Montmartre par Gen Paul |
C'est
par le versant nord, face aux banlieues rouges, qu'il faut gravir la
colline pour évoquer la « commune libre » de Montmartre et le «
maquis » qui la flanquait avant qu'il ne rétrécît comme peau de
chagrin sous la poussée des lotissements. Dès 1900, en effet, ce
terrain vague glaiseux et pentu, semé de baraques en planches –
embryon de favela
à la française – avait cédé la place aux nouvelles
constructions : maisons individuelles pour la plupart, celles-ci
permirent néanmoins de maintenir l'illusion de la campagne à Paris.
Avant
la Grande Guerre, Montmartre paraissait encore un village endormi,
dont subsistent aujourd'hui quelques jardins clos de murs, de
terrasses fleuries, une sente pavée où claquaient les fers des
chevaux se rendant à l'abreuvoir, un carré de vignes indolentes
flirtant avec pêchers et roses trémières, deux ou trois nobles
bâtisses qu'ombrent des arbres centenaires, un modeste cimetière à
flanc de colline. La toponymie est éloquente : rue des Saules, rue
de l'Abreuvoir, clos des Abesses, château des Brouillards. Aussi
n'est-il pas étonnant que poètes et rapins, écrivains et musiciens
se trouvèrent attirés par ce village « en altitude », où l'on
respirait un air plus propice à la création. Ils s'y fixèrent de
plus en plus nombreux, jusqu'à former une véritable colonie pendant
l'entre-deux-guerres.
Mais
qui donc croisait-on dans ce Montmartre artiste et bohème ? Quelles
figures, en route pour la renommée, en fréquentaient alors les
cafés et les rues ?
On
trouvait d'abord, parmi les soiffards gravitant autour du Lapin
agile, Roland Dorgelès, Pierre Mac Orlan et Francis Carco, chantres
enamourés de leur colline. En ce temps-là, Utrillo plantait son
chevalet à tous les coins de rues, tandis que Pascin, juif errant
ayant rencontré la fortune sans trouver le bonheur, préférait la
beauté graveleuse des femmes de Pigalle qui peuplent ses toiles.
Figure emblématique de l'artiste arrivé, donc marginal parmi les
marginaux, cet exilé bulgare traînait son désenchantement sous un
éternel chapeau melon, qu'il portait incliné sur le front, comme un
fêtard. Généreux jusqu'à l'insouciance, il avait coutume de
régaler amis et inconnus de bar en bar avant de s'abandonner aux
cajoleries stipendiées des entraîneuses et filles de joie. Ce qui
ne l'empêcha pas, finalement, une nuit d'hiver, de se pendre dans
son atelier du boulevard Clichy. Entre-temps, Max Jacob, Picasso et
Juan Gris, qui croyaient comme Baudelaire que
les parfums, les couleurs et les sons se répondent,
avaient trouvé refuge au Bateau-Lavoir, phalanstère ouvert à tous
les talents. Dans les années 1930, Marcel Aymé, Céline et le
peintre Gen Paul menaient joyeuses beuveries en l'atelier de ce
dernier, dont le piano faisait quelquefois office d'urinoir lors de
soirées trop arrosées. A tout ce joli monde se mêlaient comédiens
en quête de reconnaissance, chanteurs de bastringue et, bien sûr,
modèles offertes au plus offrant sinon au plus aimant.
Avec
sa Féerie pour une
autre fois, Céline se
fera plus tard le chroniqueur savoureux du petit peuple de la Butte
confronté aux misères de la guerre et contraint plus souvent qu'à
son tour, pendant les alertes aériennes, à se réfugier dans les
caves, les escaliers d'immeubles ou la station de métro
Lamarck-Caulaincourt. En effet, depuis le 3 mars 1942 – premier
bombardement allié sur Paris occupé, visant les usines Renault de
Boulogne-Billancourt -, les bombardiers anglais, puis américains
multiplient les raids aériens sur la capitale, et les dégâts «
collatéraux » sont monnaie courante. En 1944, le dépôt
ferroviaire de la Chapelle et celui des Batignolles, l'aéroport du
Bourget et les usines de la banlieue nord deviennent des cibles
privilégiées, entraînant régulièrement le survol de la Butte à
plus ou moins haute altitude. Céline, donc, rythme son récit au gré
des alertes et, de la promiscuité forcée dans les abris, fait le
ressort de scènes cocasses, triviales ou grinçantes, qui confinent
souvent au burlesque.
Aucune
plaque ne rappelle son souvenir au passant. La prévention légitime
que peuvent inspirer ses Bagatelles pour un massacre ne saurait
pourtant occulter l'ensemble d'une oeuvre multiple et foisonnante,
que d'aucuns voudraient en vain réduire aux dimensions d'un pamphlet
venimeux. On ne saurait non plus ignorer le dévouement exemplaire du
médecin des pauvres que Céline fut aussi, soulageant les malades du
voisinage, comme ceux affluant dans les dispensaires de banlieue où
il officia sans relâche pendant toute la guerre.
Justice
ayant été rendue, en son temps, elle ne lui
sera vraiment rendue que le jour où l'on pourra lire sur la façade
du 4, rue Girardon, son dernier domicile montmartrois :
ICI
VÉCUT DE 1941 À 1944
LOUIS-FERDINAND
DESTOUCHES, DIT CÉLINE,
HOMME DE L'ART ET DES LETTRES,
BÉNI DES INDIGENTS,
HONNI DES BIEN-PENSANTS
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