Hebdomadaire belge paraissant sous divers titres entre 1944 et le début des années 1980 (Grande-Bretagne, Europe-Amérique puis Europe-Magazine), Europe-Amérique est un journal d'« images, enquêtes et reportages » classé à droite de l'échiquier politique puis à l'extrême droite. Dans la troisième partie d'un article sur « la vérité sur la mort de Doriot » publié dans son n°25 du 29 novembre 1945, le journal évoque les derniers jours de la présence de la délégation française à Sigmaringen. Avant d'évoquer le sort de Laval puis celui du Maréchal Pétain, l'auteur de l'article rend compte de l'atmosphère du réduit français avec « son train-train prétentieux et inutile, fait de potins, de fêtes galantes, de jalousies, d'intrigues et d'espionnage » et de brosser quelques scènes qui ne sont pas sans nous rappeler D'un château l'autre, où si certains connaissent la misère : « au buffet de la gare [...] c'était l'entassement indescriptible de soldats allemands permissionnaires, de paysans wurtembergeois embarrassés de paniers, de sacs et de colis, au milieu desquels les Français s'efforçaient de trouver une petite place pour poser un pied, allonger une jambe ou plier un bras. », d'autres tentent de l'oublier avec « les soirées littéraires ou artistiques, des soirées de music-hall ; [...] des récitals d'orgue ». Le plus ridicule restant « le véritable spectacle [...] des acteurs qui avaient été les maîtres de la France et qui, en dépit des déclarations du maréchal Pétain, en dépit de ses protestations, se prenaient encore au sérieux et se croyaient encore investis d'un pouvoir légal. »
Nous reproduisons ici le passage consacré à Louis-Ferdinand Céline sous-titré « Voyage au bout de la nuit », semble t-il inédit, en tous cas non référencé, selon nos informations, dans la Bibliographie des articles de presse et des études en langue française consacrés à L.-F. Céline. 1914-1961 (Du Lérot, 2011).
VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT
Pendant ce temps, les troupes Alliées progressaient avec régularité sur tous les fronts. La machine de guerre allemande fonctionnait de plus en plus mal, et les fameuses armes secrètes ne faisaient toujours pas leur apparition.
Par contre, des nouvelles arrivaient à Sigmaringen qui n'étaient pas faites pour remonter un moral à zéro ! On apprenait que la fameuse division française SS « Charlemagne » engagée sur le front de l'Est près de Dantzig, avait été presque entièrement décimée.
Louis-Ferdinand Céline, pessimiste dès la première heure, ne cachait plus son dégoût. Il était à peine capable de révolte. Il était las d'avoir eu raison, d'avoir crié « casse-cou » à ses indolents compatriotes bornés. Sa fulgurante passion dévastatrice était éteinte. Pourtant, il avait encore des accès « céliniens », témoin ce monologue tenu devant un de ses amis où il se pastichait lui-même, tout en radotant :
« C'est écrit... l'affaire est dans le sac... les allemands sont archi-foutus, emballez les os et plantez un saule, les tripes d'un côté, les gambilles de l'autre... Un drôle de bignolage, d'ailleurs, d'ailleurs, y comprennent rien à ce qui se passe... Mais les français de Sig... alors eux... bouchés, aveugles... y pigent pas que les américains et les anglais vont les cueillir comme des fleurs et les mettre au poteau... Valsez fantoches... à la ballade des fusillés... »
Tout cela dit d'un ton rogue, bourru, à la Céline, souligné par un regard d'un bleu profond, légèrement rêveur, terriblement intelligent et blasé.
Puis, continuant sur un ton de confidence sérieuse :
« Mais j'suis pas fou, je fous le camp ! Qu'ils crèvent s'ils veulent, ces révolutionnaires fonctionnaires... moi, je quitte le bled... Adieu Sigmaringen... J'en ai assez ; pour mon compte, terminé le ballet des crabes... J'fous le camp en Norvège... Là-bas je ne verrai plus leurs faces de pierrots et de jean-foutre... Adieu les gens de la Kollabo... je m'en vais au pays de Lacs... »
Et il s'éloignait dans son étrange accoutrement habituel : canadienne crasseuse, jadis blanche, gants de laine pendus à une longue ficelle autour du cou, une serviette de cuir à la main et, le plus souvent, sous le bras un curieux sac de caoutchouc, dans lequel était enfermé un petit chat noir qui sortait seulement la tête en clignant des yeux.
Un jour que tout Sigmaringen était allé à la « Deutsches Haus » écouter Léon Degrelle, qui faisait un discours sur l'Europe nouvelle et le redressement de la France, Céline, invité, arriva en retard à la conférence. Il chercha une place mais n'en aperçut une qu'au second rang de l'assistance. Placidement, de sa démarche de pachyderme, vêtu de son inséparable canadienne, le chat sous le bras, la serviette de cuir à la main, il traversait l'allée centrale pour aller s'asseoir, quand Degrelle dans le feu de sa péroraison et ne connaissant pas de vue l'auteur des « Bagatelles pour un massacre » s'écria : ... « la France pour se redresser a besoin d'un type d'homme nouveau, et ce n'est pas avec des pantouflards qui se baladent avec un chat sous le bras et une serviette à la main qu'on pourra refaire une Nation puissante... ». Céline s'arrêta, le regarda l'air étonné, haussa tranquillement les épaules et, tournant le dos à Degrelle qui continuait, il sortit l'air très digne...
N'ayant prévenu personne d'autre que Rebatet et l'ami à qui il avait fait la confidence rapportée ci-dessus, Céline, au milieu du mois de mars, quitta, un beau soir, Sigmaringen pour la Norvège, avec sa femme, sa canadienne blanche, ses gants et leur ficelle, et le chat dans le petit sac de caoutchouc...
C'était le premier départ de Sigmaringen. Sentant de loin... l'approche des troupes Alliées, « le prophète » Céline fuyait leur arrivée, avec une avance de plus d'un mois sur ses compatriotes.
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Nos remerciements les plus sincères à Jean-François DUVIOL qui a eu la gentillesse de nous transmettre ce document.
Pas vraiment inédit. Ces propos de Céline ont été recueillis par André Brissaud (1920-1996). Voir la lettre que Céline lui écrivit de Copenhague en mai 1947 et son livre « Pétain à Sigmaringen, 1944-1945 » (Librairie Académique Perrin, 1966). Après la guerre, Brissaud collabora activement à la presse belge, notamment dans « Le Phare dimanche » où il signa plusieurs articles en faveur de Céline exilé, entre autres sous le pseudonyme anagrammatique « Denis d’Aubras ».
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