Agrégé
de Lettres modernes, Docteur ès-Lettres et Professeur honoraire en
classes préparatoires aux Grandes Écoles,
Pierre-Marie Miroux a publié en 2006 Matière et lumière : la
mort dans l'oeuvre de L.F. Céline aux éditions de la Société
d'études céliniennes, dont il est un membre actif. Il nous présente
aujourd'hui son nouvel essai, Céline : plein Nord, une anthologie d'articles sur les liens de Céline avec cette région française.
Dans
un premier article, vous retracez très précisément la généalogie
nordiste de Céline, finalement peu connue. Céline n'a donc pas
inventé son ascendance flamande ?
Céline n'a absolument pas inventé son ascendance nordiste. Par contre il l'a confondue avec une ascendance flamande, mais tout le Nord de la France et toute une partie de la Belgique ne se réduisent pas aux Flandres, même si une partie du département du Nord et une partie de la Belgique sont flamandes. La famille de Céline est originaire du sud du département du Nord, à l'entrée de la région dite de l'Avesnois, région de bocage que l'on appelle parfois localement « la petite Suisse du Nord ». On n'est donc pas du tout dans le plat pays flamand néerlandophone. D'où vient cette confusion ? Est-ce que dans la famille de Céline, on assimilait déjà Nord et Flandres ? Est-ce parce qu'il a découvert le Nord à travers les Flandres, en Belgique, à Poelkapelle, là où il fut blessé, puis à Hazebrouck, ville de Flandre française où la langue populaire était le flamand (comme le prouve le surnom donné au frère d'Alice David, Maurice, surnommé Mau'tje - le tje étant un diminutif flamand caractéristique) ? Ou parce que ça l'arrangeait pour pouvoir se rapprocher de peintres correspondant à ses goûts comme Brueghel ou Jérôme Bosch ? Le plus probable est qu'il n'a jamais recherché vraiment ses origines nordistes et que le nom même de la ville du Quesnoy était oublié dans la famille : il s'est donc contenté de cette assimilation entre Nord et Flandres. Si Céline avait su qu'il avait eu des trisaïeuls ayant vécu à Valenciennes, nul doute qu'il n'aurait pas manqué de les évoquer en rapport avec la dentelle de cette ville dont il parle à plusieurs reprises dans ses romans : l'occasion aurait été trop belle !
L'expérience de la guerre va profondément bouleverser la vie de Céline. Et c'est dans le Nord, à Poelkapelle, qu'il sera blessé en octobre 1914 et transporté à l'hôpital d'Hazebrouck jusqu'en décembre 1914. Vous dites que c'est à cet endroit qu'il vivra les scènes de bombardements, de flots de réfugiés, ces visions apocalyptiques que l'on retrouvera notamment dans Voyage au bout de la nuit ?
Hazebrouck était tout près de la ligne de front. Il évoque le bruit du canon qu'il entend de son lit d'hôpital. C'est également une ville qui a vu arriver un nombre considérable de réfugiés belges, ou d'autres villes du département du Nord, comme Lille : la sœur d'Alice David, Angèle, était réfugiée de Lille, ville occupée par les Allemands pendant toute la durée de la guerre. De même, on voit que M. Houzet qui s'est occupé de lui, à la demande de son père, pendant son séjour à Hazebrouck, s'inquiète pour sa mère, âgée, bloquée à Lille jusqu'à la fin des hostilités. Céline a sûrement ressenti tout cela, bien que l'hôpital où il se trouvait ait été un cocon protecteur. Ce qu'on peut trouver dans Voyage au bout de la nuit sur ce thème, vient de là et des combats des Flandres en 1914. Mais les grandes visions apocalyptiques de la trilogie allemande viennent bien sûr de son expérience de réfugié en Allemagne en 1944 - 1945.
C'est à Hazebrouck qu'il fera des rencontres signifiantes. Le Docteur Sénellart, qui sauvera son bras, mais surtout l'infirmière Alice David, dont vous nous faîtes découvrir la vie. Quelle type de relation a t-elle entretenu avec Céline ?
J'ai essayé d'éclairer au maximum la relation d'Alice et du jeune cuirassier Destouches. Pour cela nous avons les lettres d'Alice qui montrent clairement qu'elle a éprouvé des sentiments amoureux pour Céline, ou, au moins, des sentiments d'amitié amoureuse. Est-ce allé plus loin ? Y aurait-il eu une vraie liaison, d'où serait née une petite fille ?
