L'égalitarisme et le communisme « Labiche »
Dans
une interview, accordé en 1941 à Claude Jamet, Céline prononçait
cette phrase qui devait servir de titre à un article paru peu après
: « L'égalitarisme ou la mort ». Il l'annonçait ainsi, expliquant
qu'il s'agissait d'une solution apportée aux maux dénoncés du
communisme :
« Contre le jazz, il n'y a que le jazz hot... On ne renversera le communisme qu'en le dépassant, en en faisant plus... Contre la communisme, je ne vois rien que la Révolution, mais alors là, pardon ! La vraie ! Surcommunisme1 ! »
Déjà,
dans Bagatelles pour un massacre Céline avait affirmé sa
vocation égalitariste. Il disait avoir découvert très jeune
l'inégalité sociale, constatait qu'il avait toujours eu des besoins
matériels modestes, et se tenait prêt au garde à vous, « le plus
grand partageux qu'on aura jamais connu ».
Tant
qu'on a pas tout donné, on n'a rien donné, poursuivait-il, et «
Débrouillard » doit être supprimé en même temps que « Crédit »
C'est
dans Les Beaux draps qu'il précise son égalitarisme.
L'avènement de la justice sociale absolue est la première étape de
la rénovation de la société. « Tant qu'on a pas ouvert Pognon »,
rien de sérieux ne peut être entrepris. Ce sera la « Révolution
moyenneuse », programme ambitieux et brutale que Céline envisage
ainsi : Un salaire national identique pour tous, qui varie entre 50
frs salaire minimum et 100 frs salaire maximum par jour. Un semblable
maximum de 100 frs est prévu pour les rentes et les revenus. Le
surplus passe à l'Etat. Un aménagement familial complète le
système : accroissement progressif du salaire en fonction du nombre
d'enfants avec un maximum de 300 frs par jour pour les familles
nombreuses. Céline avait ici à l'esprit la crise de natalité qui
sévissait en France, Egalité absolue pour tous, dictateur, génie
ou terrassier, égalité physiologique, devant la faim et le besoin,
telle est la première et necessaire condition à l'avènement de la
justice sociale. Un tel programme est brutal et ne manquera pas de
soulever des protestations, Céline prévoit celles de l'« Elite »,
terme vague, englobant ceux qui assuement des responsabilités de
direction et commandement. L'élite s'insurge, trouve que les « 100
frs » ne conviennent pas à son nécessaire prestige, qu'il est
insensé qu'un Directeur des Chemins de fer soit plus médiocrement
salarié que son lampiste lorsque ce dernier est père de famille
nombreuse. Mais l'élite c'est l'exemple, et Céline poursuit :
« C'est là qu'on va voir ce que ça pèse non dans les mots, mais dans les faits l'amour de la France... l'enfiévrante passion du bien général... le culte patriote... le désintéressement sacré... les plus hautes cimes d'abnégation... Ah ! ça va être un bon moment ! » (Les Beaux draps, p. 181)
Après
ce « bon moment », et sur ces bases égalitaristes, Céline établit
son communisme « Labiche ».
Le
communisme « Labiche » c'est un communisme petit bourgeois,
c'est-à-dire adapté à l'homme et à ses aspirations fondamentales,
telles que les conçoit l'écrivain fondées tout spécialement sur
le besoin de sécurité. Dans ce système tout le monde sera petit
propriétaire : pavillon et jardin de 500 mètres, transmissibles
héréditairement et assurés contre les risques et l'accaparement.
Le problème de la sécurité est un des soucis majeurs des Français,
dont 90 sur 100 rêvent d'« être et de mourir fonctionnaire ».
Céline admet cette préoccupation élémentaire, car constate-t-il
ironiquement :
« C'est toujours des douillets nantis, des fils bien dotés d'archevêques qui vous parlent des beautés de l'angoisse. » (Les Beaux draps, p. 140)
Sans
qu'il développe cette idée Céline paraît souhaiter
l'établissement d'un système de Sécurité sociale très poussé,
protégeant contre le maximum de risques en particulier ceux de
chômage, maladie et vieillesse.
Pour
assurer la sécurité de l'emploi et le fonctionnement de son régime
de salaire national unique, il préconise des mesures d'inspiration
communiste : nationalisation des banques, mines, chemins de fer,
assurances, grands magasins, industries..., kolkozification de
l'agriculture. Il pense supprimer ainsi le chômage et s'intéresse
encore aux paresseux qu'il met en prison, aux malades qu'il soigne,
et aux poètes, qu'il occupe à faire des dessins animés aptes à
relever le niveau des âmes.
