Lucette et Céline devant leur pavillon de Meudon |
Qu’est-ce que Rigodon ?
Rigodon, c’est la suite de Nord, puisque en somme cela s’est terminé avec la guerre. C’est vingt et un jours de sauvette à travers l’Allemagne en flamme. Nous nous sauvions comme des rats…
« Nous », c’est-à-dire vous, Céline et Le Vigan ?
Non, dans Rigodon, Le Vigan apparaît très peu ; il nous a quitté au bout de dix jours en nous laissant Bébert (le chat). Nous l’avions retrouvé à Baden-Baden, à moitié nu… il ne savait pas où aller, nous l’avons pris avec nous. Nous sommes allés à Berlin afin d’obtenir une permission de sortie. Elle nous fut refusée. Puis on nous a envoyé à Zornhof dans un camp d’objecteurs de conscience. Il nous était interdit d’en bouger, mais lorsque tout fut bombardé, nous sommes partis retrouver le gouvernement français à Sigmaringen pour soigner blessés et malades (cf. Nord et D’un château l’autre). Enfin, au bout d’un an, « tout a éclaté », alors nous essayé de venir nous réfugier au Danemark. Il nous a fallu retraverser l’Allemagne jusqu’à la frontière… C’est ça Rigodon.
Puisque Céline est mort quelques heures après avoir terminé ce roman, quelle est la dernière image qu’il nous lègue ?
Rigodon se termine par une sorte de délire visionnaire ; la France est envahie par les Chinois…
Comment se fait-il que Rigodon ait attendu sept ans avant de paraître aux éditions Gallimard ?
Céline n’avait pas eu le temps de recopier son manuscrit ; des mots plusieurs fois raturés et une écriture devenue souvent difficile du fait de son bras malade nous ont heurtés au délicat problème de la retranscription.
Cette tâche s’est déroulée en deux temps ; j’ai tout d’abord remis le manuscrit à un avocat, Maître Damien, qui s’est livré à un pénible travail de défrichement auquel il consacrait ses moindres loisirs ; mais un énorme et délicat travail restait à accomplir. C’est avec Maître Gibault que commença la seconde phase de cette besogne ; en effet, il y avait encore le problème de la ponctuation et de certains mots qui demeuraient incompréhensibles. Ce fut surtout une question de patience et de probité ; nous n’avons rien omis, ajouté ou changé. Mais Céline m’avait lu une grande partie de son livre ; ainsi, nous avons retrouvé certains mots, par le rythme… nous entendions si cela sonnait juste…
Lorsque vous avez sauvé Rigodon du pillage auquel fut livré votre appartement, les pages du manuscrit étaient-elles classées ?
Oui, d’ailleurs Céline les avait numérotées. Pourtant, nous avons trouvé des pages en double, mais nous n’avons pas rencontré de sérieuses difficultés de ce côté-là : le choix était déjà fait.
Céline avait-il une méthode de composition ?
Non, il écrivait avec son cœur, ses impulsions, et sa formidable envie de dire quelque chose ; il était musicien dans sa chair et composait comme tel ; il plaquait ses phrases sur une gamme pour chercher sa « petite musique ». Souvent, il restait des journées, des mois sur quelques lignes. D’ailleurs, avant cette version définitive de Rigodon, Céline en avait fait peut-être dix ou vingt qu’il avait jetées.
Et ces vols de manuscrits dont Céline a tant parlé ? Peut-on s’attendre à voir réapparaître des romans entiers ?
Oui. On lui a volé au moins quatre ou cinq manuscrits ébauchés, enfin des œuvres qui en étaient peut-être au quatrième ou au cinquième remaniement… la fin de Casse-pipe, certainement ; ce roman devait être entièrement terminé je pense. Mais un grand nombre de ces documents réapparaîtront à ma mort. Personnellement, il me reste une assez grande quantité de lettres de Céline ; peut-être les ferai-je publier, mais pas dans l’immédiat. D’ailleurs, la vie pour moi, maintenant, n’a plus beaucoup d’intérêt… Ce que je voulais, c’était finir Rigodon ; c’est dans cette volonté que j’ai puisé les forces nécessaires à l’aboutissement de ce travail.