Tout le mystère est là. Des rumeurs en ont circulé apparemment pendant la guerre, et encore longtemps après, s'il faut en croire Mme Cauwel, infirmière comme Alice en 14-18. En même temps, la petite nièce d'Alice affirme que, d'après les souvenirs qu'elle a gardés de sa grand tante, cela est inconcevable, mais elle n'a connu Alice que beaucoup plus tard, quelques années avant sa mort.
Dans leur correspondance, on sent une femme amoureuse, malgré ce qui peut les séparer ; d'abord leur âge, elle a vingt ans de plus que le jeune soldat Destouches. Céline a t-il été aussi attaché à elle, qu'elle à lui ?
Céline n'a sûrement pas été attaché à Alice autant qu'elle à lui. Cependant il faut être prudent car l'évolution de Céline est très rapide à partir de 1915. Son séjour en Angleterre, ses fréquentations d'alors, son mariage même, puis ensuite son épopée africaine, vont le transformer très vite. Mais dans le court moment où il fut à Hazebrouck, le réconfort d'une femme comme Alice, et l'affection qu'elle lui portait, lui ont sans doute été très précieux : il n'avait que 20 ans, il sortait de quelques mois d'horreur des combats, il était sérieusement blessé : il y avait donc de quoi être véritablement perturbé. Je pense que l'amour d'Alice a alors compté pour lui et qu'il ne l'a jamais oubliée : la preuve en est qu'à travers toutes les pérégrinations de sa vie, il a toujours conservé ses lettres.
Une relation qui se retrouve bien sûr dans les romans. Pouvez-vous nous parlez de cet épisode de Greenwich dans Guignol's band ?
Le court passage de Guignol's Band que je cite où Céline raconte ses escapades en bateau de Londres à Greenwich est très révélateur de sa manière de faire. Céline, avec ses romans, n'a pas écrit ses Mémoires. Il choisit des épisodes de sa vie, les assemble, le plus souvent dans un ordre dont nous savons qu'il n'a rien de chronologique, et reconstruit une oeuvre personnelle avec ces matériaux. Il a choisi de ne pas parler explicitement d'Alice et de son séjour à Hazebrouck auquel il ne fait que quelques allusions dans toute son œuvre. Seule la connaissance d'éléments extérieurs au texte m'a permis de relier cet épisode féerique des promenades en bateau de Londres à Greenwich aux visites, rares sans doute, rendues aux enfants d'Angèle David réfugiés chez les Ursulines de Greenwich (chez lesquelles était religieuse une autre sœur d'Angèle et d'Alice), pendant que leur mère était à Hazebrouck et leur père à Lille où il exerçait son travail de marbrier. Le thème féerique de l'eau se comprend encore mieux ainsi puisqu'il était, dans la réalité, relié à des enfants, autres êtres de la féerie chez Céline.
Vous réunissez de nombreux éléments, d'abord biographiques puis littéraires (Voyage, Guignols band II et III), qui permettent de penser à la naissance d'une fille, fruit de cette relation. Vous allez même jusqu'à montrer que la vérité romanesque deviendrait plus vraie que la vérité biographique. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Au risque de paraître très prétentieux, je pense que l’idée que la vérité romanesque serait plus vraie que ce que nous pensons savoir de la vérité biographique est une idée qui ouvre des voies à la recherche célinienne. Il n'y a aucune trace retrouvée jusqu'à présent de la naissance d'une fille de Céline en 1915, et pourtant il y a des allusions troublantes à un tel phénomène dans son œuvre, notamment dans les ébauches de ce qu'on appelle Guignol's Band III. Je pense que, chez Céline, tout est vrai - il dit suffisamment qu'il est un chroniqueur - mais qu'il a transposé la réalité, et du même coup crypté son œuvre, d'une façon que nous commençons seulement à entrevoir vraiment. Je suis persuadé qu'il y a encore beaucoup de recherches à faire dans ce domaine.
Une hypothèse intéressante aussi est celle d'une Alice David sous les traits d'Alcide, le fameux personnage de Voyage au bout de la nuit.