Dans
un chapitre des Beaux draps, Céline pose la question du
nombre d'heures de travail à imposer à l'ouvrier. Ironisant sur les
« jeunes redresseurs », qui pleins de bonne foi parmi leurs
statistiques invoquent le travail salut, le travail fétiche et
remède de la France, il leur oppose les « pas abstraits », ceux
qui vont « trimer la chose ». L'usine est un mal nécessaire qu'il
faut accepter mais sans le dissimuler sous de flatteuses
descriptions. 35 heures de travail lui semblent alors le maximum que
puisse supporter un homme, ouvrier d'usine ou employé de magasin,
qui doit affronter le bavardage des clientes « aussi casse crâne
qu'une essoreuse broyeuse à bennes ».
Tel
se présente le communisme « Labiche » de Céline : répartition
égalitaire des biens, aménagement du travail, des loisirs, de
l'habitation en vue de satisfaire aux besoins de sécurité et petit
confort dont l'écrivain imagine l'homme avide. Comment apprécier un
tel programme ? Il est aisé, et la plupart des commentateurs de
Céline ont fait ce choix, de sourire avec indulgence aux errances de
l'auteur turbulent devenu rêveur naïf et, avec en exergue les
poètes occupés à faire des dessins animés, de ranger ce
communisme « Labiche » parmi les utopies inoffensives et désuètes.
S'il ne convient certes pas d'ôter à ces propositions leur
caractère de simples esquisses ou ébauches et si l'on doit
regretter le silence de l'écrivain quant aux modalités
d'application et aux possibilités de réalisation de son programme,
il convient aussi de mettre en valeur un aspect habituellement
négligé de ce système : le communisme « Labiche » est
révolutionnaire. C'est une coupure nette et brutale avec le système
social en vigueur, un bouleversement de l'organisation économique,
une mutation profonde des rapports sociaux. Nationalisation,
kolkozification, salaire unique, le socialisme de Céline va, sur
tous ces problèmes au delà du communisme, l'application d'un tel
programme se voulant immédiate, et l'écrivain se disant prêt pour
sa part. Sous des apparences anodines, le communisme « Labiche »
est en réalité « explosif ». Mis en pratique, il se rapprocherait
plus de la révolution permanente chinoise que du communisme
soviétique. Mais il s'accompagne de recherches spiritualistes,
assorties de propositions qui le transforment très sensiblement.
Le
programme, auquel nous avons donné cette qualification très
générale de « spiritualisme », consiste en l'ébauche des
solutions proposées aux maux dénoncés du matérialisme. Le
portrait type d'un Céline rustre, grossier, haineux, avide, acharné
destructeur, subit une métamorphose. Le calculateur s'avère naïf,
le nihiliste se perd en vastes projets, le haineux devient homme de
foi. Il fait sienne la belle maxime de Gaston Bachelard : « Rendre
heureuse l'imagination2
». Ces aspirations idéalistes font de lui à la fois un homme du
passé et un visionnaire. Le passé se confond pour lui avec le Moyen
Âge, siècle de foi, et cet appel à une tradition ancienne a
lui-même une signification révolutionnaire selon la démonstration
de Peguy. La vision c'est celle du douloureux prophète de la
faillite du matérialisme et de l'homme-robot, qui tente de leur
opposer la renaissance spiritualiste des assoiffés d'idéal.
Le
programme spiritualiste est exposé dans Les Beaux draps. La
rénovation spirituelle y est entreprise à partir de deux
institutions : la famille et l'école.
Céline
constate avec amertume la crise de la natalité que traverse la
France : « L'entrain à la vie n'existe plus. » Il ironise sur le
Code de la famille, que le décret-loi du 29 juillet 1939 venait
d'instaurer, le traite d'« éthique et chafoin », « code de
ratatinés discutailleux préservatifs ». Il s'emporte contre les «
décrets de pudeur », inspirés, dit-il, par la richissime maîtresse
d'un président du conseil. Tout ceci n'est que tartufferies, le
programme familial de Céline est beaucoup plus ambitieux. Il s'agit
en somme de recréer la France à partir de la notion de famille.
Toutes les familles de France seront réunies en une seule avec «
égalité de ressources, de droit, de fraternité ».
