconfigure. Ce paradigme du passé est notre objet de recherche; nous nous proposons de dresser le catalogue des différentes formes-sens élaborées par l’auteur à partir de ces reprises et d’étudier la façon dont elles sont en interaction dynamique avec l’imaginaire social de la première moitié du XXe siècle.
L’exploration de ce paradigme du passé privilégie cinq thèmes de recherche. 1) Un grand nombre de genres désuets, comme les chroniques médiévales mais aussi la pastorale, la féerie ou les comédie-ballets, font l’objet d’une réécriture. 2) La diversité et la complexité des références à certains textes-sources précis exige également une analyse de type intertextuel. C’est le cas de la Chanson de Roland dans Féerie mais aussi de la réécriture de L’Impromtu de Versailles dans Rigodon, explicitement dédié à Molière. 3) Nous dressons une typologie des marques linguistiques du paradigme du passé (archaïsmes, lexique désuet, jeux polysémiques avec des sens anciens d’un mot, etc.) 4) Nous analyserons le substrat idéologique composite dans lequel l’auteur fond et cristallise des valeurs, des récits, des argumentations du passé. 5) Une attention particulière sera accordée à la galerie des personnages (inventeur comtien, anciens chefs militaires, etc.) et aux lieux (jardins français, odonymes) qui supposent un rapport à la tradition et au patrimoine littéraire.
Les travaux théoriques que suppose cette question de la saisie littéraire du passé chez Céline renvoient à la fois à des notions comme celle de mémoire collective; de transmission du passé et de la dimension éthique de celui-ci mais aussi à des questions plus formelles comme la fonction de la fiction à être un espace mémoriel et le rapport oral/écrit dans lequel se joue la saisie littéraire du passé chez Céline. Loin d’aborder l’ensemble de ces questions, nous cherchons en priorité à définir ce que désigne, au juste, la notion de « paradigme du passé » et à analyser la dynamique double de continuité et de discontinuité que suppose l’altérité formelle de ce paradigme.
Parler de paradigme du passé suppose justement que ce passé soit paradigmatique, qu’il constitue, sinon une herméneutique ou un modèle d’interprétation du présent, du moins le fonds de signifiance sur lequel l’histoire moderne se comprend et s’écrit. Par rapport à la notion de mémoire collective, ce paradigme du passé est une altérité formelle et une forme altérée : ce sont les restes d’une mémoire culturelle dont la réécriture forme une tentative conflictuelle et déceptive de renouer avec une forme littéraire de continuité historique et culturelle.
Seulement ces formes-sens du passé déterminent profondément le rapport à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et à l’actualité de l’après-guerre dans l’œuvre de Céline. Les figures et les œuvres empruntées à un environnement culturel ancien forment chez Céline la médiatisation célinienne du rapport à l’histoire moderne. Ce qui frappe dans la réécriture de genres désuets ou dans les allusions historiques à la chute de l’empire romain, c’est que leur décalage anachronique crée des séquences signifiantes sorties de « leur » temps, douées du même coup de la capacité d’assurer le saut ou la connexion d’une ligne de temporalité à une autre. Les chroniques de la trilogie allemande sont ainsi marquées par une hétérochronie complexe qui superpose au récit principal de la débâcle de l’Allemagne en 1944-45 l’actualité des années 1950, le traumatisme de la Grande Guerre, les souvenirs de la Belle Époque ou de l’Affaire Dreyfus, l’histoire des guerres coloniales allemandes et françaises, voire l’évocation de temps anciens, mythiques. Ces télescopages temporels prennent la forme d’une énonciation qui obéit à la logique de la remémoration libre et multiplie les décalages, les digressions, les répétitions. Ils constituent surtout des erreurs d’aiguillages qui définissent des relations temporelles inédites où s’inventent des dispositifs d’exploration de l’histoire inédits. C’est par ces sauts et ces connexions qu’existe chez Céline un pouvoir d’écrire encore l’histoire avec les moyens de la littérature, notamment parce que celle-ci a vocation à faire entendre des figures, des épisodes, des solutions délaissées ou oubliées par l’histoire.
Propos recueillis par Matthias GADRET
Le Petit Célinien, 11 février 2013.
> Télécharger cet entretien (pdf, 12 pages)
> Bibliographie
> Bibliographie de B. WESLEY
> Nord de Louis-Ferdinand Céline : une réécriture des chroniques médiévales
(Mémoire de maîtrise, Université de Montréal, 2010, [pdf, 169 pages])
Notes
1 - « Ils retravaillent les images de ce qui constitue notre mythologie historique, avec ses dieux et ses démons, adorés ou conspués, ses scènes héroïques qui forment un trait d’union national, et comme un fonds commun de mémoire ». Sur la place de Froissart dans l’école de la IIIe République, voir Nicole Chareyron, « L’influence de Froissart dans l’historiographie… », dans Michel Zink et Odile Bombarde (dir.), Froissart dans sa forge. Actes du colloque réuni à Paris du 4 au 6 novembre 2004, Paris, Académie des inscriptions et Belles-Lettres/Collège de France, 2006, p. 75.
Tres interessant, merci beaucoup pour cette bonne interview. Je veux juste attirer votre attention sur le fait que le mot "Memoires" est toujours, lorsqu'on parle du genre litteraire, masculin pluriel (a un moment vous dites "Le genre des mémoires – celles de Charles De Gaulle").
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