Évidemment mon hypothèse selon laquelle Acide pourrait n'être que l'anagramme d'Alice D., façon dont elle signait ses lettres, peut paraître fantaisiste. Cependant Céline ne forme pas au hasard les noms de ses personnages : le général des Entrayes, l'errant perpétuel Robinson, la famille Henrouille (en rouille), Mme Hérote (nom qui fait écho à Eros) qui fournit du plaisir sexuel aux soldats, tout cela nous montre que ces noms sont signifiants. Et que l'on se demande pourquoi Marcel Aymé devient Marc Empième, un empyème étant un terme médical désignant une accumulation de pus dans une cavité du corps : on comprendra peut-être l'ambigüité des sentiments de Céline envers cet écrivain, qui est resté son ami, mais dont il a soupçonné qu'il aurait pu être lié à Gen Paul dans la brouille qui les ont opposés après la guerre. Mon hypothèse selon laquelle Alcide pourrait être une allusion masquée à Alice David paraîtra peut-être alors moins farfelue, tous deux incarnant la bonté désintéressée, si rare aux yeux de Céline.
Le Nord est le lieu de découverte de la médecine pour Céline avec les soins qui lui seront apportés par l'équipe de l'hôpital d'Hazebrouck et ceux d'Alice David en particulier. Mais il y fera aussi son retour en 1925 en tant que médecin de la Société des Nations pour y étudier ce qui le passionne, les questions d'hygiène sociale et les conditions ouvrières. Que va t-il tirer de ce voyage ?
De ce voyage d'accompagnateur de la mission SDN, Céline a dû tirer le même enseignement que les médecins qu'il accompagnait : l'importance de l'hygiène comme moyen de prévention des maladies. On est alors en plein héritage pasteurien. La visite à l'Institut Pasteur de Lille, fondé par Pasteur lui-même, est significative à cet égard, ainsi que celle de l'Hôpital maritime de Zuydcoote. L'hygiène fut d'ailleurs, à la même époque, le thème médical de sa thèse de médecine sur Semmelweis, car Semmelweis a montré que c'est le manque d'hygiène des médecins eux-mêmes qui entraînait la fièvre puerpérale. Céline avait d'ailleurs commencé par la prévention de la tuberculose avec la fondation Rockefeller. Tout ce qui touche à la médecine touche à l'hygiène chez lui. Ce voyage avec la mission SDN n'a pu que le conforter dans le choix de cette voie après l'échec de son installation comme médecin libéral à Clichy.
Le dernier texte de votre livre, « Le Nord, ma marotte ! », aura particulièrement retenu notre attention. Il traite du Nord « rêvé » par Céline, d'un Nord « de fantômes et de légendes », d'un monde de l'émotion, par delà la mort. À travers ce Nord qu'il fantasme comme une véritable quête des origines, ne serait-ce pas ses propres racines que Céline recherche ?
Absolument, c'est du moins la thèse que je défends. Pour Céline, rappelons-le, « c'est naître qu'il aurait pas fallu », car la vie n'est le plus souvent que misère, méchanceté et souffrance. Pour trouver une vie vivable, si je puis dire, il faut donc retrouver une vie d'avant la vie réelle, une vie fantasmée à travers des origines féeriques d'un autre temps : peut-être est-ce un des sens des origines flamandes liées à la peinture d'un Jérôme Bosch ? Mais ce thème est décliné de nombreuses façons par Céline : ce peut-être aussi bien à travers l'évocation de la Belle Époque, époque d'avant l'apocalypse de la guerre 14, époque de la dentelle « façon Valenciennes », qu'à travers l'évocation de la retraite de Russie à l'envers, celle où la Bérésina n'existerait plus avec son massacre et son fameux passage - lequel passage, dans la géographie parisienne de Céline, devient une « pissotière sans issue ». Le rapprochement que j'ai établi entre la sirène de Scandale aux Abysses, venue du grand Nord s'échouer au Havre, et la grand-mère paternelle de Céline, née dans le Nord et arrivée, elle aussi, au Havre par une mutation de son père, me paraît assez significatif : cela fait partie, selon moi, de ces éléments cryptés que Céline sème, consciemment ou inconsciemment, je ne sais, dans son œuvre.
Vous dîtes que Céline connaissait très peu ses racines nordistes. Ce flou lui aurait-il permis d'investir ce vide et de donner ainsi libre cours à sa fantaisie ?