Le
salaire national unique permettra l'égalité des ressources et
l'avènement de la respectabilité dans un pays :
« où y aura plus du tout de bâtards, de cendrillons, de poil de carotte, de bagnes d'enfants, "d'Assistance", où la soupe serait la même pour tous. » (Les Beaux draps, p. 152)
Programme
noble et généreux, difficile à mettre en pratique, les exigences
et les espoirs de Céline ne semblent pas connaître de limites ; le
prouvent bien ses propos sur la fraternité et l'altruisme absolu
qu'il voudrait voir régner entre les familles. Il faut,
précise-t-il, que les enfants des autres vous deviennent presque
aussi chers que vos propres enfants. Le grand bouleversement social
s'analyse en un avènement de « papas et mamans partout ».
L'espérance d'un tel altruisme, d'une telle communion entre les
hommes, est réellement surprenante sous le plume de Céline, une
telle candeur naïve surprend. Les
Beaux draps
datent de 1941, et l'introduction du « familialisme » dans la
politique était à la mode avec Vichy. Céline sans doute s'en
inspirait, le laisserait penser cette phrase, qu'il ne précise
d'ailleurs pas :
« une seule famille, un seul papa dictateur et respecté » (Les Beaux draps, p. 152)
Il
s'attarde plus longuement sur la question scolaire. Dans Bagatelles
pour un massacre
il s'était déjà livré à de violentes attaques contre le système
d'enseignement, en particulier le lycée, qu'il opposait à l'école
communale. Il se laissait entraîner par les mots, le rythme de la
phrase et la condition des jeunes lycéens devenait cette fresque
quasi dantesque :
« Ils resteront affublés, ravis, pénétrés, solennels encuistrés de toutes leurs membrures... soufflés de vide gréco-romain, de cette "humanité" bouffonne, cette fausse humilité, cette fantastique friperie gratuite, prétentieux roucoulis de formules, abrutissant tambourin d'axiomes, maniée, brandie d'âge en âge, pour l'abrutissment des jeunes, par la pire clique parasiteuse, phrasuleuse, sournoise, retranchée, politicarde, théorique vermoulue, profiteuse, inextirpable, retorse, incompétente, énucoïde, de l'Univers : le Corps stupide enseignant... » (Bagatelles pour un massacre, p. 106)
Ces
anathèmes contre le système scolaire en vigueur et contre les
professeurs, qui n'auront pas plus de force en mai 1968, avaient déjà
été lancés par de nombreux écrivains et en particulier « le fils
de la rempailleuse de chaise ». Par ailleurs un rapprochement
pourrait être fait entre Céline et J. Vallès, dont les jeunesses
sinon les tempéraments présentent beaucoup de points de communs :
même enfances non bourgeoises, mêmes souvenirs cruels sur la
famille3,
même apprentissage de la vie par les petits métiers pittoresques4,
même mépris pour le collège et les humanités classiques clamé
par ces autodidactes à demi. C'est ainsi que J. Vallès dédiera
l'un des ouvrages de sa trilogie, Le
Bachelier,
« A tous ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim.
»
Pour
Céline une politique de rénovation doit être entreprise à partir
de l'enfance, « notre seul salut ». Rejoignant les théories
freudiennes, il prétend qu'à l'âge de douze ans un homme est
émotivement achevé. Or l'enfance est menacée par le système
scolaire en vigueur. « Grande mutilante de la jeunesse », l'école
transforme les jeunes enfants poètes et guillerets en, en cancres
butés presque parfaits vieillards à l'âge de douze ans. C'est
l'interpellation fameuse : « O pions fabricants de déserts ! »
Rien ne peut se faire sans ou hors l'école, il convient donc de la
rénover, de la recréer entièrement, d'en faire un lieu heureux et
fructueux à l'âme : « L'école doit devenir magique ou
disparaître, bagne figé. »
L'école
formera l'enfant aux seules choses « utiles » dans la vie : le
goût, l'enthousiasme, la passion. (On connait le mépris affiché
par Céline à l'égard du mot « utile », d'où le paradoxe de son
emploi ici.)
La
formule célinienne pour que soit réalisé un tel programme est la
suivante : « Le Salut par les Beaux Arts », salut de l'homme et de
la société à qui on fait retrouver gaîté et force créatrice.
L'école doit s'efforcer d'épanouir la musique intérieure que
chacun porte en soi, écho timide du bonheur. Il faut préserver le
rêve de l'enfant, inculquer à l'élève le goût des fables, des
légendes, du merveilleux qui le délivrera de l'angoisse, dont le
chaos de la civilisation mécanique l'accable. L'école ne
s'organisera pas :
« à partir des sciences exactes, du Code civil, où des morales impassibles, mais reprenant tout des Beaux-Arts, de l'enthousiasme, de l'émotion du don vivant de création, du charme de race, toutes les bonnes choses dont on ne veut plus. » (Les Beaux draps, p. 169)
Les
programmes scolaires se consacreront aux disciplines traditionnelles,
mais donneront la primeur à celles susceptibles d'épanouir l'enfant
dans ce qu'il a de plus vital. Ils développeront son goût, sa
sensibilité, son sens artistique en faisant une large place à
l'enseignment de la musique, de la peinture, de la danse... et à
certaines disciplines communautaires : chants en choeur, ballets...
