dimanche 30 mars 2014

Le programme socialiste de CÉLINE par Jacqueline MORAND (1972)

L'analyse faite par Céline de la situation sociale est, nous avons pu le constater, extrêmement sombre, et la critique qui l'accompagne très virulente; A l'ampleur des récriminations devrait logiquement correspondre d'importants projets de réforme. Ce n'est pas le cas. Le « programme » socialiste de Céline est un ensemble assez confus de propositions diverses, qui prennent souvent la forme d'aspirations idéalisées présentées un peu au hasard, et qui ne sont ni appuyées par une démonstration rigoureuse, ni assorties de précisions, ce qu'on ne peut manquer de regretter. Cette disproportion est fréquente chez les pamphlétaires et tout spécialement chez les polémistes des années 30. Deux directions se distinguent dans le programme socialiste de Céline. Elles donnent la réplique aux procès intentés au communisme et au matérialisme. C'est d'une part l'égalitarisme et le communisme « Labiche », d'autre part, le spiritualisme. 


L'égalitarisme et le communisme « Labiche »

Dans une interview, accordé en 1941 à Claude Jamet, Céline prononçait cette phrase qui devait servir de titre à un article paru peu après : « L'égalitarisme ou la mort ». Il l'annonçait ainsi, expliquant qu'il s'agissait d'une solution apportée aux maux dénoncés du communisme : 
« Contre le jazz, il n'y a que le jazz hot... On ne renversera le communisme qu'en le dépassant, en en faisant plus... Contre la communisme, je ne vois rien que la Révolution, mais alors là, pardon ! La vraie ! Surcommunisme1 ! » 
Déjà, dans Bagatelles pour un massacre Céline avait affirmé sa vocation égalitariste. Il disait avoir découvert très jeune l'inégalité sociale, constatait qu'il avait toujours eu des besoins matériels modestes, et se tenait prêt au garde à vous, « le plus grand partageux qu'on aura jamais connu ».
Tant qu'on a pas tout donné, on n'a rien donné, poursuivait-il, et « Débrouillard » doit être supprimé en même temps que « Crédit »
C'est dans Les Beaux draps qu'il précise son égalitarisme. L'avènement de la justice sociale absolue est la première étape de la rénovation de la société. « Tant qu'on a pas ouvert Pognon », rien de sérieux ne peut être entrepris. Ce sera la « Révolution moyenneuse », programme ambitieux et brutale que Céline envisage ainsi : Un salaire national identique pour tous, qui varie entre 50 frs salaire minimum et 100 frs salaire maximum par jour. Un semblable maximum de 100 frs est prévu pour les rentes et les revenus. Le surplus passe à l'Etat. Un aménagement familial complète le système : accroissement progressif du salaire en fonction du nombre d'enfants avec un maximum de 300 frs par jour pour les familles nombreuses. Céline avait ici à l'esprit la crise de natalité qui sévissait en France, Egalité absolue pour tous, dictateur, génie ou terrassier, égalité physiologique, devant la faim et le besoin, telle est la première et necessaire condition à l'avènement de la justice sociale. Un tel programme est brutal et ne manquera pas de soulever des protestations, Céline prévoit celles de l'« Elite », terme vague, englobant ceux qui assuement des responsabilités de direction et commandement. L'élite s'insurge, trouve que les « 100 frs » ne conviennent pas à son nécessaire prestige, qu'il est insensé qu'un Directeur des Chemins de fer soit plus médiocrement salarié que son lampiste lorsque ce dernier est père de famille nombreuse. Mais l'élite c'est l'exemple, et Céline poursuit : 
« C'est là qu'on va voir ce que ça pèse non dans les mots, mais dans les faits l'amour de la France... l'enfiévrante passion du bien général... le culte patriote... le désintéressement sacré... les plus hautes cimes d'abnégation... Ah ! ça va être un bon moment ! » (Les Beaux draps, p. 181) 