Comme je l'ai dit plus haut, je pense que dans la famille du père de Céline, on avait le souvenir de ces origines nordistes, mais un souvenir vague, l'épisode du passage par Le Havre ayant éclipsé cette mémoire. On voit par contre que le père a bien le souvenir des ses origines havraises à travers son goût pour les bateaux et leurs manœuvres. Le flou qui entourait les origines nordistes n'a pu que mieux permettre à Céline d'en faire ce qu'il voulait. Il n'était pas prisonnier de dates ni de circonstances précises et n'a d'ailleurs jamais cherché à en savoir plus sur ce sujet. Ce qu'il en connaissait lui suffisait tout-à-fait pour ce qu'il voulait en faire.
Vous interviendrez lors du prochain colloque de la Société d'études céliniennes qui se tiendra à Paris en juillet. Quelle sera le thème de votre communication. Et avez-vous d'autres projets en cours concernant Céline ?
Le thème du prochain colloque de la S.E.C. est l'enfance. Je ferai donc une communication sur Bébert, le Gavroche de Voyage au bout de la nuit, en le rapprochant du chat de Céline, auquel celui-ci avait donné le nom de Bébert en souvenir de ce personnage, et dont il a fait un héros littéraire à part entière. Enfant et animal sont tous deux des êtres féeriques. Quant au projet que j'aimerais réaliser, c'est une étude la plus exhaustive possible du thème de la dentelle chez Céline : je resterai encore ainsi dans le Nord, puisque la dentelle est une des grandes formes d'expression artistique des Flandres.
Propos recueillis par Matthias GADRET
Le Petit Célinien, 17 mai 2014
> Télécharger cet entretien (pdf, 7 pages)
Céline n'a absolument pas inventé son ascendance nordiste. Par contre il l'a confondue avec une ascendance flamande, mais tout le Nord de la France et toute une partie de la Belgique ne se réduisent pas aux Flandres, même si une partie du département du Nord et une partie de la Belgique sont flamandes. La famille de Céline est originaire du sud du département du Nord, à l'entrée de la région dite de l'Avesnois, région de bocage que l'on appelle parfois localement « la petite Suisse du Nord ». On n'est donc pas du tout dans le plat pays flamand néerlandophone. D'où vient cette confusion ? Est-ce que dans la famille de Céline, on assimilait déjà Nord et Flandres ? Est-ce parce qu'il a découvert le Nord à travers les Flandres, en Belgique, à Poelkapelle, là où il fut blessé, puis à Hazebrouck, ville de Flandre française où la langue populaire était le flamand (comme le prouve le surnom donné au frère d'Alice David, Maurice, surnommé Mau'tje - le tje étant un diminutif flamand caractéristique) ? Ou parce que ça l'arrangeait pour pouvoir se rapprocher de peintres correspondant à ses goûts comme Brueghel ou Jérôme Bosch ? Le plus probable est qu'il n'a jamais recherché vraiment ses origines nordistes et que le nom même de la ville du Quesnoy était oublié dans la famille : il s'est donc contenté de cette assimilation entre Nord et Flandres. Si Céline avait su qu'il avait eu des trisaïeuls ayant vécu à Valenciennes, nul doute qu'il n'aurait pas manqué de les évoquer en rapport avec la dentelle de cette ville dont il parle à plusieurs reprises dans ses romans : l'occasion aurait été trop belle !
L'expérience de la guerre va profondément bouleverser la vie de Céline. Et c'est dans le Nord, à Poelkapelle, qu'il sera blessé en octobre 1914 et transporté à l'hôpital d'Hazebrouck jusqu'en décembre 1914. Vous dites que c'est à cet endroit qu'il vivra les scènes de bombardements, de flots de réfugiés, ces visions apocalyptiques que l'on retrouvera notamment dans Voyage au bout de la nuit ?
Hazebrouck était tout près de la ligne de front. Il évoque le bruit du canon qu'il entend de son lit d'hôpital. C'est également une ville qui a vu arriver un nombre considérable de réfugiés belges, ou d'autres villes du département du Nord, comme Lille : la sœur d'Alice David, Angèle, était réfugiée de Lille, ville occupée par les Allemands pendant toute la durée de la guerre. De même, on voit que M. Houzet qui s'est occupé de lui, à la demande de son père, pendant son séjour à Hazebrouck, s'inquiète pour sa mère, âgée, bloquée à Lille jusqu'à la fin des hostilités. Céline a sûrement ressenti tout cela, bien que l'hôpital où il se trouvait ait été un cocon protecteur. Ce qu'on peut trouver dans Voyage au bout de la nuit sur ce thème, vient de là et des combats des Flandres en 1914. Mais les grandes visions apocalyptiques de la trilogie allemande viennent bien sûr de son expérience de réfugié en Allemagne en 1944 - 1945.