Il ne faut pas croire que la qualité d'artiste est
exceptionnellement accordée à l'individu, bien au contraire. Tout
le monde naît artiste :
« tout homme ayant un coeur qui bat possède aussi sa chanson, sa petite musique personnelle, son rythme enchanteur au fond de ses 36°8, autrement il vivrait pas. » (Les Beaux draps, p. 171)
Boileau,
Goethe ont exprimé cette même idée, et aussi Proudhon écrivant :
« Nous avons tous le germe5.
»
Les
programmes scolaires s'attacheront ensuite à l'épanouissement
physique de l'enfant en accordant une large place à la pratique
assidue des sports :
« Il faut réapprendre à créer, à deviner humblement, passionnément, aux sources du corps... Que le corps reprenne goût de vivre, retrouve son plaisir, son rythme, sa verve déchue, les enchantements de son essor... L'esprit suivra bien !... L'esprit c'est un corps parfait... » (Les Beaux draps, p. 175)
C'est
une confusion de la beauté plastique et morale. L'écrivain qui
fréquentait et affectionnait les milieux de la danse paraît
s'inspirer ici de certaines théories chorégraphiques. Cet appel au
développement de la pratique des sports était un des lieux communs
des politiciens de l'époque, hommes du Front populaire ou de la
droite.
L'école
enfin, se consacre à l'épanouissement moral de l'enfant.
L'intransigeance et la rigueur des aspirations céliniennes le
rangent d'emblée parmi les plus sévères moralistes C'est ainsi
qu'il exige la « ferveur pour le gratuit » qui « seul est divin »,
détachement à la fois des biens matériels et des mesquineries du
caractère, morale de la grandeur et de la noblesse de coeur. Il
prêche le « culte des grands caractères », l'étude pour
l'exemple de la vie des ancêtres éminents. C'est une morale
ambitieuse, l'écrivain se laisse même aller à parler du « culte
de la perfection ».
Un
tel programme exige des maîtres de qualité. Quelle plus belle
définition donner des « vrais professeurs » :
« Gens au cours du merveilleux, de l'art d'échauffer la vie, non la refroidir, de choyer les enthousiasmes, non les raplatir, l'enthousiasme le "Dieu en nous", aux désirs de la Beauté devancer couleurs et harpes, hommes à recueillir les féeries qui prennent source à l'enfance. » (Les Beaux draps, p. 177)
L'enfant
ira à l'école jusqu'à 15, 16 ans ; une telle prolongation de la
durée des études est aujourd'hui officiellement admise.
Il
y a du religieux dans un tel système éducatif, initiation,
catéchuménat où l'on compte plus sur la générosité et
l'enthousiasme que sur l'énergie et l'ambition des élèves, où le
beau se trouve intimement confondu avec le bien, l'artiste avec le
moraliste et le mystique. Beaucoup d'écrivains et de sociologues ont
fait cette association et se sont dans ce but, attachés à tenter
d'introduire l'art dans la politique sociale. On peut encore évoquer
Proudhon et ses Principes
de l'art.
Mais cette rénovation, Céline ne l'envisage que sous l'angle du
système d'éducation des enfants et ne se soucie pas de rechercher
d'autres encadrements la prolongeant au niveau des adultes. Si l'on
devait réaliser son programme socialiste, cette lacune se révélerait
grave.
La
société rénovée idéale telle que le conçut Céline se
présenterait donc ainsi. L'enfance est heureuse : une famille que ne
tourmentent pas les soucis matériels, une école où sont entretenus
la gaîté, l'enthousiasme, les rêves, et épanouie la petite «
musique intérieure » de chacun. L'adolescent ne connaît pas les
soucis de recherche d'emploi (les nationalisations ont selon Céline
supprimé le chômage). L'adulte n'a plus de tourments matériels
immédiats ou futurs : petit confort et retraite assurés par le «
communisme Labiche ». L'altruisme et la bonne entente règnent entre
les individus qui sont préservés au mieux des déviations néfastes
du caractère : envie, jalousie, corruption, par l'égalité établie
devant l'argent. C'est une société heureuse, formée de sociétaires
heureux.