Revenons un peu en arrière. Rigodon raconte votre fuite à travers l’Allemagne jusqu’à la frontière du Danemark. Quelle en fut la suite ?
Céline fut incarcéré à Copenhague, il est resté deux ans dans le quartier des condamnés à mort ; le Ministre de la Justice le relâcha après avoir lu Les beaux draps, n’y trouvant pas les raisons nécessaires pour retenir un homme en prison. Ensuite, nous avons passé cinq ans, sous caution de notre avocat, en pleine forêt, à Klarskovgard, près de Korsör, dans la neige… une misère totale… sans eau, sans électricité, sur un sol de terre battue… un paysage triste et sauvage, seuls tous les deux. Là, il a terminé Féerie qu’il avait commencé en prison. Durant ces cinq années, il se comportait comme un animal, se refermant sur lui-même ; et puis il écrivait, quand il en avait la force. Il était très malade ; il a eu la pellagre, perdu près de trente kilos… mais c’est surtout moralement qu’il fut le plus atteint… Vous savez, Céline agrandissait tout, mais bien des fois, la réalité fut pire qu’il ne l’a dit… il avait deux paires de gants, des houppelandes à l’infini... et ça a duré cinq ans.
Sartre fait un hommage à Céline dans la dédicace de La Nausée. Que savez-vous de ce qui a ensuite séparé les deux hommes ?
Oui, dans la dédicace Sartre cite une phrase de Céline qui figure dans L’Église : « C’était un garçon sans importance collective, tout juste un individu ». D’ailleurs, au début, Sartre admirait beaucoup Céline ; je n’ai jamais rien compris à un revirement si complet de sa part. Céline en fut très touché…
Et Marcel Aymé ?
Ah, Marcel a été admirable ; il a été d’une patience et d’un dévouement extraordinaires… D’ailleurs, dans une petite étude qu’il a faite sur Céline (cf. Les cahiers de l’Herne), Marcel dit toute la vérité. Il a parlé du vrai Céline et tout a été dit.
Mais Céline, cet homme qui s’est donné tant de visages, qui se plaisait même à entretenir autour de sa personne une fausse légende, qui était-il vraiment ?
Un homme d’une immense bonté. Tout ce qu’il a fait, il l’a fait pour le bien ; il aimait la France, son pays, il aimait les gens en général… Il était beaucoup plus tendre qu’on ne l’imagine, mais il ne le montrait pas et c’est cela la vraie tendresse… il en est mort, d’ailleurs…. Et si par moments, il était un peu dur avec les gens, c’était pour qu’ils se réforment, pas pour autre chose. Il n’aimait pas détruire, non plus, et s’il brisait quelque chose, c’était que cette chose lui semblait inutile. Il voulait créer… un artisan, sans aucune vanité. Il était prêt à admirer un autre si celui-ci avait travaillé autant que lui. Ce qu’il voulait, c’était du travail ; il pensait que l’on ne « creusait » jamais assez profond pour trouver ce que l’on cherche. « Ils restent à la surface » disait-il en parlant des autres. Une seule pensée, le travail… ce côté Moyen Age… c’était un voyeur… pas un exhibitionniste… il aimait regarder, examiner…
Comme un médecin, sans doute ?
Oui, d’ailleurs l’écrivain vient du médecin… cette façon de voir les choses… Il aurait donné sa vie pour un malade, sa vie ne comptait pas… la vie… ne pas supprimer la vie. Amoureux de la vie. Sa passion : la Jeunesse ; il adorait les enfants, les animaux, tout ce qui est jeune et neuf… C’est pour la Jeunesse qu’il écrivait, parce qu’il savait bien qu’il n’avait plus rien à attendre des hommes… qui ne l’avaient pas compris. Plus tard, peut-être…
Propos recueillis par Philippe DJIAN
Magazine Littéraire n°26, février 1969.
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