C'est à Hazebrouck qu'il fera des rencontres signifiantes. Le Docteur Sénellart, qui sauvera son bras, mais surtout l'infirmière Alice David, dont vous nous faîtes découvrir la vie. Quelle type de relation a t-elle entretenu avec Céline ?
J'ai essayé d'éclairer au maximum la relation d'Alice et du jeune cuirassier Destouches. Pour cela nous avons les lettres d'Alice qui montrent clairement qu'elle a éprouvé des sentiments amoureux pour Céline, ou, au moins, des sentiments d'amitié amoureuse. Est-ce allé plus loin ? Y aurait-il eu une vraie liaison, d'où serait née une petite fille ?
Tout le mystère est là. Des rumeurs en ont circulé apparemment pendant la guerre, et encore longtemps après, s'il faut en croire Mme Cauwel, infirmière comme Alice en 14-18. En même temps, la petite nièce d'Alice affirme que, d'après les souvenirs qu'elle a gardés de sa grand tante, cela est inconcevable, mais elle n'a connu Alice que beaucoup plus tard, quelques années avant sa mort.
Dans leur correspondance, on sent une femme amoureuse, malgré ce qui peut les séparer ; d'abord leur âge, elle a vingt ans de plus que le jeune soldat Destouches. Céline a t-il été aussi attaché à elle, qu'elle à lui ?
Céline n'a sûrement pas été attaché à Alice autant qu'elle à lui. Cependant il faut être prudent car l'évolution de Céline est très rapide à partir de 1915. Son séjour en Angleterre, ses fréquentations d'alors, son mariage même, puis ensuite son épopée africaine, vont le transformer très vite. Mais dans le court moment où il fut à Hazebrouck, le réconfort d'une femme comme Alice, et l'affection qu'elle lui portait, lui ont sans doute été très précieux : il n'avait que 20 ans, il sortait de quelques mois d'horreur des combats, il était sérieusement blessé : il y avait donc de quoi être véritablement perturbé. Je pense que l'amour d'Alice a alors compté pour lui et qu'il ne l'a jamais oubliée : la preuve en est qu'à travers toutes les pérégrinations de sa vie, il a toujours conservé ses lettres.
Une relation qui se retrouve bien sûr dans les romans. Pouvez-vous nous parlez de cet épisode de Greenwich dans Guignol's band ?
Le court passage de Guignol's Band que je cite où Céline raconte ses escapades en bateau de Londres à Greenwich est très révélateur de sa manière de faire. Céline, avec ses romans, n'a pas écrit ses Mémoires. Il choisit des épisodes de sa vie, les assemble, le plus souvent dans un ordre dont nous savons qu'il n'a rien de chronologique, et reconstruit une oeuvre personnelle avec ces matériaux. Il a choisi de ne pas parler explicitement d'Alice et de son séjour à Hazebrouck auquel il ne fait que quelques allusions dans toute son œuvre. Seule la connaissance d'éléments extérieurs au texte m'a permis de relier cet épisode féerique des promenades en bateau de Londres à Greenwich aux visites, rares sans doute, rendues aux enfants d'Angèle David réfugiés chez les Ursulines de Greenwich (chez lesquelles était religieuse une autre sœur d'Angèle et d'Alice), pendant que leur mère était à Hazebrouck et leur père à Lille où il exerçait son travail de marbrier. Le thème féerique de l'eau se comprend encore mieux ainsi puisqu'il était, dans la réalité, relié à des enfants, autres êtres de la féerie chez Céline.
Vous réunissez de nombreux éléments, d'abord biographiques puis littéraires (Voyage, Guignols band II et III), qui permettent de penser à la naissance d'une fille, fruit de cette relation. Vous allez même jusqu'à montrer que la vérité romanesque deviendrait plus vraie que la vérité biographique. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Au risque de paraître très prétentieux, je pense que l’idée que la vérité romanesque serait plus vraie que ce que nous pensons savoir de la vérité biographique est une idée qui ouvre des voies à la recherche célinienne. Il n'y a aucune trace retrouvée jusqu'à présent de la naissance d'une fille de Céline en 1915, et pourtant il y a des allusions troublantes à un tel phénomène dans son œuvre, notamment dans les ébauches de ce qu'on appelle Guignol's Band III. Je pense que, chez Céline, tout est vrai - il dit suffisamment qu'il est un chroniqueur - mais qu'il a transposé la réalité, et du même coup crypté son œuvre, d'une façon que nous commençons seulement à entrevoir vraiment. Je suis persuadé qu'il y a encore beaucoup de recherches à faire dans ce domaine.
