Relisant Les Beaux Quartiers, j'ai mieux compris pourquoi Aragon, que j'avais tant aimé, a fini par m'être aussi peu supportable. Le ton suffisant, la faconde, le don des pirouettes verbales, toutes ces élégances trop françaises. Mais, surtout, cette façon à lui de revendiquer, comme un privilège, d'être le seul gardien de la classe ouvrière. On songe à Garance, répondant à Montray, qui lui demande qu'on l'aime : « Être aimé, mon ami ? Mais alors, les pauvres, qu'est-ce qui leur restera aux pauvres ? » de ce grand bourgeois à la parole aisée, à l'assurance naturelle, à la certitude affichée, au jugement si prompt, on finit par redouter, si quelqu'un venait à le contredire, le ton soudain qui deviendrait cassant.
La classe ouvrière, j'en sortais. L'humiliation d'être un enfant de pauvres, éprouvée chaque soir. En société, je resterais muet, j'avais mal aux mots, je n'ai jamais su parler. Après les fascinations de l'adolescence, j'ai refermé Aragon d'un coup.
À quinze ans je m'étais mis aussi à lire Céline, et je me souviens de la réflexion d'un professeur à qui j'en avais fait la confidence : « Comment, vous ? Vous lisez Céline ? » La remarque avait causé en moi une confusion énorme. Pourquoi pas moi ? Fils du peuple, que me fallait-il lire ? Maurice Thorez ? Eugène Dabit ? Henri Barbusse ? Louis Guilloux ? Jean Guéhenno peut-être ?
Aragon, dans un style admirable, avait décrit ces beaux quartiers, à l'ouest, qu'il n'avait jamais quittés. C'était une tribune confortable et capitonnée du haut de laquelle prêcher au peuple qui s'écrasait à l'est, une chaire pour, chanoine vermeil et brillant de santé, le bénir. Il la retrouverait partout, rebâtie à son intention, à Aubervilliers comme à Moscou.
Céline, à l'autre bord, du fond de ses banlieues déglinguées, confessait sa misère et hurlait sa peine. Peine de classe inexpiable, insondable, inépuisable, en laquelle je me retrouvais mieux. Sans doute savait-il lui ce dont il parlait. Qui d'autre que lui avait su parler de « la haine qui vient du fond, qui vient de la jeunesse, perdue au boulot, sans défense » ? Et puis, en même temps, cette tendresse, cette pitié pudique, bravasse et juronnante du toubib de quartier, qui remplaçait la superbe bavarde du soi-disant « Paysan de Paris ». La vie des champs, ici, c'était les banlieues, la zone, tout ce qui restait des fortifs, là où Rousseau allait herboriser, du côté des Lilas et de Romainville.
Chez Céline aussi, pourtant, je soupçonnais la complaisance. Courbevoie, Clichy-la-Garenne et Bezons, les grosses chaussures qui blessent les pieds, les humiliations quotidiennes, la violence, les mots orduriers et les terrains vagues, les dispensaires où poireautaient des pauvres, plus pauvres encore de ne pas savoir dire ce qui les afflige, je savais ça par coeur. Mais Céline savait trop, disait trop, criait trop fort. Ce n'était pas non plus la façon de parler de la misère que j'avais connue, et qui resterait sobre. Et puis, cette manie d'aller chercher un bouc émissaire, et de vitupérer comme un dément...
La vérité, c'est que de la misère, on ne peut rien dire. Elle laisse sans voix. Il faut passer outre, se taire, faire comme si ça n'avait pas eu lieu. On revient de la misère comme on revient de la guerre, absent, mutique : ceux qui sont allés au front ou dans les camps ne parlent pas. Ou bien longtemps après, quand la douleur s'est dissipée, laisse-t-elle enfin passer, non ce qu'elle a été, mais le souvenir confus de ce qu'elle fut. C'est le moment où l'on ne se souvient même plus que l'on ne se souvient plus. Je n'ai jamais été tout à fait rassuré.
Jean CLAIR*
Journal atrabilaire, Gallimard, 2006.
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* Jean Clair est un conservateur général du patrimoine, écrivain, essayiste et historien de l'art français. Ancien directeur du musée Picasso, il est membre de l'Académie française depuis mai 2008.
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