« Pourquoi les écrivains (les grands) disent-ils mieux le monde que les anthropologues patentés ? » C'est à cette question que tentent de répondre dans Terrains d'écrivains, littérature et ethnographie (Anacharsis, 2012) douze spécialistes de l'enquête en sciences sociales. Céline n'a pas été oublié, un chapitre lui est consacré. Nous reproduisons ci-dessous l'article paru a l'occasion de cette parution dans le 29è numéro de La Revue (février 2013).
A. Bensa & F. Pouillon, Terrains d'écrivains, Ed. Anacharsis, 2012.
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L'idée de ce livre est née le jour où un de ses collègues ethnologues, africaniste éminent, dit à François Pouillon qu'au fond, ce qu'il avait lu de mieux, de plus juste, de plus pertinent sur l'Afrique se trouvait quelque part dans le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline.
Est-il donc possible
qu'un écrivain en dise plus dans un roman sur un peuple, une
culture, une civilisation qu'un ethnologue professionnel après des
années d'observation méthodique ? Autrement dit : était-il
possible que les écrivains, déjà avantagés par la qualité de leur
écriture, soient, par-dessus le marché, de meilleurs enquêteurs
que les ethnologues eux-mêmes ?
Pour tenter de répondre
à cette épineuse, voire scandaleuse question, François Pouillon
s'est associé à l'un de ses excellents collègues de l'École
des hautes études en sciences sociales (EHESS), Alban Bensa. À eux
deux, ils ont, avec un certain culot, un certain courage, interrogé
une douzaine d'anthropologues de leur espèce, demandant à chacun
quel écrivain ou quel texte littéraire avait impressionné en eux
le chercheur, le spécialiste, l'ethnolographe. Clémentine Gutron
choisit Flaubert ; Dominique Casajus cita Nerval ; Corinne
Cauvin-Verner prit l'exemple de Montherlant (etc.) tandis que Bensa
et Pouillon se réservèrent respectivement Rimbaud et Lamartine.
Quelle
revanche pour les écrivains de se voir ainsi reconnus par des hommes
de science ! Car là est bien le clivage : l'ethnologie est une
science alors que la littérature est un art. Quelques ethnologues
ont tenté de faire de la science avec art, certains se sont pris
pour des écrivains (la fameuse collection Terre Humaine, a même été
créée pour eux par Jean Malaurie), alors qu'aucun écrivain digne
de ce nom n'a jamais songé à se prendre pour un ethnologue.
C'est
en cela que la problématique posée par bensa et Pouillon a quelque
chose d'impertinent, de provocateur – et donc de salutaire. Un cas,
étudié dans ce recueil par Wladimir Berelowitch, montre bien la
difficulté à concilier les deux genres, le scientifique et le
littéraire : celui de Pouchkine qui, après s'être livré à une
recherche appronfondie, y compris une enquête de terrain, a consacré
deux oeuvres différentes au même sujet, une jacquerie qui fit
trembler le pouvoir impérial au temps de Catherine II.
La
première, Histoire de
la révolte de Pougatchev (1834),
se veut strictement historique, et donc scientifique, tandis que la
seconde, La Fille du
capitaine (1836),
écrite sur le mode romanesque, n'a pas d'autre ambition que
littéraire. Comme par hasard, c'est la seconde qui est considérée
comme un chef d'oeuvre, la première n'étant vue aujourdhui que
comme un exercice sans grand intérêt.
Dans
leur très brillante introduction, Alban bensa et François Pouillon
évoquent un cas presque inverse : celui de Lévi-Strauss, qui
n'aurait écrit Trsites
Tropiques que pour «
paler de ce qui n'était pas entré dans sa recherche ». On en est
d'une certaiine manière rassurés : les ethnologues aussi peuvent
produire parfois de la bonne littérature.
J.-L.G.
La
Revue n°29 (février
2013)
Au
sommaire : Montaigne, Lamartine, Pouchkine, George Sand, Nerval,
Flaubert, Rimbaud, Kipling, Virginia Woolf, Céline, Montherlant, et
Camus.
A.
Bensa & Fr. Pouillon (dir.), Terrainsd'écrivains (littérature et ethnographie),
Éd. Anacharsis, 2012, 416 pages, 25 €.
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