Une hypothèse intéressante aussi est celle d'une Alice David sous les traits d'Alcide, le fameux personnage de Voyage au bout de la nuit.
Évidemment mon hypothèse selon laquelle Acide pourrait n'être que l'anagramme d'Alice D., façon dont elle signait ses lettres, peut paraître fantaisiste. Cependant Céline ne forme pas au hasard les noms de ses personnages : le général des Entrayes, l'errant perpétuel Robinson, la famille Henrouille (en rouille), Mme Hérote (nom qui fait écho à Eros) qui fournit du plaisir sexuel aux soldats, tout cela nous montre que ces noms sont signifiants. Et que l'on se demande pourquoi Marcel Aymé devient Marc Empième, un empyème étant un terme médical désignant une accumulation de pus dans une cavité du corps : on comprendra peut-être l'ambigüité des sentiments de Céline envers cet écrivain, qui est resté son ami, mais dont il a soupçonné qu'il aurait pu être lié à Gen Paul dans la brouille qui les ont opposés après la guerre. Mon hypothèse selon laquelle Alcide pourrait être une allusion masquée à Alice David paraîtra peut-être alors moins farfelue, tous deux incarnant la bonté désintéressée, si rare aux yeux de Céline.
Le Nord est le lieu de découverte de la médecine pour Céline avec les soins qui lui seront apportés par l'équipe de l'hôpital d'Hazebrouck et ceux d'Alice David en particulier. Mais il y fera aussi son retour en 1925 en tant que médecin de la Société des Nations pour y étudier ce qui le passionne, les questions d'hygiène sociale et les conditions ouvrières. Que va t-il tirer de ce voyage ?
De ce voyage d'accompagnateur de la mission SDN, Céline a dû tirer le même enseignement que les médecins qu'il accompagnait : l'importance de l'hygiène comme moyen de prévention des maladies. On est alors en plein héritage pasteurien. La visite à l'Institut Pasteur de Lille, fondé par Pasteur lui-même, est significative à cet égard, ainsi que celle de l'Hôpital maritime de Zuydcoote. L'hygiène fut d'ailleurs, à la même époque, le thème médical de sa thèse de médecine sur Semmelweis, car Semmelweis a montré que c'est le manque d'hygiène des médecins eux-mêmes qui entraînait la fièvre puerpérale. Céline avait d'ailleurs commencé par la prévention de la tuberculose avec la fondation Rockefeller. Tout ce qui touche à la médecine touche à l'hygiène chez lui. Ce voyage avec la mission SDN n'a pu que le conforter dans le choix de cette voie après l'échec de son installation comme médecin libéral à Clichy.
Le dernier texte de votre livre, « Le Nord, ma marotte ! », aura particulièrement retenu notre attention. Il traite du Nord « rêvé » par Céline, d'un Nord « de fantômes et de légendes », d'un monde de l'émotion, par delà la mort. À travers ce Nord qu'il fantasme comme une véritable quête des origines, ne serait-ce pas ses propres racines que Céline recherche ?
Absolument, c'est du moins la thèse que je défends. Pour Céline, rappelons-le, « c'est naître qu'il aurait pas fallu », car la vie n'est le plus souvent que misère, méchanceté et souffrance. Pour trouver une vie vivable, si je puis dire, il faut donc retrouver une vie d'avant la vie réelle, une vie fantasmée à travers des origines féeriques d'un autre temps : peut-être est-ce un des sens des origines flamandes liées à la peinture d'un Jérôme Bosch ? Mais ce thème est décliné de nombreuses façons par Céline : ce peut-être aussi bien à travers l'évocation de la Belle Époque, époque d'avant l'apocalypse de la guerre 14, époque de la dentelle « façon Valenciennes », qu'à travers l'évocation de la retraite de Russie à l'envers, celle où la Bérésina n'existerait plus avec son massacre et son fameux passage - lequel passage, dans la géographie parisienne de Céline, devient une « pissotière sans issue ». Le rapprochement que j'ai établi entre la sirène de Scandale aux Abysses, venue du grand Nord s'échouer au Havre, et la grand-mère paternelle de Céline, née dans le Nord et arrivée, elle aussi, au Havre par une mutation de son père, me paraît assez significatif : cela fait partie, selon moi, de ces éléments cryptés que Céline sème, consciemment ou inconsciemment, je ne sais, dans son œuvre.