Après ce « bon moment », et sur ces bases égalitaristes, Céline établit son communisme « Labiche ».
Le communisme « Labiche » c'est un communisme petit bourgeois, c'est-à-dire adapté à l'homme et à ses aspirations fondamentales, telles que les conçoit l'écrivain fondées tout spécialement sur le besoin de sécurité. Dans ce système tout le monde sera petit propriétaire : pavillon et jardin de 500 mètres, transmissibles héréditairement et assurés contre les risques et l'accaparement. Le problème de la sécurité est un des soucis majeurs des Français, dont 90 sur 100 rêvent d'« être et de mourir fonctionnaire ». Céline admet cette préoccupation élémentaire, car constate-t-il ironiquement : 
« C'est toujours des douillets nantis, des fils bien dotés d'archevêques qui vous parlent des beautés de l'angoisse. » (Les Beaux draps, p. 140) 
Sans qu'il développe cette idée Céline paraît souhaiter l'établissement d'un système de Sécurité sociale très poussé, protégeant contre le maximum de risques en particulier ceux de chômage, maladie et vieillesse.
Pour assurer la sécurité de l'emploi et le fonctionnement de son régime de salaire national unique, il préconise des mesures d'inspiration communiste : nationalisation des banques, mines, chemins de fer, assurances, grands magasins, industries..., kolkozification de l'agriculture. Il pense supprimer ainsi le chômage et s'intéresse encore aux paresseux qu'il met en prison, aux malades qu'il soigne, et aux poètes, qu'il occupe à faire des dessins animés aptes à relever le niveau des âmes.
Dans un chapitre des Beaux draps, Céline pose la question du nombre d'heures de travail à imposer à l'ouvrier. Ironisant sur les « jeunes redresseurs », qui pleins de bonne foi parmi leurs statistiques invoquent le travail salut, le travail fétiche et remède de la France, il leur oppose les « pas abstraits », ceux qui vont « trimer la chose ». L'usine est un mal nécessaire qu'il faut accepter mais sans le dissimuler sous de flatteuses descriptions. 35 heures de travail lui semblent alors le maximum que puisse supporter un homme, ouvrier d'usine ou employé de magasin, qui doit affronter le bavardage des clientes « aussi casse crâne qu'une essoreuse broyeuse à bennes ».
Tel se présente le communisme « Labiche » de Céline : répartition égalitaire des biens, aménagement du travail, des loisirs, de l'habitation en vue de satisfaire aux besoins de sécurité et petit confort dont l'écrivain imagine l'homme avide. Comment apprécier un tel programme ? Il est aisé, et la plupart des commentateurs de Céline ont fait ce choix, de sourire avec indulgence aux errances de l'auteur turbulent devenu rêveur naïf et, avec en exergue les poètes occupés à faire des dessins animés, de ranger ce communisme « Labiche » parmi les utopies inoffensives et désuètes. S'il ne convient certes pas d'ôter à ces propositions leur caractère de simples esquisses ou ébauches et si l'on doit regretter le silence de l'écrivain quant aux modalités d'application et aux possibilités de réalisation de son programme, il convient aussi de mettre en valeur un aspect habituellement négligé de ce système : le communisme « Labiche » est révolutionnaire. C'est une coupure nette et brutale avec le système social en vigueur, un bouleversement de l'organisation économique, une mutation profonde des rapports sociaux. Nationalisation, kolkozification, salaire unique, le socialisme de Céline va, sur tous ces problèmes au delà du communisme, l'application d'un tel programme se voulant immédiate, et l'écrivain se disant prêt pour sa part. Sous des apparences anodines, le communisme « Labiche » est en réalité « explosif ». Mis en pratique, il se rapprocherait plus de la révolution permanente chinoise que du communisme soviétique. Mais il s'accompagne de recherches spiritualistes, assorties de propositions qui le transforment très sensiblement.


