Que diable Céline
est-il allé faire, en Allemagne, en novembre 1944, dans le trou à rats de
Sigmaringen? Il s'en est expliqué plus tard, lors de la publication d'un de ses
grands romans de la fin, D'un château
l'autre : « Croyez-moi, ce n'est pas par vocation que je me suis retrouvé à
Sigmaringen. Mais on voulait m'étriper à Paris parce que je représentais
l'antijuif, le fasciste, le salaud, l'ordure, le prophète du mal. Donc je me
suis retrouvé en compagnie de 1142 condamnés à mort, français, dans un petit
bled allemand. Ça valait le coup d'oeil, croyez-moi.
Une cellule de 1142 types qui crèvent de rage, cernés par la mort, on ne voit
pas ça tous les jours. » Et une autre fois : « J'étais là-dedans par curiosité.
La curiosité, ça coûte cher. Je suis devenu chroniqueur, chroniqueur tragique.
»
Roman? Chronique?
La question est tout de suite posée des rapports entre fiction et Histoire,
surtout lorsqu'il s'agit d'un événement aussi important, peu connu,
volontairement méconnu, blessure mal cicatrisée de la réalité française. D'où
l'intérêt de ce livre et de cette enquête. Il y a eu des témoins, des écrits,
des mémoires. Par exemple : « Il y avait de tout : depuis le gangster jusqu'au
chef d'Etat. Il y avait des gens qui étaient là véritablement on ne sait
pourquoi : parce qu'ils étaient mal avec leur concierge et qu'ils avaient eu
peur d'une dénonciation. Il y en avait d'autres qui espéraient encore jouer une
partie gigantesque qui leur permettrait de satisfaire des appétits que Vichy
avait déçus. » Voilà de la prose normale, alors que, si vous ouvrez Céline,
vous êtes brutalement réveillé par des explosions continues, des raids
d'aviation de la Royal Air Force (« forteresses », « mosquitos »), qui, sans
arrêt, viennent « concasser des décombres ». Vous êtes dans un « château
fantastique, biscornu, trompe-l'œil » dont aucune photographie ne vous donnera
l'idée, un « foutu berceau Hohenzollern » plein de portraits de tueurs
d'autrefois, et vous aurez immédiatement la sensation d'être « coincé par le
sort, pris dans l'étau ». Avec les Hohenzollern, les siècles défilent, « cent
mille rapts, rapines, assassinats, divorces, diètes, conciles... » Avec les
nazis locaux (déjà dans la débandade) et les collabos promis au peloton
d'exécution, vous avez droit à des portraits d'autant plus acides que ces
victimes affamées n'ont plus droit à aucune considération et sont, finalement,
grotesques. L'Histoire raconte et juge, la fiction fait vivre et juge
autrement, en pleine « moucharderie générale ».
Sans doute Céline
exagère, détourne, invente, varie les éclairages tantôt fantastiques, tantôt
comiques, mais toujours physiques. Son obsession, avant de pouvoir passer au
Danemark, est de se réfugier en Suisse. Ici, portrait des « passeurs » : «
Hâbleurs, provocateurs, vantards, et puis tout soudain, tout humbles,
rampants... caméléons, vipères, couleuvres... ils étaient tout... vous les
fixiez, ils muaient devant vous, là, de les regarder!... » Toute la « trilogie
allemande » (D'un château l'autre, Nord, Rigodon) est écrite dans cette même vibration de fièvre. Au-delà de
39 °C, dit Céline, vous voyez tout. Lui, sans doute, mais on n'imagine pas (et
c'est heureux) un historien partageant cette conviction. Le devoir de mémoire
implique une basse température, tandis que la littérature peut revendiquer une
nécessité d'hallucination. Et quel monde plus hallucinant que celui de la
Seconde Guerre mondiale? Vous l'entendez et vous la voyez chez Céline, à chaque
instant (difficile de lire plus de vingt pages à la fois). Le monde est en feu,
les acteurs sont fous, les mots crépitent et brûlent. Le type qui arrive à
tenir ce rythme a une mémoire phénoménale. Inutile de dire qu'il ne participe
pas aux activités « culturelles » que décrit une feuille de chou des émigrés, cocassement intitulée « la France ». Comme on pouvait s'y
attendre, Céline ne croit à rien, propose de fonder une « Société des Amis du
Père-Lachaise », n'arrête pas, à ses risques et périls, de prêcher un
défaitisme radical. Des témoins, Déat, Rebatet, soulignent son imprudence : «
Il sème à pleine voix le défaitisme et les gens qui passent une heure avec lui
en sortent catastrophés. » Ce qui ne l'empêche pas de se livrer à sa verve
habituelle, que Rebatet, très admiratif, décrit ainsi : « Un monologue inouï,
la mort, la guerre, les armes, les peuples, les continents, les tyrans, les
nègres, les Jaunes, les intestins, le vagin, la cervelle, les Cathares, Pline
l'Ancien, Jésus-Christ. » Délire sous les bombes.