Vous dîtes que Céline connaissait très peu ses racines nordistes. Ce flou lui aurait-il permis d'investir ce vide et de donner ainsi libre cours à sa fantaisie ?
Comme je l'ai dit plus haut, je pense que dans la famille du père de Céline, on avait le souvenir de ces origines nordistes, mais un souvenir vague, l'épisode du passage par Le Havre ayant éclipsé cette mémoire. On voit par contre que le père a bien le souvenir des ses origines havraises à travers son goût pour les bateaux et leurs manœuvres. Le flou qui entourait les origines nordistes n'a pu que mieux permettre à Céline d'en faire ce qu'il voulait. Il n'était pas prisonnier de dates ni de circonstances précises et n'a d'ailleurs jamais cherché à en savoir plus sur ce sujet. Ce qu'il en connaissait lui suffisait tout-à-fait pour ce qu'il voulait en faire.
Vous interviendrez lors du prochain colloque de la Société d'études céliniennes qui se tiendra à Paris en juillet. Quelle sera le thème de votre communication. Et avez-vous d'autres projets en cours concernant Céline ?
Le thème du prochain colloque de la S.E.C. est l'enfance. Je ferai donc une communication sur Bébert, le Gavroche de Voyage au bout de la nuit, en le rapprochant du chat de Céline, auquel celui-ci avait donné le nom de Bébert en souvenir de ce personnage, et dont il a fait un héros littéraire à part entière. Enfant et animal sont tous deux des êtres féeriques. Quant au projet que j'aimerais réaliser, c'est une étude la plus exhaustive possible du thème de la dentelle chez Céline : je resterai encore ainsi dans le Nord, puisque la dentelle est une des grandes formes d'expression artistique des Flandres.
Propos recueillis par Matthias GADRET
Le Petit Célinien, 17 mai 2014
> Télécharger cet entretien (pdf, 7 pages)
Céline : plein Nord est disponible en librairie ou à la librairie Les Autodidactes (38€ franco), 53 rue du Cardinal Lemoine, 75005 Paris, 01 43 26 95 51, autodidactes@gmail.com.
A écouter :
> Céline avant Céline, colloque "Autour de Céline" (2011)
> Bébert et Bébert, colloque "L'enfant chez Céline" (2014)
Passionnant.
RépondreSupprimerAbsolument. Je l'ai toujours dit : l'oeuvre de Céline, c'est une histoire belge !
RépondreSupprimerQuand je dis "passionnant", c'est "passionnant", ce n'est pas une blague belge, ni au premier ni au second degré. Ces Belges ont parfois de ces plaisanteries ! Miroux est l'un des rares a retrouver le chemin du Petit Poucet grâce aux cailloux semé ça et là dans l'oeuvre pour affronter l'Ogre. Et plus les cailloux sont petits, plus ils indiquent le chemin occulté. Il s'agit de les réunir pour les murets détruits par Céline. Miroux sait les réunir. Il y a encore du travail à faire, même dans Progrès, l'Eglise, Krogold et les ballets, oeuvrettes où les confidences autobiographiques affleurent.
RépondreSupprimerChef oui chef ! C'est ça le malheur, avec les céliniens français vieillissants : ils ne peuvent plus rire. Je crois bien que c'est l'une des rares qualités que Céline reconnaissait à Denoël : le rire. On est comme ça, nous autres. Ca ne nous empêche pas de suivre Miroux dans ses recherches, bien intéressantes.
RépondreSupprimerOultre bouffre ! Je suis chef de nib ! J'ai même été écarté à grands rires de la Société des études céliniennes parce qu'on n'avait pas le droit de rire sans être soupçonné de je ne sais quelle suspicion d'écart d'une morale idoine, inquisitrice des inconscients refoulés de chacun et chacune. Alors rions, cher Thyssens ! de mi, de ti, de Céline et de Denoël, des céliniens gâteux et tutti quanti Mais permets que je monte au créneau quand un chercheur sérieux, pas bavard, pas barnum - il y en a si peu - comme Miroux, modestement, fait part d'une intuition et d'un travail qui sortent de l'ordinaire. Et vive carnaval !
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