Le spiritualisme

Le programme, auquel nous avons donné cette qualification très générale de « spiritualisme », consiste en l'ébauche des solutions proposées aux maux dénoncés du matérialisme. Le portrait type d'un Céline rustre, grossier, haineux, avide, acharné destructeur, subit une métamorphose. Le calculateur s'avère naïf, le nihiliste se perd en vastes projets, le haineux devient homme de foi. Il fait sienne la belle maxime de Gaston Bachelard : « Rendre heureuse l'imagination2 ». Ces aspirations idéalistes font de lui à la fois un homme du passé et un visionnaire. Le passé se confond pour lui avec le Moyen Âge, siècle de foi, et cet appel à une tradition ancienne a lui-même une signification révolutionnaire selon la démonstration de Peguy. La vision c'est celle du douloureux prophète de la faillite du matérialisme et de l'homme-robot, qui tente de leur opposer la renaissance spiritualiste des assoiffés d'idéal.
Le programme spiritualiste est exposé dans Les Beaux draps. La rénovation spirituelle y est entreprise à partir de deux institutions : la famille et l'école.
Céline constate avec amertume la crise de la natalité que traverse la France : « L'entrain à la vie n'existe plus. » Il ironise sur le Code de la famille, que le décret-loi du 29 juillet 1939 venait d'instaurer, le traite d'« éthique et chafoin », « code de ratatinés discutailleux préservatifs ». Il s'emporte contre les « décrets de pudeur », inspirés, dit-il, par la richissime maîtresse d'un président du conseil. Tout ceci n'est que tartufferies, le programme familial de Céline est beaucoup plus ambitieux. Il s'agit en somme de recréer la France à partir de la notion de famille. Toutes les familles de France seront réunies en une seule avec « égalité de ressources, de droit, de fraternité ».
Le salaire national unique permettra l'égalité des ressources et l'avènement de la respectabilité dans un pays : 
« où y aura plus du tout de bâtards, de cendrillons, de poil de carotte, de bagnes d'enfants, "d'Assistance", où la soupe serait la même pour tous. » (Les Beaux draps, p. 152) 
Programme noble et généreux, difficile à mettre en pratique, les exigences et les espoirs de Céline ne semblent pas connaître de limites ; le prouvent bien ses propos sur la fraternité et l'altruisme absolu qu'il voudrait voir régner entre les familles. Il faut, précise-t-il, que les enfants des autres vous deviennent presque aussi chers que vos propres enfants. Le grand bouleversement social s'analyse en un avènement de « papas et mamans partout ». L'espérance d'un tel altruisme, d'une telle communion entre les hommes, est réellement surprenante sous le plume de Céline, une telle candeur naïve surprend. Les Beaux draps datent de 1941, et l'introduction du « familialisme » dans la politique était à la mode avec Vichy. Céline sans doute s'en inspirait, le laisserait penser cette phrase, qu'il ne précise d'ailleurs pas :
« une seule famille, un seul papa dictateur et respecté » (Les Beaux draps, p. 152)
Il s'attarde plus longuement sur la question scolaire. Dans Bagatelles pour un massacre il s'était déjà livré à de violentes attaques contre le système d'enseignement, en particulier le lycée, qu'il opposait à l'école communale. Il se laissait entraîner par les mots, le rythme de la phrase et la condition des jeunes lycéens devenait cette fresque quasi dantesque :
« Ils resteront affublés, ravis, pénétrés, solennels encuistrés de toutes leurs membrures... soufflés de vide gréco-romain, de cette "humanité" bouffonne, cette fausse humilité, cette fantastique friperie gratuite, prétentieux roucoulis de formules, abrutissant tambourin d'axiomes, maniée, brandie d'âge en âge, pour l'abrutissment des jeunes, par la pire clique parasiteuse, phrasuleuse, sournoise, retranchée, politicarde, théorique vermoulue, profiteuse, inextirpable, retorse, incompétente, énucoïde, de l'Univers : le Corps stupide enseignant... » (Bagatelles pour un massacre, p. 106)
Ces anathèmes contre le système scolaire en vigueur et contre les professeurs, qui n'auront pas plus de force en mai 1968, avaient déjà été lancés par de nombreux écrivains et en particulier « le fils de la rempailleuse de chaise ». Par ailleurs un rapprochement pourrait être fait entre Céline et J. Vallès, dont les jeunesses sinon les tempéraments présentent beaucoup de points de communs : même enfances non bourgeoises, mêmes souvenirs cruels sur la famille3, même apprentissage de la vie par les petits métiers pittoresques4, même mépris pour le collège et les humanités classiques clamé par ces autodidactes à demi. C'est ainsi que J. Vallès dédiera l'un des ouvrages de sa trilogie, Le Bachelier, « A tous ceux qui, nourris de grec et de latin, sont morts de faim. »

