Paris,
4 janvier
(De
notre correspondant)
Ces
temps-ci il y a un certain nombre de gens qui découvrent le
bolchévisme et constatent tout à coup ses méfaits. Il faut
assurément les féliciter de voir que le régime auquel sont soumis
les Russes est affreux et qu'on n'en peut guère imaginer de pire.
Mais il est quelque peu absurde de leur attribuer un immense mérite
parce qu'il reconnaissent enfin ce qu'ils auraient dû savoir depuis
de nombreuses années et ce que seule leur partialité
révolutionnaire les avait empêcher de remarquer. Je fais cependant
exception de quelques hommes simples, comme ce syndicaliste du Nord
qui, revenant de Russie, essaya de faire comprendre aux ouvriers
français qu'ils ont tout à perdre à se mettre sous la coupe du
communisme. Ceux-là, vivant dans un milieu où on les avait
systématiquement dupés et ne disposant sans aucun doute d'aucun
moyen pour se renseigner, ont droit à des félicitations.
On
n'en saurait dire autant de M. André Gide, par exemple, qui était
parfaitement en mesure d'être informé sans aller en Russie et qui,
du reste, accompagne ses critiques de toutes espèces de restrictions
favorables au système communiste lui-même. Il a été choqué par
certains excès, mais il semble demeurer sympathique à la révolution
bolchéviste. Probablement croit-il que du temps de Lénine tout
était beau et bon au pays des Soviets. On le loue fort d'avoir
présenté quelques remarques élémentaires sur des faits qui
crèvent les yeux ; en somme, on le couvre de fleurs parce qu'il n'a
pas dissimulé, par passion communiste ou par peur de ses amis
communistes, ce qui l'a choqué dans les spectacles qu'il a eus sous
les yeux. En revanche, personne ne fait remarquer que, dans le cas
présent, M. Gide ne fait pas preuve d'une grande vigueur
intellectuelle (ou morale) puisqu'il se refuse à tirer de ses
observations la conclusion générale qu'elles appellent.
Cette
condamnation du communisme (qui devrait être cette conclusion), on
la trouve prononcée d'une façon parfaitement nette par un écrivain
dont on ne l'aurait pas attendue, M. Louis-Ferdinand Céline. Tout le
monde connait, au moins de nom, son Voyage au bout de la nuit,
qui obtint le prix Goncourt [sic] et qui est l'ouvrage, au
moins en apparence, le plus sombrement matérialiste qui ait été
écrit depuis longtemps. Mort à midi [sic] a suivi, de
la même tendance. Après avoir pris connaissance de sa
Weltanschauung, comment aurait-on pu se figurer que le
spectacle de la Russie soviétique le déterminerait à condamner
avec une extraordinaire vigueur le communisme et par dessus le marché
le matérialisme dans lequel il discerne la plus grande erreur des
hommes ? C'est pourtant ce qu'il vient de faire dans un petit volume
intitulé Mea culpa, (dans lequel les 27 pages consacrées au
bolchévisme sont suivies d'une curieuse étude sur le médecin
hongrois Semmelweis).
M.
Céline ne perd pas son temps à noter des faits d'ordre secondaire
: il va droit à l'essentiel. Dans un style particulier, qui, je
dois le dire, n'a pas ma préférence, mais qui, dans le cas
particulier, produit quelques effets assez forts, il s'adresse au
prolétaire et lui trace un tableau du sort qu'il doit subir pour
avoir voulu être libre et maître de tout à la manière
communiste. Je note quelques passages :
Le programme du communisme ? Malgré les dénégations : entièrement matérialiste. Revendications d'une brute à l'usage des brutes...Le communisme matérialiste, c'est la matière avant tout, et quand il s'agit de matière c'est jamais le meilleur qui triomphe, c'est toujours le plus cynique, le plus rusé, le plus brutal. Regardez donc dans cette URSS comme le pèze s'est vite requinqué ! Comme l'argent a retrouvé tout de suite sa tyrannie ! et au cube encore !Là-bas, l'Homme se tape du concombre. Il est battu sur toute la ligne, il regarde passer « Commissaire » dans sa Packard pas très neuve. Il travaille, comme au régiment, pour la vie. La rue même faut pas qu'il abuse ! comme on le vide à la crosse !... Toute la Russie vit au dixième du budget normal, sauf Police, Propagande, Armée.Voyez les nouveaux apôtres, Gras de bide et bien chantants ! Grande révolte ! Grosse Bataille, Petit Butin ! Avares contre Envieux !... Néotopazes, néo-Kremlin, néo-garces, néo-lénines, néo-jésus ! Ils étaient sévères au début. A présent, ils ont tout conquis ! (Ceux qui comprennent pas : on fusille)... L'âme maintenant c'est la « carte rouge »... Le prolétaire ? En « maison », lis mon journal ! Pas un autre ! Et mords la force de mes discours ! Surtout ne vas pas plus loin, vache ! Ou je te coupe la tête !
On
notera, en passant, un éloge du christianisme :
La supériorité pratique des grandes religions chrétiennes, écrit M. Céline, c'est qu'elles doraient pas la pilule. Elles essayaient pas d'étourdir, elles cherchaient pas l'électeur. Elles saisissaient l'Homme au berceau et lui cassaient le morceau d'autor.
L'auteur
approuve le christianisme d'avoir appris à l'homme que par lui-même
il n'est rien. Mais, ajoute-t-il, il lui en expose. Il lui dit qu'il
a un moyen de se faire pardonner.
C'est,
dit M. Céline, de faire bonne mine à toutes les peines, épreuves,
misères et tortures de ta brève ou longue existence. Dans la
parfaite humilité. La vie, vache, n'est qu'une âpre épreuve.
T'essouffle pas ! Cherche pas midi à quatorze heures ! Sauve ton
âme, c'est déjà joli !
Est-ce
que le tableau atroce, désespérant et, on doit le dire,
horriblement répugnant que M. Céline a fait de l'existence humaine
n'était pas, dans sa pensée, qu'une préface à autre chose ? Ce
qu'il dit du christianisme et sa condamnation du matérialisme
pourraient le faire croire. Dans tous les cas, soit à ce point de
vue, soit en ce qui concerne le bolchévisme et le sort de ceux qui
le subissent, cet opuscule est extrêmement curieux. Il porte en
épigraphe ces mots : « Il me manque encore quelques haines. Je suis
certain qu'elles existent. » Il est certain, en effet, que ce volume
vaudra à son auteur la haine des communistes, d'autant plus que
ceux-ci avaient cru pouvoir compter sur lui.
P.B.
Journal
de Genève, 7 janvier 1937.
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