Très lucide, Céline
sait qu'il est considéré comme un « bouc providentiel». Les autres pensent
qu'ils pourront s'en tirer, mais pas lui, «avec les livres qu'il a écrits » ( Bagatelles ).
Les « boches » sont sournois, perfides, méprisants. « Quand elle rit, elle fait
bien allemande, dure, gênante à regarder... Les Germains ne sont pas faits pour
rire... » Les figures françaises sont rapidement brossées. Brinon, « animal des
ténèbres, secret, très muet, et très dangereux ». Pétain, «l'Incarneur total», semi-gâteux, avec un appétit féroce.
Laval, à qui il donne du cyanure que l'autre ne saura pas utiliser, mais qui
promet à Céline, en cas de victoire grâce à « l'arme secrète du Reich », de le
nommer gouverneur de Saint-Pierre-et-Miquelon. Le cagoulard Filliol (« Restif » dans le roman), assassin discret, spécialiste de regorgement
instantané. L'ami Le Vigan, cinglé, encombrant, plein de visions inutiles. Lili
(Lucette) en fée courageuse, trouvant animalement, comme le chat Bébert, son
chemin dans les méandres du château où les toilettes débordent. « Je ne peux pas
travailler, dit Céline. Il me faut au moins une table et une chaise. J'ai un
lit et un lavabo. »
Il ne faut jamais
oublier que Céline est médecin, c'est le très étrange docteur Destouches. Voilà
sa vraie vocation, dit-il sans arrêt, je me suis fourvoyé en écrivant, voyez le
résultat, tant pis pour moi. Il donne des consultations dans sa chambre
glaciale, demande des secours pour les enfants et les femmes enceintes, sort la
nuit dans la neige pour un malade, obtient de la morphine on ne sait comment.
Là encore, les témoignages confirment la bonté naturelle du monstre. « Je suis
le Samaritain en personne... Samaritain des cloportes... Je ne peux m'empêcher
de les aider... » Il accompagne des agonies, des débilités, des accouchements
problématiques. C'est son vice, la médecine, pas l'écriture: « Mon Dieu, que ce
serait agréable de garder tout ceci pour soi !... Plus dire un mot, plus rien
écrire, qu'on vous foute extrêmement la paix... On irait finir quelque part au
bord de la mer... pas la Côte d'Azur!... la vraie mer, l'Océan... on parlerait
plus à personne, tout à fait tranquille, oublié... Mais la croque, Mimile ?... trompettes et grosse caisse !... aux agrès,
vieux clown ! et que ça saute! plus haut!... plus haut! vous êtes un tout petit peu
attendu! le public vous demande qu'une seule chose :
que vous vous cassiez bien la gueule ! »
Le plus étonnant,
c'est que le vieux clown, après sa grande saison en enfer, ait eu la force
d'écrire ses trois gros romans. Mais voici sans doute pourquoi : « Un médecin
sait tout et voit tout. »
PHILIPPE SOLLERS
Le Nouvel Observateur du 25 avril 2013 - N° 2529
PHILIPPE SOLLERS
Le Nouvel Observateur du 25 avril 2013 - N° 2529
Christine SAUTERMEISTER
Ecriture, 2013, 358 p., 23 euros.
Les toilettes qui débordent ne st pas celles du château, mais de l'hôtel Löwen !!!
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