Pour Céline une politique de rénovation doit être entreprise à partir de l'enfance, « notre seul salut ». Rejoignant les théories freudiennes, il prétend qu'à l'âge de douze ans un homme est émotivement achevé. Or l'enfance est menacée par le système scolaire en vigueur. « Grande mutilante de la jeunesse », l'école transforme les jeunes enfants poètes et guillerets en, en cancres butés presque parfaits vieillards à l'âge de douze ans. C'est l'interpellation fameuse : « O pions fabricants de déserts ! » Rien ne peut se faire sans ou hors l'école, il convient donc de la rénover, de la recréer entièrement, d'en faire un lieu heureux et fructueux à l'âme : « L'école doit devenir magique ou disparaître, bagne figé. »
L'école formera l'enfant aux seules choses « utiles » dans la vie : le goût, l'enthousiasme, la passion. (On connait le mépris affiché par Céline à l'égard du mot « utile », d'où le paradoxe de son emploi ici.) 
La formule célinienne pour que soit réalisé un tel programme est la suivante : « Le Salut par les Beaux Arts », salut de l'homme et de la société à qui on fait retrouver gaîté et force créatrice. L'école doit s'efforcer d'épanouir la musique intérieure que chacun porte en soi, écho timide du bonheur. Il faut préserver le rêve de l'enfant, inculquer à l'élève le goût des fables, des légendes, du merveilleux qui le délivrera de l'angoisse, dont le chaos de la civilisation mécanique l'accable. L'école ne s'organisera pas :
« à partir des sciences exactes, du Code civil, où des morales impassibles, mais reprenant tout des Beaux-Arts, de l'enthousiasme, de l'émotion du don vivant de création, du charme de race, toutes les bonnes choses dont on ne veut plus. » (Les Beaux draps, p. 169)
Les programmes scolaires se consacreront aux disciplines traditionnelles, mais donneront la primeur à celles susceptibles d'épanouir l'enfant dans ce qu'il a de plus vital. Ils développeront son goût, sa sensibilité, son sens artistique en faisant une large place à l'enseignment de la musique, de la peinture, de la danse... et à certaines disciplines communautaires : chants en choeur, ballets... Il ne faut pas croire que la qualité d'artiste est exceptionnellement accordée à l'individu, bien au contraire. Tout le monde naît artiste :
 « tout homme ayant un coeur qui bat possède aussi sa chanson, sa petite musique personnelle, son rythme enchanteur au fond de ses 36°8, autrement il vivrait pas. » (Les Beaux draps, p. 171)
Boileau, Goethe ont exprimé cette même idée, et aussi Proudhon écrivant : « Nous avons tous le germe5. » 
Les programmes scolaires s'attacheront ensuite à l'épanouissement physique de l'enfant en accordant une large place à la pratique assidue des sports :

« Il faut réapprendre à créer, à deviner humblement, passionnément, aux sources du corps... Que le corps reprenne goût de vivre, retrouve son plaisir, son rythme, sa verve déchue, les enchantements de son essor... L'esprit suivra bien !... L'esprit c'est un corps parfait... » (Les Beaux draps, p. 175)
C'est une confusion de la beauté plastique et morale. L'écrivain qui fréquentait et affectionnait les milieux de la danse paraît s'inspirer ici de certaines théories chorégraphiques. Cet appel au développement de la pratique des sports était un des lieux communs des politiciens de l'époque, hommes du Front populaire ou de la droite.
L'école enfin, se consacre à l'épanouissement moral de l'enfant. L'intransigeance et la rigueur des aspirations céliniennes le rangent d'emblée parmi les plus sévères moralistes C'est ainsi qu'il exige la « ferveur pour le gratuit » qui « seul est divin », détachement à la fois des biens matériels et des mesquineries du caractère, morale de la grandeur et de la noblesse de coeur. Il prêche le « culte des grands caractères », l'étude pour l'exemple de la vie des ancêtres éminents. C'est une morale ambitieuse, l'écrivain se laisse même aller à parler du « culte de la perfection ».
Un tel programme exige des maîtres de qualité. Quelle plus belle définition donner des « vrais professeurs » :
« Gens au cours du merveilleux, de l'art d'échauffer la vie, non la refroidir, de choyer les enthousiasmes, non les raplatir, l'enthousiasme le "Dieu en nous", aux désirs de la Beauté devancer couleurs et harpes, hommes à recueillir les féeries qui prennent source à l'enfance. » (Les Beaux draps, p. 177)
L'enfant ira à l'école jusqu'à 15, 16 ans ; une telle prolongation de la durée des études est aujourd'hui officiellement admise.
Il y a du religieux dans un tel système éducatif, initiation, catéchuménat où l'on compte plus sur la générosité et l'enthousiasme que sur l'énergie et l'ambition des élèves, où le beau se trouve intimement confondu avec le bien, l'artiste avec le moraliste et le mystique. Beaucoup d'écrivains et de sociologues ont fait cette association et se sont dans ce but, attachés à tenter d'introduire l'art dans la politique sociale. On peut encore évoquer Proudhon et ses Principes de l'art. Mais cette rénovation, Céline ne l'envisage que sous l'angle du système d'éducation des enfants et ne se soucie pas de rechercher d'autres encadrements la prolongeant au niveau des adultes. Si l'on devait réaliser son programme socialiste, cette lacune se révélerait grave.

