mercredi 19 juin 2013

« La manie de la perfection m’est plus précieuse que la vie même » : lettre de CÉLINE à J. DEVAL (1935)

Jacques DEVAL (1890-1972)
Face au succès rencontré par Voyage au bout de la nuit, Céline a très tôt souhaité le voir adapter au cinéma. Par l'intermédiaire de son ami Henri Mahé, il entrera en contact avec Jacques Deval, scénariste et réalisateur. Cette lettre, qui n'a pas été publiée dans le volume des Lettres en Pléiade, évoque le film (1). Ce projet, il seront nombreux, ne verra finalement pas le jour. Cette même année 1935, Jacques Deval réalisera Tovaritch, dans lequel Céline fera une apparition.


« Mon vieux,
Voici les titres que je vois bien

PORT PROMIS

Moins bien

PORT PERDU

Reste le film.
Tu comprends bien les choses. Tu sais que je n’ai pas beaucoup de raisons pour vivre hors des petites histoires que je fabrique. C’est ma dernière belotte…
D’autre part j’ai si bien réduit ma vie que j’ai bien assez d’argent. Cette cinématographie me remplit d’effrois !... Pour rien au monde je ne voudrais de concessions boulevardières, de recherches plaisantes. Dans mon genre, toute recherche d’atténuation mène au désastre. Il faut malmener ou disparaître. C’est la loi du casseur d’assiette. Le fauve ne demande qu’à me bouffer.
Je voudrais par cette histoire demeurer dans le ton triste, doux et impitoyable, avec des bouffées de frénésie absolues comme en Bretagne, comme la mer, et surtout laconique. Sans dialogueries capricantes, obliques et finement moulées d’astuces. Tout ce qui plait, je le sais bien en détaillant. Si poésie, poésie vraie, si l’on peut, sinon rien.

J’aime mieux ne rien toucher du tout et que le truc soit scrupuleux que de toucher un million pour collaborer avec Schlonberg. A n’importe quel prix je refuse de tricher à une belotte. Cela ne veut pas dire que je tiens à ce qu’on arrive (illisible) en dame. C’est autre chose dont je cause. Tu sais ce que je veux dire à merveille. Mais je n’ai pas la vanité non plus de plier le marché à ma petite mégalomanie. J’ai honte même, toi si affectueux et si bienveillant de te donner cette tirade et j’en comprends le ridicule mais je ne sais pas après tout si même commercialement parlant je n’ai pas tout à fait raison. J’ai eu d’autres exemples. Le scénario, si tu persistes évidemment, toi seul peut et doit le faire. Tu as dans ce sens un prodigieux talent, mais lui je voudrais qu’il ne dévie pas et par cela je voudrais bien qu’on s’entende sans mauvaise foi, sans amour propre. Tu sais que je suis bien intentionné toujours. Je me demande qu’à me convaincre mais je veux être convaincu. Qu’on arrête la forme définitive d’un bon et total accord. La question pognon, m’est tout à fait secondaire. Tu ne me dois qu’en honoraire même rien du tout si tu veux. Mais la manie de la perfection m’est plus précieuse que la vie même.
Tu me comprends. Je ne délire pas. Je joue.
Je sais bien que dans 20 ans, tout cela ira aux ursulines pépère. Et sans doute peut-être encore à cause de la perfection.

Bien affectueusement à toi et tout reconnaissant.

Louis ».


Note
1 - Gaël RICHARD, dans La Bretagne de L.-F. Céline, rattache le projet évoqué ici à l'adaptation du scénario Secrets dans l'île, et non à Voyage au bout de la nuit comme nous le précisait la galerie Thomas Vincent, propriétaire de cette lettre inédite (qui a depuis été vendue).

Sur le sujet :
> Céline figurant dans Tovaritch de Jacques Deval (1935) 
> Céline au cinéma par Emile Brami
> Christophe Malavoy, son projet cinéma

11 commentaires:

  1. Merci beaucoup pour ce document !

    Les lettres à Deval seraient bien utiles...