Ainsi
l'amer inquisiteur des vices de la nature humaine, déterministe
quant à la fatalité de ces vils instincts, semble bien verser,
quand il aborde les problèmes collectifs, dans l'utopisme le plus
complet. L'opposition est totale entre le réalisme cruel et noir,
avec lequel le romancier analyse l'individu, et l'idéalisme confiant
et naïf qu'il apporte à ses projets de réforme des sociétés,
dans Les
Beaux draps.
Le socialisme de Céline est bien dans la tradition du socialisme
français et on ne peut manquer de faire des rapprochements avec
certains précurseurs du XIXè siècle (en ne retenant par leur foi
envers le progrès et la science) tels Fourrier, « un des plus
grands satiriques de tous les temps » selon Engels, Proudhon,
L'Egalitaire,
Etienne Cabet, Pierre Leroux..., ces solitaires du socialisme, aux
conceptions certes très différentes mais marquées du sceau commun
de l'utopisme.
Un
qualificatif conviendrait bien au socialisme de Céline, c'est celui
de populiste. On a souvent fait du romancier du Voyage un populiste6,
le rapprochant de ce mouvement littéraire, défini dans un manifeste
paru en 1930 à l'initiative d'André Thérive et Léon Lemonnier. Ce
mouvement prétendait susciter des oeuvres tirant leur inspiration
directement du peuple et s'insurgeait contre le naturalisme jugé
artificiel. Par une analogie accidentelle (il n'y a pas de rapport
entre le mouvement littéraire français et le mouvement politique
russe) on pourrait rapprocher le socialisme de Céline du socialisme
dit populiste, mouvement qui s'exprima avec le plus de vigueur en
Russie au siècle dernier.
Ce
socialisme est affectif, ses caractères spiritualistes et moraux
sont très accentués, il donne à la politique des bases
émotionnelles et la confusion signalée par M. J. Touchard, à
propos de l'esprit de 487,
entre le « peuple-prolétariat » et le « peuple-humanité »
apparaît ici totale. Les socialistes populistes affichent une
méfiance absolue envers les idéologies, la science et, arguant du
primat du social, prétendent mépriser la politique. Ils seront
traités d'utopistes par les marxistes qui leur opposent un
socialisme scientifique.
Les
idées socialistes de Céline ont donc à première vue un aspect
incontestablement démodé, en ce qu'elles évoquent l'utopisme et
l'humanitarisme généreux tout autant que vague de certains
précurseurs du XIXè siècle beaucoup plus que les combats menés
dans l'entre-deux guerres par les partis et les syndicats
représentant les travailleurs, classe organisée et poursuivant des
objectifs politiques précis. Pourtant ce socialisme célinien
soutenu par un ardent spiritualisme peut aussi faire figure
d'avant-garde. Les révoltes de la seconde moitié du XXè siècle ne
sont plus seulement économiques et politiques mais aussi
métaphysiques. Les sociétés tout aussi désemparés que les hommes
paraissent de plus en plus hantées par cette « sensation que la
matière prolifère aux dépens de l'esprit... peur en somme que la
vie ne devienne mort8
». Les socialismes de demain pourraient s'inspirer d'une éthique
spiritualiste et le témoignage de Céline trouve parfaitement sa
place dans cette réponse, encore mal formulée, au désarroi d'une
époque.
Jacqueline
MORAND, Les idées politiques de Céline,
Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1972.
(Réédition en 2010 chez Écriture)
Disponible
sur Amazon.fr.
Notes
1-
Germinal,
n°1, 28 avril 1944.
2-
Gaston Bachelard, Le
Matérialisme rationnel,
PUF, 1953, p. 18.
3-
On peut distinguer à cet égard les écrivains déterminés contre
leur enfance : Stendhal, J. Vallès, Céline... et ceux qui en
gardent la nostalgie : Mauriac, Bernanos...
4-
J. Vallès raconte dans Jacques
Vingtras,
que, demi-nu dans une baignoire, il fut employé à faire de la
figuration pour le lancement publicitaire de la revue La
Nymphe.
5-
P.-J. Proudhon, Correspondance, t. II, p. 49.
6-
cf. P. De Boisdeffre, Histoire
vivante de la littérature d'aujourd'hui.
7-
J. Touchard, Histoire
des idées politiques,
Coll. Thémis, PUF, 1965, p. 581
8-
E. Ionesco, interview dans L'Express,
5-11 octobre 1970, p. 172.
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