La société rénovée idéale telle que le conçut Céline se présenterait donc ainsi. L'enfance est heureuse : une famille que ne tourmentent pas les soucis matériels, une école où sont entretenus la gaîté, l'enthousiasme, les rêves, et épanouie la petite « musique intérieure » de chacun. L'adolescent ne connaît pas les soucis de recherche d'emploi (les nationalisations ont selon Céline supprimé le chômage). L'adulte n'a plus de tourments matériels immédiats ou futurs : petit confort et retraite assurés par le « communisme Labiche ». L'altruisme et la bonne entente règnent entre les individus qui sont préservés au mieux des déviations néfastes du caractère : envie, jalousie, corruption, par l'égalité établie devant l'argent. C'est une société heureuse, formée de sociétaires heureux.
Ainsi l'amer inquisiteur des vices de la nature humaine, déterministe quant à la fatalité de ces vils instincts, semble bien verser, quand il aborde les problèmes collectifs, dans l'utopisme le plus complet. L'opposition est totale entre le réalisme cruel et noir, avec lequel le romancier analyse l'individu, et l'idéalisme confiant et naïf qu'il apporte à ses projets de réforme des sociétés, dans Les Beaux draps. Le socialisme de Céline est bien dans la tradition du socialisme français et on ne peut manquer de faire des rapprochements avec certains précurseurs du XIXè siècle (en ne retenant par leur foi envers le progrès et la science) tels Fourrier, « un des plus grands satiriques de tous les temps » selon Engels, Proudhon, L'Egalitaire, Etienne Cabet, Pierre Leroux..., ces solitaires du socialisme, aux conceptions certes très différentes mais marquées du sceau commun de l'utopisme.
Un qualificatif conviendrait bien au socialisme de Céline, c'est celui de populiste. On a souvent fait du romancier du Voyage un populiste6, le rapprochant de ce mouvement littéraire, défini dans un manifeste paru en 1930 à l'initiative d'André Thérive et Léon Lemonnier. Ce mouvement prétendait susciter des oeuvres tirant leur inspiration directement du peuple et s'insurgeait contre le naturalisme jugé artificiel. Par une analogie accidentelle (il n'y a pas de rapport entre le mouvement littéraire français et le mouvement politique russe) on pourrait rapprocher le socialisme de Céline du socialisme dit populiste, mouvement qui s'exprima avec le plus de vigueur en Russie au siècle dernier.
Ce socialisme est affectif, ses caractères spiritualistes et moraux sont très accentués, il donne à la politique des bases émotionnelles et la confusion signalée par M. J. Touchard, à propos de l'esprit de 487, entre le « peuple-prolétariat » et le « peuple-humanité » apparaît ici totale. Les socialistes populistes affichent une méfiance absolue envers les idéologies, la science et, arguant du primat du social, prétendent mépriser la politique. Ils seront traités d'utopistes par les marxistes qui leur opposent un socialisme scientifique.
Les idées socialistes de Céline ont donc à première vue un aspect incontestablement démodé, en ce qu'elles évoquent l'utopisme et l'humanitarisme généreux tout autant que vague de certains précurseurs du XIXè siècle beaucoup plus que les combats menés dans l'entre-deux guerres par les partis et les syndicats représentant les travailleurs, classe organisée et poursuivant des objectifs politiques précis. Pourtant ce socialisme célinien soutenu par un ardent spiritualisme peut aussi faire figure d'avant-garde. Les révoltes de la seconde moitié du XXè siècle ne sont plus seulement économiques et politiques mais aussi métaphysiques. Les sociétés tout aussi désemparés que les hommes paraissent de plus en plus hantées par cette « sensation que la matière prolifère aux dépens de l'esprit... peur en somme que la vie ne devienne mort8 ». Les socialismes de demain pourraient s'inspirer d'une éthique spiritualiste et le témoignage de Céline trouve parfaitement sa place dans cette réponse, encore mal formulée, au désarroi d'une époque.


Jacqueline MORAND, Les idées politiques de Céline, Librairie générale de droit et de jurisprudence, Paris, 1972. (Réédition en 2010 chez Écriture)
Disponible sur Amazon.fr.


Notes
1- Germinal, n°1, 28 avril 1944.
2- Gaston Bachelard, Le Matérialisme rationnel, PUF, 1953, p. 18.
3- On peut distinguer à cet égard les écrivains déterminés contre leur enfance : Stendhal, J. Vallès, Céline... et ceux qui en gardent la nostalgie : Mauriac, Bernanos...
4- J. Vallès raconte dans Jacques Vingtras, que, demi-nu dans une baignoire, il fut employé à faire de la figuration pour le lancement publicitaire de la revue La Nymphe.
5- P.-J. Proudhon, Correspondance, t. II, p. 49.
6- cf. P. De Boisdeffre, Histoire vivante de la littérature d'aujourd'hui.
7- J. Touchard, Histoire des idées politiques, Coll. Thémis, PUF, 1965, p. 581
8- E. Ionesco, interview dans L'Express, 5-11 octobre 1970, p. 172.

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