    L'adaptation du Voyage n'était pas le seul projet cinématographique que Céline souhaitait confier à Deval. Il lui avait également remis le synopsis du récit plus tard intitulé "Secrets dans l'île". Céline fait peut être référence à ce projet quand il écrit : "Je voudrais par cette histoire demeurer dans le ton triste, doux et impitoyable, avec des bouffées de frénésie absolues comme en Bretagne, comme la mer, et surtout laconique"

    Je suis à la recherche d'informations sur la naissance de ce scénario qui, si j'ai bien compris, avait initialement été démandé par un réalisateur proche d'Aimée Barancy.

    Quelqu'un pourrait-il me venir en aide ?

    Un grand merci d'avance

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  2. Votre anonymat n'incite pas à vous venir en aide.

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  3. Au temps pour moi !

    Je suis l'anonyme

    Charles Louis R.

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  4. Oh admirable, « anonyme Charles Louis R. » ! On est dans la presse de la Libération ! Dans le prochain message, vous serez peut-être Charles-Louis Fr. ? ou Fr...tz ? Qu'est-ce qui peut vous empêcher de dévoiler votre patronyme ? Votre question est pertinente, ne vous engage en rien, et vous faites des mystères... C'est drôle, tout de même, en 2013...
    H.T. [anonyme dévoilé, www.thyssens.com]

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  5. Un indice pour vous ici :

    http://www.lepetitcelinien.com/2012/01/secrets-dans-lile-mardi-24-janvier-2012.html

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  6. Cher Monsieur Thyssens,

    Je vous répondrais volontiers que si je butine à demi masqué, je m’étale de tout mon nom quand il s’agit de passer à table. Mais la vérité, c’est qu’en se contorsionnant pour aller de toute part, Mr R. s’est rompu au point de perdre 5 de ses lettres de noblesse : O.S.E.A.U

    Rassurez-vous ! Il va mieux et attend avec impatience réponse à ses questions.

    Au plaisir de lever le voile et le camp ;)

    Charles louis roseau


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  7. Débuts de réponses dans "L'Année Céline 1998", édition du Lérot, 1999, "Au fil de l'eau, Lettres de L.-F. Céline à deux amies Aimée Barancy et Eliane Tayar", éditions du Lérot, 2000. Suite et complément des réponses dans "Céline et la Bretagne" de Gaël Richard à paraître mi juillet 2013 éditions du Lérot et dans L'Année Céline 2012 à paraître à l'automne. "Secrets dans l'île" eut donc comme premiers titres Tempête, puis Ouessant, puis Port perdu, Port promis... et fut imaginé, rédigé, avant mai 1934. Les cinéastes contactés furent surtout Louis Nalpas et son amie Eliane Tayar, ancienne assistante de Karl Dreyer. Egalement Léopold Schlosberg donc. Plus tard, en 1937, Jean Eptein qui tourna à Ouessant "La Femme du bout du monde" (avec Le Vigan) puis plus tard encore Pierre Billon paraît-il.

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  8. Vous voyez, en levant le voile, les bonnes réponses affluent ! On peut toujours compter sur l'ami Mazet, mais il faut jouer franc jeu. Anonyme, c'est pas un beau blase.

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  9. charles louis roseau25 juin 2013 à 23:08

    C'est noté ! Je me le tiens pour dit.

    Monsieur Mazet, un très grand merci pour vos réponses ! Elles font beaucoup plus que m'éclairer ! Je consulte les sources indiquées au plus vite... En attendant, puis je abuser et vous poser quelques questions plus précises

    Merci encore

    Charles Louis Roseau

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  10. Céline et la Bretagne, le poète Raymond Canal (Alger 1924 -Rouen 1990) avait abordé la question dans la revue Gong qu'il avait fondé avec François Craignou dans les années soixante -dix à Rouen. Cette ami poète de la romancière Florence Asie et d'Annie Guilbert journaliste de Paris - Normandie, auteur, entre - autres, de "La lumière oubliera ceux qui l'ont tant aimée" (Edition bretonne de "L'amitié par le livre" était pour l'Algérie Française, admirateur au même titre qu'un Jean Paulhan de la NRF qui le défendit et le rapprocha de son éditeur Gaston Gallimard qui ne voulait plus entendre parler de lui. (Cf ses lettres le traitant d'épicier dont la dernière de 1961)

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